Clair comme Nuit

Chapitre 25 : Larmes

3072 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 10/11/2016 05:15

 

LARMES

 

 

Ginny posa doucement la lettre sur le bord de la table. Elle s'approcha lentement de la fenêtre, tira le rideau fleuri et contempla les étoiles qui scintillaient, pâles et silencieuses, très loin dans le ciel d'encre.

Elle tourna le loquet, respira l'odeur de la nuit, la fraîcheur de l'herbe dans le noir. Un oiseau de nuit appelait plaintivement, au loin.

Tout était si paisible.

Elle se retourna, contempla la pièce chaleureuse. Le reflet de la lampe sur les casseroles en cuivre, la nappe à carreaux, un bouquet de fleurs dans un vase, le plaid moelleux sur le canapé, les livres empilés sur le guéridon.

Elle traversa la cuisine, enfila les savates qu'elle mettait pour aller au jardin. Un parapluie rouge était appuyé dans le coin, contre le mur blanc, à côté du paillasson.

Elle poussa la porte, fit quelques pas sur la terrasse, resserrant son gilet autour de ses épaules.

Tout était si paisible.

Elle bascula la nuque, mit la main en visière pour chercher ses constellations préférées, retenant les mèches folles qui s'agitaient autour de son front à la brise nocturne.

Harry et les enfants avaient l'habitude d'étendre une couverture dans le champ, pendant les nuits d'été, et ils regardaient les étoiles en gobant des chips. Les gnomes de jardin caracolaient autour d'eux en attrapant de pleines poignées de lucioles. James racontait des blagues qui n'avaient aucun sens. Lily gloussait, un son cristallin dans l'immensité de la plaine. La voix grave d'Harry se mêlait à leurs exclamations, il parlait de Firenze et de légendes moldues qui les faisaient rêver. Et Albus…

Un petit son étranglé.

Ginny ne réalisa pas tout de suite que c'était sa gorge qui l'avait émis.

Elle se redressa, enfonça les mains dans les poches de son gilet, avança encore un peu dans les herbes folles. Le Terrier, à sa gauche, se dressait dans la nuit comme une silhouette de champignon, bienveillante dans l'obscurité.

Elle se rendit compte que ses yeux lui faisaient mal, écarquillés comme pour scruter la nuit.

La maison était éclairée, derrière elle, découpant son ombre sur le champ, mais il faisait si noir, devant elle.

Comme un vide.

Elle sentit d'abord le gout salé, puis la première larme, brûlante et douloureuse, qui glissait jusqu'à sa bouche. Elle toucha sa joue mouillée, détachée, presque inconsciente.

Puis les phrases de la lettre dansèrent devant elle dans la nuit, s'enroulèrent autour de son cou jusqu'à la suffoquer.

Elle hoqueta, portant la main à sa poitrine oppressée.

- Ce … n'est... pas vrai…

Ce n'était pas sa voix et la souffrance qui fouaillait ses entrailles n'était pas la sienne.

- CE N'EST PAS VRAI ! hurla-t-elle. "CE N'EST PAS VRAI ! CE N'EST PAS VRAI, PAS VRAI, PAS VRAI !

Les mots brûlaient sa gorge sèche et ses jambes tremblaient, soudain molles et sans forces.

Elle tituba.

- C'est faux, balbutia-t-elle. "C'est faux… Al'… oh, Albus… oh, mon bébé…"

Elle était tombée à genoux et pressait ses bras contre son ventre, incapable de se redresser. Ses cheveux roux s'emmêlaient sur son visage, poisseux de larmes qui dégoulinaient dans sa bouche, sur son menton, dans le creux de son cou. Son nez coulait et elle avait l'impression qu'elle ne pourrait jamais reprendre sa respiration. Les tiges d'herbe qu'elle arrachait lui entaillaient les mains, mais elle ne sentait rien.

- Albus… mon petit garçon, mon très petit garçon… Al'… pourquoi ?... oh, pourquoi… ALBUS !

C'était comme si son cœur allait se décrocher, secoué de sanglots déchirants.

Elle voulait le serrer dans ses bras, mais il n'était pas là et elle cria sauvagement – désespérément – parce que c'était trop insupportable et trop injuste, parce qu'elle avait besoin de toucher son corps, d'embrasser les boucles sombres de son fils, de sentir l'odeur de sa peau, de le bercer contre elle, de le rassurer, de le protéger contre le monde entier, contre toute douleur, toute question, toute difficulté.

- Maman est là, minou… maman est là…

Mais elle était seule, au milieu du champ devant sa maison vide, et son enfant était très loin, étendu sur une paillasse maculée de sang, entre la vie et la mort.

Les étoiles pâles scintillaient très haut dans le ciel d'encre silencieux.

Tout était si paisible.

 

oOoOoOo

 

Molly Weasley cessa de pleurer et se moucha bruyamment, avant de croiser son châle en crochet sur son opulente poitrine et de relever son menton grassouillet avec défi.

- Je vais voir Ginny, annonça-t-elle d'une voix qui tremblait malgré elle.

Ses yeux clairs s'étaient raffermis sous sa frange rousse aux mèches poivre et sel.

Arthur se demanda un instant si elle tirait sa force des foudres qu'elle comptait faire tomber sur Harry à son retour, ou si c'était simplement son instinct maternel qui prenait le dessus sur l'horrible nouvelle.

Il se contenta d'opiner faiblement, ses mains toujours crispées sur la lettre.

Il n'avait pas versé une larme, comme stupéfait.

Molly lui lança un dernier regard avant de quitter la maison.

Comme il avait l'air âgé, soudain, avec son bonnet mal enfoncé au-dessus de ses oreilles décollées, ses épaules affaissées dans le fauteuil, ses rides creusées par la fatigue et les marques brunes de vieillesse qui se confondaient avec le semis de ses taches de rousseur…

Elle prit une grande respiration.

- Je reviens tout à l'heure, Arthur.

Il leva la tête et sourit tristement.

- Je serai là.

La porte se referma et le sourire mourut sur ses lèvres.

Oui, il serait là. Il était toujours là, même après que ses compagnons de guerre soient tombés, même après la mort de son fils, même après que…

Il enfouit le visage dans ses mains, laissant glisser la lettre au sol.

- Oh, Al…

Les souvenirs se bousculaient sous son crâne.

Sa précieuse Ginny déposait dans ses bras un paquet chaud et doux, épuisée mais rayonnante de fierté et de joie. Il était encore grand-père et, comme à chaque fois, il était submergé de reconnaissance.

Si fragile. Si innocent.

Minuscule bouche charnue, petit poing serré sur son pouce calleux, une masse de boucles sombres, des yeux immenses qui le contemplaient pensivement.

Albus Severus Potter.

Ce bébé-là était tranquille, comparé à ses cousins ou à son frère qui réclamait avec vigueur l'attention et l'amour des adultes. Parfois, Arthur essayait d'imaginer l'enfant qu'avait été Harry et quelque chose de filandreux pinçait l'arrière de sa gorge à l'idée qu'un autre bambin, si semblable à celui qui trottinait vers lui les bras tendus, ait pu être rejeté et maltraité alors qu'il ne demandait qu'à aimer.

Al grandissait et passait du temps perché sur l'établi dans l'atelier des Weasley, les jambes ballantes, simplement content d'être avec son grand-père. Il ne parlait pas beaucoup, mais il pouffait de rire souvent et finissait toujours par venir aider à défaire un écrou, bricoler un moteur hybride, punaiser au sol un canard en celluloïd enchanté qui prenait la poudre d'escampette.

Arthur l'emmenait en promenade et ils marchaient le long de la rivière, dans la plaine baignée de soleil à la fin de l'après-midi, main dans la main. Albus posait des questions sur la vie, le monde, Poudlard et les dessins animés moldus. Son grand-père pointait du doigt un héron ou un cerf, de temps en temps, et ils s'accroupissaient dans les hautes herbes pour observer les animaux en retenant leur souffle.

Lorsqu'il était entré à l'école, Arthur s'était surpris à trouver le temps long malgré les visites régulières de Lily. Il attendait les lettres de son petit-fils, en faisait la lecture à haute-voix à Molly pendant qu'elle cuisinait et les gardait dans les poches de sa gabardine kaki pour les relire plus tard, seul, appuyé contre l'établi usé, dans l'odeur d'essence, de bois et de colle magique.

Aux vacances, Al était revenu et il avait trainé tout l'été en salopette, criant et jouant avec ses cousins à s'arroser au jet d'eau, ses boucles noires en désordre et ses yeux verts pétillants de vie, ou allongé à plat ventre sur le plancher frais du grenier, en train de lire à côté d'une pile de bouquins poussiéreux, un hibou perché sur sa tête.

Il avait brusquement poussé l'année suivante – pris des centimètres en hauteur et gagné en largeur d'épaules – sans réussir à rattraper James qui serait sûrement aussi grand que les jumeaux. Dans cette troupée de bruns cuivrés et de rouquins, c'était le seul des petits-enfants avec des cheveux si noirs : Molly l'appelait "mon petit prince" et Lily lui enviait ses yeux d'émeraude.

Il avait des amis à l'école, des né-moldus ! Arthur était presque aussi excité que lui à l'idée de les inviter au Terrier. Son amitié naissante avec Scorpius Malefoy était un sujet qui ne plaisait guère aux adultes, mais Albus ne s'en était pas rendu compte. A son grand-père, il disait tout – et Arthur l'écoutait, fasciné. L'innocence et la tendresse de l'enfant qui devenait un adolescent aurait peut-être changé le cours des choses, si Albus était né bien des années auparavant, quand Lucius n'était pas encore un ennemi…

Il frissonna.

Il faisait froid dans la pièce plongée dans l'obscurité. Le courant d'air quand Molly avait fermé la porte avait dû souffler la bougie. Le robinet gouttait dans le silence.

La lettre était à ses pieds, un peu froissée.

Arthur la ramassa, repoussant son bonnet un peu plus haut sur son large front, lissa avec son pouce le coin du papier.

Il la relut, puis ferma les yeux.

Lentement, une larme coula sur sa joue parcheminée.

 

oOoOoOo

 

Lugubre, le vent sifflait en se faufilant entre les poutres de la volière. L'odeur des fientes séchées se mêlait à celle, rance, des graines des hiboux. Le duvet d'un plume collée au plancher s'agitait fébrilement. De temps en temps, une chouette hululait ou grattait son perchoir, un bruit sec dans le silence de l'aube.

Lily donna la lettre à un grand-duc de l'école qui s'envola après avoir cligné de ses yeux jaunes perçants. Elle le suivit des yeux jusqu'à ce qu'il disparaisse comme un petit point dans le ciel. Elle fourra les mains sous ses aisselles, sautillant sur place pour se réchauffer. Le matin commençait à poindre au-delà de la Forêt Interdite, étirant ses rayons comme de la soie ivoirienne sur le lac auréolé de brume.

C'était magnifique – apaisant et lumineux – et elle comprit soudain pourquoi Albus passait autant de temps assis au bord de la fenêtre, en haut de la vieille tour.

- C'est beau…

Elle fit volte-face, surprise.

- James ? Qu'est-ce que tu fais là ?

Il avait les traits tirés, des cernes sous les yeux qui trahissaient sa nuit blanche. Il haussa les épaules sans la regarder en face, montra l'enveloppe qu'il avait à la main.

- J'ai une lettre à faire partir.

Les sourcils de Lily s'arquèrent.

- Tu n'envoies jamais de courrier, dit-elle platement. "Je pensais que tu ne savais pas qu'on pouvait utiliser du parchemin pour autre chose qu'un bon de commande."

- Ben si, tu vois.

Quelque chose craqua sur la dernière syllabe, comme si le garçon de seize ans avait du mal à contrôler sa voix. Il marcha rapidement jusqu'à sa chouette lapone et lui donna son enveloppe.

- A qui tu écris ? demanda Lily, derrière lui.

Les épaules de son frère se contractèrent.

- A Oncle Georges.

James  mâchouilla l'intérieur de la joue, lissa quelque chose d'invisible sur la tige en bois où les hiboux somnolaient avant qu'ils ne les réveillent et ne les envoient en course.

- Et toi ?

Comme Lily ne répondait pas, il se retourna et leva les yeux. Sa petite sœur était toujours debout au milieu de la volière et elle luttait visiblement pour retenir ses larmes.

- A Oncle Georges, souffla-t-elle.

James hésita. Il n'était pas sûr d'arriver à conserver le peu de courage qui lui restait s'il s'approchait pour la consoler, alors il se contenta de se balancer d'un pied sur l'autre.

- ça va aller, Lily, murmura-t-il.

Le regard de sa sœur étincela. Elle rejeta en arrière sa chevelure rousse et elle fit un pas vers lui, les poings serrés.

- Non, James. NON. Ça ne va pas aller. Plus rien ne sera plus jamais comme avant. Al…

Sa voix se brisa.

Elle lui tourna le dos et se laissa tomber sur la première marche de l'escalier en colimaçon en se mordant les lèvres, les bras enlacés étroitement sur son ventre.

Elle n'avait pas dormi non plus depuis l'arrivée de la lettre, la veille, pendant le souper. Elle n'avait parlé à personne, s'était enfermée dans les toilettes de Mimi Geignarde pour sangloter à l'abri des oreilles indiscrètes – le fantôme de la jeune fille s'était enfui quand elle lui avait jeté une lunette de WC.  Et quelques heures avant l'aube, elle avait finalement décidé. Elle n'écrirait pas à sa mère, ni à ses grands-parents. Elle savait qui était la seule personne qui pouvait comprendre.

James s'assit sur la marche à côté d'elle. Il ne chercha pas à lui mettre son bras sur les épaules et ne dit rien non plus. Elle finit par tourner la tête vers lui.

Il passait une main dans ses cheveux bruns, les rebroussant sans y penser, les yeux fixés sur le sol.

Il y avait quelque chose de si douloureux, de si crispé sur son visage, que Lily sentit son cœur se serrer. Elle posa tout doucement ses doigts sur le bras de son aîné.

- James…

- Je lui raconte toujours n'importe quoi, croassa-t-il soudain, au bord des larmes. "Je le jette, j-je me fous de lui… je ne lui ai jamais dit qu'il était important…"

Il cacha son visage dans ses mains. Il tremblait.

Lily se pelotonna contre son grand frère. Elle passa son bras autour de sa taille, lui embrassa la tempe, comme leur mère le faisait quand il était petit.

- Chuut… murmura-t-elle. "Ne t'inquiète pas… Al sait que tu l'aimes, James."

- Je voudrais juste… pouvoir le lui dire maintenant… balbutia l'adolescent.

Lily hocha le menton et s'accrocha un peu plus à lui. Ses larmes coulaient sans retenue, à présent.

- Je sais. Moi aussi…

Le vent avait cessé. Le soleil baignait la tour d'une brume dorée, réchauffant doucement les tuiles et le vieux plancher sale.

Dans la cour de l'école perlée de rosée, des voix joyeuses résonnaient tandis que les élèves se dirigeaient vers la Grande Salle pour le petit déjeuner.

Tout était normal.

Mais rien ne se serait plus jamais comme avant.

 

 

A SUIVRE…

 

 

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