Le Chameau
Le Chameau
Disclaimer : Harry Potter, noms et lieux sont la propriété de J. K. Rowling et Warner Bros Corp. en leurs titres respectifs.
VII
Quelques jours s’écoulèrent lentement dans la grande maison des Black sans que personne, de l’extérieur, n’eût pu déterminer avec certitude si quelqu’un y vivait. A force, on en aurait conclu que non, car rien n’y bougeait, et comme les voisins avaient l’habitude de voir sortir à la nuit tombante un jeune homme tout de noir vêtu, qui paraissait souvent triste et préoccupé, ils étaient tous persuadés qu’il n’y avait personne dans cette maison.
Ce n’était pas étrange, commentaient à voix basse les commères du quartier. Le jeune homme qui y habitait – était-on fou d’autoriser un jeune homme d’apparence si perturbée à vivre dans une demeure d’un aussi haut standing ! –, ce jeune homme faisait partie du paysage du quartier, mais on ne s’étonnait pas qu’il se soit enfin lassé de vivre seul dans une aussi grande maison.
De l’avis général, le jeune propriétaire était plutôt mystérieux, mais pas particulièrement étrange. A vrai dire, dans le domaine de l’étrange, les choses s’étaient plutôt améliorées depuis qu’il avait remplacé… qui avait-il remplacé au douze ? Etrange : personne ne parvenait à s’en souvenir, mais ils avaient souvent l’impression fugitive qu’il s’y était déroulé plusieurs événements pas très nets.
Presque aucun habitant du square n’était assez vieux pour se souvenir des anciens occupants du douze, et ceux qui en étaient capable évitaient le sujet. Tout cela datait de l’époque d’avant. Avant que le quartier ne périclite. Mais dès alors, on avait trouvé les Black – car c’était ainsi qu’ils s’appelaient – plutôt antipathiques et, c’était le mot : méprisants. Il y avait eu les deux jeunes Black – des prénoms impossibles – qu’on ne voyait guère plus que leurs parents, mais ils avaient brusquement disparus de la circulation, et personne n’avait su ce qu’il était advenu d’eux, jusqu’au moment où on avait trouvé le plus jeune – Regulus, ou quelque chose approchant – étendu sur la voie publique, raide mort.
L’histoire du numéro douze restait donc attachée à des événements très suspects, et nombreux étaient ceux qui ne doutaient pas que les anciens propriétaires faisaient partie d’une sorte de mafia, ce qui aurait expliqué pas mal de choses. Après la mort de Regulus, la maison était restée longtemps inoccupée. Après cette longue période de répit, il y avait eu à nouveau du mouvement dans les alentours du douze. C’était quelques années plus tôt, mais étrangement, les souvenirs se brouillaient dans une sorte d’épaisse nuée opaque. Cela avait duré assez peu de temps, mais dans cet intervalle, personne ne se souvenait de rien qui avait trait à la plus grande maison du square. Les plus rationnels prétendaient que c’était tout bonnement parce qu’il ne s’y était rien passé, mais d’autres avaient l’impression – assez peu constructive, raillaient les premiers – qu’il s’y était déroulé des événements pas nets.
Jusqu’au jour où le jeune homme s’était installé. Personne n’avait vu de panneau « à vendre », donc on supposait qu’il devait avoir hérité de la vieille résidence. Il s’appelait Potter, mais c’était tout ce qu’on savait de lui, sinon qu’il était grand et élégant, toujours habillé de noir, qu’il ne dérangeait jamais les voisins, et qu’il sortait à la nuit tombante pour ses « rêveries de promeneur solitaire ». Il semblait qu’il ne travaillait pas – ce dont les retraités qui en parlaient ne manquaient jamais de s’offusquer.
Tout le monde s’accordait à dire que malgré ses airs de garçon bien élevé, malgré ses jolis manteaux élégamment coupés, c’était quelqu’un de viscéralement bizarre. Ceux qui avaient eu le loisir de croiser son regard étaient les plus fervents à affirmer que, oui, définitivement, il était on ne peut plus bizarre. Son regard avait quelque chose de bizarre. Ni fou, ni dément, ni pervers, juste… oui… bizarre. Tout le monde ricochait sur le terme.
Harry Potter n’avait pas eu besoin de recourir à la légilimancie pour savoir ce que ses voisins pensaient de lui. Il lui était déjà arrivé plusieurs fois de surprendre une conversation qui le concernait. Donnait-il une impression si dégagée et si indifférente que les voisins ne se préoccupaient même plus que ce genre de conversations parvienne à ses oreilles ? Cela étant, l’opinion que ses voisins moldus avaient de lui était le cadet de ses soucis. Tant qu’ils le laissaient en paix, ils ne le dérangeaient pas. Il avait même réussi à développer une relation quasi cordiale avec eux, et ne souhaitait ni l’approfondir, ni la voir se dégrader.
Harry n’était plus sorti du Douze depuis plusieurs jours. Il vivait sur ses réserves, et se préoccupait peu du fait que ses voisins devaient penser que la maison était vide. Il ne faisait absolument rien de ses journées, et ne s’était pas même une seule fois replongé dans ses chers livres. Il n’était plus remonté voir son hôte, laissant à Kréattur le soin de s’occuper de lui. Il ne savait pas quelle était la date du jour, ni même quel était le jour de la semaine.
Depuis combien de temps était-il resté inactif ? Depuis, en fait, la longue discussion qu’il avait eue avec Ron et Hermione, depuis qu’il avait accepté sous la demande insistante de cette dernière d’essayer. Ce genre de verbe, songeait furieusement Harry depuis le début de la matinée, appelle généralement un complément d’objet direct. Tout cela n’était définitivement pas clair. Un engagement pas clair n’est pas un engagement. Il y avait… oui, certainement, il y avait un vice de forme, une erreur dans la procédure ! Hermione avait réussi à l’attendrir, semblant si fragile, si émouvante dans le froid au bord de la Tamise… et il la lui avait accordée, cette foutue promesse ! Non, il n’en était pas à penser qu’elle l’avait manœuvré, mais, finalement, cela revenait au même : il avait promis.
Et en réalité, songea-t-il dans un sursaut de sincérité, il ne parvenait même pas à se convaincre qu’il ne savait pas ce qu’il avait promis. C’était en réalité très limpide : sa promesse l’obligeait à remonter à la surface, à revenir parmi les mortels. L’estomac de Harry se tordit rien qu’à cette idée. Il avait le trac, comme un acteur sur le point de rentrer en scène, sur le point d’abandonner le confort douillet des coulisses. La seule différence, par rapport aux acteurs, était que lui ne voulait pas.
Il n’avait en revanche guère d’objections à croiser des moldus dans la rue, à saluer la bibliothécaire, à être aimable avec les caissiers du supermarché. Il était en paix avec eux. Les Dursley n’étaient même pas parvenu à lui faire haïr les moldus. Ni Dudley, ni Vernon, ni Pétunia, ni ses « camarades » de classe à l’école moldue qu’il avait fréquentée avant ses onze ans n’y étaient parvenus. Il ne s’expliquait pas vraiment pourquoi, mais il n’avait jamais réellement fait l’amalgame entre les moldus qu’il avait connu et le reste de cette communauté. Probablement, songeait-il, parce qu’il avait également connu des moldus qui lui avaient témoigné du respect, ou au moins ne fût-ce qu’une indifférence polie. Toujours était-il qu’en définitive, il n’avait pas d’animosité pour eux.
C’était totalement différent en ce qui concernait les sorciers. Ils étaient – ils avaient été – sa communauté, presque sa famille. Ils l’avaient libéré, arraché à une famille qui n’en avait jamais eu que le nom. A onze ans, ils avaient retiré le voile, ils l’avaient accueilli à bras ouverts parmi les leurs. Et le « leur » avait bien failli devenir « nous », seulement, il y avait eu une sorte de… problème. Harry avait douloureusement découvert que cette société qu’il avait idéalisée était faible et se complaisait dans son peureux confort. Lorsque personne ou presque n’avait voulu croire que Voldemort était de retour, il avait été désappointé, et surtout, il s’était senti trahi par tout ceux qui ne l’avaient pas cru, par tout ceux qui avaient voulu le faire taire, et par tout ceux qui avaient eu la complaisance de le croire fou. Il en avait conçu une grande colère et une grande déception, mais à cette époque là il n’eût pas encore été trop tard, il aurait pu leur pardonner. C’était encore réversible, seulement, ça ne s’était pas arrêté là.
La statue de la concorde leur avait ironiquement explosé à la figure, en plein milieu de leur clinquant « ministère », ils avaient été forcés de reconnaître que Voldemort était de retour – Sirius avait été tué. Aucune excuse – même marmonnée, même crachée, même lâchée à regret, il aurait tout accepté – n’avait été présentée devant lui : tous étaient bien trop orgueilleux pour admettre qu’ils s’étaient trompés par amour de leur confort. Là encore, Harry leur aurait pourtant accordé son pardon, même quand, plus tard, ils s’avérèrent incapables de prendre la moindre mesure efficace, multipliant les effets de manche et d’annonce, gesticulant, promettant, arrêtant les innocents. Le premier symptôme de sa colère grandissante fut sans doute que lorsqu’ils voulurent récupérer son aura d’ « Elu », il avait refusé.
Le bouquet final avait été la mort d’Albus Dumbledore. Ses funérailles, surtout. Il y avait eu un discours en toc braillé par un officiel en toc. Tout le contraire de ce qu’avait été Dumbledore. Après l’avoir renié, fait passer pour un fou et même pour un criminel, ils avaient eu l’outrecuidance de s’approprier l’aura de la dépouille de l’ancien directeur de Poudlard au moment où ce dernier ne pouvait plus les en empêcher. Quand Harry s’était rendu compte de tout ce que la mort de Dumbledore impliquait – le fait, entre autres, qu’il ne le reverrait plus jamais, et tout ce genre de considérations que l’on est amené à assimiler quand un proche vient à décéder – il avait découvert en lui une véritable aversion à l’égard de tout ce qui s’approchait de près ou de loin au ministère de la magie en particulier, et à la communauté des sorciers en général. Une aversion, une rancœur profonde, contre tout ceux et toutes celles qui étaient mêlés à cette histoire – et il s’agissait de tout un peuple.
Car le Ministère n’était après tout pas le seul coupable. Bien entendu, ils avaient été les instigateurs, mais les sorciers – monsieur et madame tout le monde – n’avaient semblait-il pour la plupart mis que très peu de résistance à croire leurs responsables politiques quand il avait été question de la renaissance de Voldemort. Tous avaient estimé préférable d’adopter la stratégie de l’autruche : enfouir sa tête sous le sable.
Ils étaient tous coupables, songea brusquement Harry, assis sur l’appui d’une fenêtre embuée du douze. Tous à des degrés différents, bien sûr, mais néanmoins coupables. Sauf quelques uns – ils étaient rares – qui avaient accepté de le croire. Ils étaient une poignée seulement : il y avait l’Ordre du Phénix, quelques camarades de classe, quelques anonymes éclairés, et c’était tout. Comme la foule est lâche ! Un jour elle vous adule, vous appelle « le Survivant », vous encense et vous couvre de lauriers, le lendemain elle vous renie, vous méprise et vous traite de fou. Puis, quand il s’était avéré que le « fou » n’en était pas réellement un, qu’il avait raison, elle n’avait eu aucun complexe à échanger le titre : l’ « Elu » ! Voilà qui sonnait mieux ! Voilà qu’on attendait de lui qu’il soutienne l’action du ministère, qu’il approuve les arrestations ridicules et les discours vides des ses responsables ! Scrimgeour avait voulu qu’il tienne ce rôle, mais Harry avait refusé. Voilà une chose que Harry ne regrettait aucunement.
Quand Hermione lui demandait de revenir parmi ceux-là même qui l’avaient trahis, se doutait-elle de ce qu’elle demandait à Harry ? Bien sûr, convint intérieurement ce dernier, Ron et elle avaient également sans aucun doute mal vécu d’être désignés comme complices de la folie de Harry, mais ils n’avaient pas été, comme lui, placés sur le devant de la scène. Ils n’étaient pas aussi proches de Dumbledore que lui.
Plongé dans ses réflexions, le front appuyé contre la vitre glacée, Harry remarqua à peine le passage d’un gros camion qui répandit du sel sur l’asphalte pour débarrasser le square de la neige qui, la veille et l’avant-veille, était tombée sans intermittence. En fait, ce qu’il cherchait en réfléchissant à son passé et à ces sombres événements qui avaient précédé la bataille finale était un moment précis, un instant déterminant. Il voulait savoir quand tout avait basculé. Il voulait savoir quand toutes les injures et toutes les trahisons de la communauté des sorciers avaient cessé d’être réparables. Il espérait déterminer quand et pourquoi, à un moment précis de son existence, il n’avait plus été en mesure de pardonner. Plus il fouillait dans ses souvenirs, plus il était perplexe : il venait en effet de découvrir qu’il ne se souvenait pas, même après l’enterrement de Dumbledore, que la limite avait été franchie. Bien sûr il avait été en colère contre le ministère, bien sûr il en avait voulu à Scrimgeour qui lui faisait l’affront de laisser Ombrage venir à cet enterrement, mais il lui semblait que même après cet événement traumatisant, il aurait encore été capable de pardon.
Devait-il en déduire que cette frontière avait été franchie ultérieurement ?
Plus il réfléchissait, plus il se disait qu’il y avait certainement un autre facteur. Bien sûr, l’attitude du monde magique à son égard avait en grande partie été responsable de la rancœur tenace que Harry concevait, mais ce n’était pas la seule raison pour laquelle Harry refusait de retourner parmi les sorciers. Cette raison était sans doute plus personnelle, plus intime. Elle tenait certainement au fait que lui aussi avait changé. Quelque chose s’était produit, probablement après son emménagement au Douze, quelque chose qui l’avait fait franchir cette limite, qui l’avait rendu incapable de pardon.
Harry se souvenait très bien de ses dernières entrevues avec Dumbledore. Il avait si souvent repensé à ces réunions par la suite qu’il aurait presque pu répéter leurs conversations mot pour mot. A un moment, songea Harry avec seulement une très vague idée de l’endroit où pourrait le mener cette réflexion, Dumbledore et lui en étaient venus à parler de la prophétie, au passage qui affirmait que Harry avait un pouvoir que Voldemort ignorait. Il s’agissait, selon Dumbledore, de la capacité à aimer, de sa capacité à résister à la séduction du pouvoir que représentait Voldemort. Il disait que Harry avait gardé un cœur pur.
Dumbledore avait probablement raison à ce moment là, songea tristement Harry, oui à cette époque, certainement, il l’était encore, ce « temple de la justice et de la pureté » mais le Lord déchu avait raison : il avait perdu ce statut. Si la capacité à aimer était bel et bien « la seule protection qui soit efficace contre la séduction d’un pouvoir tel que celui de Voldemort », alors, certainement, il ne le possédait plus : il avait cédé à cette séduction, il s’était laissé tenter.
Harry avait longtemps pensé que depuis qu’il avait lui-même ressuscité Voldemort, il ne restait à ce dernier plus que le pouvoir de son esprit, la légilimancie et l’occlumencie, auxquelles il était parvenu à résister. A cet instant précis, il se rendit compte qu’en réalité, Voldemort avait conservé son plus grand pouvoir, le pouvoir qui avait transformé ce jeune orphelin au sang-mêlé appelé Tom Elvis Jedusor en ce mage noir craint de tous qu’on connaissait sous le nom de Lord Voldemort : le pouvoir de séduire. Comme bien d’autres avant lui, Harry s’était laissé emprisonner dans sa toile. Ce « pouvoir que le Seigneur des Ténèbres ignore », qui selon Dumbledore le préservait de la séduction, avait manifestement disparu.
Harry eut brusquement beaucoup de mal à avaler sa salive, car ce « pouvoir que le Seigneur des Ténèbres ignore », n’était-ce pas, justement… Les mots de Hermione lui revinrent alors en mémoire : « depuis combien de temps n’as-tu plus été amoureux ? » Combien de temps ? Oui, il s’était définitivement passé quelque chose, il y avait eu une brisure, un déchirement.
Comment expliquer qu’il se soit brusquement laissé tenter par les pouvoirs de Voldemort alors qu’il avait manifesté une si grande résistance à cette séduction pendant toutes ces années auparavant ? Harry ferma les yeux lentement, car il croyait avoir trouvé la réponse à cette question. Oui, se dit-il après un long moment de réflexion : il n’était pas attiré par ces pouvoirs avant… avant…
D’autres paroles de Dumbledore lui revinrent en tête : « dans sa hâte de mutiler sa propre âme, Voldemort n’avait jamais pris le temps de comprendre le pouvoir incomparable que possède une âme entière et sans tache ». Harry maintint les yeux fermés.
C’était donc cela… Oui, quand il y réfléchissait, tout concordait. Il n’avait perdu son pouvoir qu’après… après qu’il ait inutilement réussi à remplacer le morceau d’âme qui demeurait dans le médaillon de Serpentard par le sien. Depuis qu’il avait mutilé son âme. Ne pas pleurer, cela ne sert à rien. Maintenir, oui, maintenir les yeux fermés. « Une âme entière et sans tache » – les mots de Dumbledore résonnaient dans son esprit comme un blâme. Qu’avait-il fait ? Des larmes coulaient à présent sur ses joues mal rasées. Ce n’était pas possible. Et pourtant, Harry en était convaincu. Tout lui apparaissait soudain d’une manière claire, presque aveuglante. De la même manière que Voldemort était devenu de moins en moins humain à mesure qu’il fractionnait son âme, Harry lui aussi avait perdu une part de son humanité, cette part de son humanité en laquelle résidait ce formidable pouvoir qu’il avait perdu : la capacité d’aimer.
Il ouvrit brusquement les yeux et se leva, puis il courut à travers les couloirs du Douze pour retourner vers les doubles miroirs devant lesquels il s’était admiré – il lui semblait que cela faisait plusieurs mois – sous sa forme de camélidé. Il se plaça devant l’un d’entre eux et s’observa attentivement malgré ses yeux brouillés de larmes. Il prenait très rarement le temps de se regarder attentivement dans la glace quand il faisait sa toilette matinale, de sorte qu’il se découvrit. Dans son esprit, son apparence avait très peu changé par rapport à celle qu’il avait au sortir de Poudlard. Pourtant, il avait bel et bien changé. Bien sûr, il n’avait plus dix-sept ans, sa carrure s’était étoffée, il avait encore grandi, gagné du poil sur le menton, mais ce n’est pas cela qui le frappa : même s’il était bien visible, le changement qui l’inquiétait était plus subtil et plus profond.
Il se voyait le plus clairement dans son regard. Combien de fois ne lui avait-on pas dit qu’il avait les yeux vert émeraude de sa mère ? Ils avaient gardé cette couleur, mais il y avait un reflet qui était absent avant. Un reflet rouge. Un rouge qui faisait beaucoup penser à la couleur des yeux de... Il recula de quelques pas, comme un chat effrayé par son propre reflet, puis buta contre le miroir derrière lui, et se retourna brusquement, dégainant sa baguette comme s’il avait cru à une attaque. Il rencontra à nouveau son reflet, dont les yeux effrayés lui parurent encore plus rougeoyants qu’avant. Il prit la fuite vers sa chambre, dont il ferma la porte à clé avant de s’effondrer sur son lit.
Qu’avait-il fait ? Qu’avait-il cru faire ? Quelle folle témérité, quel orgueil démesuré, avait bien pu le pousser à commettre un acte aussi irréparable que de déchirer son âme ? Il ne se souvenait pas d’avoir jamais lu dans aucun de ses livres que tel était le prix à payer pour l’immortalité ! Ne plus être capable d’amour ! Bien sûr ! Les auteurs de traités sur les horcruxes ne se préoccupaient certainement aucunement de savoir que le sorcier qui créerait un horcruxe se rendrait incapable d’éprouver de l’amour !
Epuisé par ses émotions, Harry finit par s’endormir – bien que l’après-midi vienne à peine de commencer. Lorsqu’il se réveilla quelques heures plus tard, ses larmes avaient séchés sur son visage, mais son désarroi était toujours aussi grand. Que valait la vie – que valait l’éternité – sans amour ?
Et pouvait-on demander à une personne incapable d’amour de pardonner ? Non, a fortiori, on ne le pouvait pas. Tant pis s’il devenait parjure : il romprait le serment fait à Hermione. Il n’y reviendrait jamais, il ne refranchirait plus le hall du ministère, pas plus que les allées lumineuses de Pré-au-Lard. Il ne battrait plus jamais les pavés ensoleillés du Chemin de Traverse. Il ne voulait plus jamais voir les sorciers du ministère, ni leurs alliés, ni leurs complices. Il ne voulait pas les voir. Il ne voulait pas leur laisser l’occasion de se racheter, il préférait croire – c’était bien plus confortable – que tous étaient dans le même sac.
Plusieurs jours passèrent. Novembre succéda à octobre et des jours pluvieux remplacèrent peu à peu ces frasques hivernales prématurées. Harry se laissait vivre au Douze, mangeant peu, dormant beaucoup, méditant sur ses actes et sur leurs conséquences, spéculant sur ce qu’il n’avait pas fait et sur ce qu’il aurait dû faire et surtout s’abstenir de faire. Il avait fini par détromper ses voisins qui croyaient la maison vide en reprenant ses habituelles promenades crépusculaires.
Il méditait sur ce qu’il avait perdu, et sur le caractère irrémédiable de sa situation. Car en effet, le médaillon de Serpentard le condamnait à vivre tout en lui interdisant d’aimer. Non, « Voldemort n’avait jamais pris le temps de comprendre le pouvoir incomparable que possède une âme entière et sans tache », mais Harry non plus. Il avait agi inconsidérément, et ne pouvait même pas prétendre n’avoir pas été averti. Certes, lorsque Dumbledore parlait de la mutilation de l’âme et de ses conséquences, il n’avait pas l’intention de mettre en garde Harry, mais il n’en demeurait pas moins qu’on l’avait prévenu.
Roméo, lui, avait eu le choix de se tuer lorsqu’il avait cru Juliette morte, songea Harry qui marchait au hasard dans un supermarché bondé, repensant aux films romantiques que sa tante Pétunia aimait regarder à la télévision quand Dudley n’était pas rivé sur ses séries télévisées. Oui, Roméo était plus chanceux que lui : quand il avait cru son amour mort, il se l’était donnée. Harry n’avait même pas cette alternative : son amour était mort-né, mais il lui était impossible de mourir. Il se sentit soudain très malheureux, et il eut envie de pleurer dans des bras aimants. A défaut de pouvoir aimer lui-même, parviendrait-il jamais à se faire aimer ? C’était la seule question qui restait pendante, mais de toute façon, songea-t-il avec un désespoir qui rembrunit encore son front, que pouvait bien être la valeur d’un amour à sens unique ?
Il y eut encore plusieurs jours de silence et de tristesse au numéro douze du square Grimmaurd, à Londres. Un matin où il gelait à pierre fendre, quatre hiboux livrèrent un lourd paquet rectangulaire et repartirent aussi sec. Harry s’en empara et arracha fébrilement l’emballage de carton, et découvrit le portrait qu’il avait commandé plusieurs mois auparavant : Albus Dumbledore. C’était indubitablement lui : ses yeux bleus pétillant de malice, ses cheveux et sa barbe argentés, ses lunettes dorées en demi-lune, toutes ces caractéristiques en témoignaient. La toile était une parfaite réussite, assurément réalisée de main de maître.
Elle était pour l’instant immobile et muette. Harry s’en étonna, puis son regard rencontra une enveloppe cachetée qui accompagnait le paquet. En en-tête, elle portait le sigle de Loadsson et fils et quelques lignes de recommandations suivaient. Harry n’y porta guère d’attention jusqu’à ce qu’il rencontre ces mots : « pour activer le portrait, un simple sortilège enervatus suffit. »
Harry s’agenouilla sur le parquet et déposa le cadre. Il dégaina sa baguette dans un geste qui démontrait l’habitude, et prononça d’une voix anxieuse le sortilège, sans même prendre le temps d’accrocher le tableau à un mur. Dans un premier temps, il ne se passa rien. Puis, Harry crut percevoir un ronflement : Dumbledore dormait paisiblement dans son tableau.
« Monsieur ? dit-il d’une voix contrite. Monsieur, vous m’entendez ? »
Les paupières de Dumbledore se soulevèrent lentement. Il n’eut pas l’air étonné de reconnaître Harry devant lui.
« Ah ! Enfin ! dit-il d’une voix que ce dernier n’eut aucune peine à reconnaître, comme s’il l’avait encore entendue la veille. J’ai l’impression d’avoir eu le mal de mer pendant mon sommeil !
- Monsieur ? Professeur Dumbledore ? Tout va bien ? Vous vous sentez bien ?
- Le mieux du monde, si ce n’était cette légère impression d’avoir participé hier soir à un festin un peu trop arrosé... Mais dites-moi… Où sommes-nous ? Je ne reconnais pas cet étrange endroit…
- Vous ne vous souvenez pas ? C’est la maison de Sirius, monsieur… Le square Grimmaurd… Vous devez vous en souvenir…
- Oui, dit le portrait d’une voix songeuse, cela m’évoque vaguement quelque chose, effectivement.
- Et… fit Harry avec l’impression qu’une grosse boule se formait dans son estomac. Vous vous souvenez de… de moi ?
- Le devrais-je ? J’ai bien peur que non, vous m’en voyez navré. Mais vous savez… La mémoire d’un vieil homme…
- Vous devez vous souvenir de moi, interrompit brutalement Harry. Je suis Harry, Harry Potter ! »
Une expression de franche incrédulité se peignit sur les traits ridés du directeur de Poudlard.
« Harry ? C’est toi ? Oh… Je crains fort que… Je crois avoir raté un épisode, comme on dit. Quel beau et grand jeune homme te voici devenu ! Il me semble que c’était hier, ce jour où je t’ai vu pour la première fois dans la grande salle de Poudlard… »
A partir de ce moment là, Harry commença fortement à suspecter qu’il y avait un problème. Le Dumbledore peint sur la toile ressemblait certes trait pour trait au véritable Dumbledore, mais il y avait quelque chose, dans sa voix, dans certaines de ses phrases, qui faisaient dangereusement douter Harry.
Le portrait s’était à nouveau tu et semblait sur le point de s’endormir à nouveau. Très déçu, Harry porta une nouvelle fois son attention sur la lettre qui accompagnait le tableau, attentivement cette fois :
Cher Monsieur Potter,
Voilà enfin la toile pour laquelle vous avez eu la confiance de vous adresser à nos spécialistes. Je suis sûre que vous apprécierez à sa juste valeur la compétence et la maîtrise de l’artiste moldu qui y a apporté une attention digne de la personne représentée. Vous trouverez ci-joint la liste des produits et sortilèges d’entretien recommandés pour la bonne conservation de la toile.
Je crois qu’il est de mon devoir de vous dire – comme je l’ai brièvement fait lors de notre rencontre – que le portrait de Dumbledore ne sera malheureusement probablement pas à la hauteur de vos espérances sur le plan de son caractère. Il est indispensable que vous sachiez que, pour la création d’une toile représentant un personnage réel, nous nous appuyons sur ce que ses proches peuvent nous communiquer à son propos. Nous demandons à plusieurs personnes parmi les plus proches du sorcier à peindre – en l’occurrence il s’agissait de son frère Abelforth Dumbledore, de Minerva McGonnagal son adjointe, et bien d’autres personnes encore – de participer à un petit procédé magique qui consiste à recueillir dans une sorte de petit bocal toutes les pensées le concernant. Nous avons donc demandé à plusieurs personnes consentantes de bien vouloir partager magiquement leurs souvenirs concernant Albus Dumbledore.
Ensuite, nous mêlons tous ces souvenirs, et nous essayons d’en dégager une personnalité uniforme. En ce qui concerne Dumbledore, ce n’est pas une chose aisée, vous vous en doutez bien. Il vous sera impossible d’obtenir du portrait une version véritable de son enfance, par exemple. Il vous racontera ce que vous lui demanderez, mais ce ne sera jamais que ce que les personnes que nous avons interrogées savaient de lui, et il brodera et inventera pour le reste. Dans le cas de l’enfance de Dumbledore, nous ne sommes pas parvenu à trouver quelqu’un qui puisse nous en parler avec certitude, ce point risque donc de poser problème.
Malgré tous ces désagréments, j’espère que ce portrait vous réconfortera et vous aidera dans le deuil de celui qui – à ce qu’on dit – était fort proche de vous.
Je vous prie d’agréer l’expression de mes meilleurs sentiments.
J. Loadsson – directrice de « Loadsson et fils – portraits animés sur commande »
PS : pour activer le portrait, un simple sortilège enervatus suffit.
Harry froissa rageusement la lettre. Bien sûr, après sa discussion avec la vieille dame aux tableaux, il n’avait plus placé beaucoup d’espoir dans le portrait de Dumbledore, mais il n’en restait pas moins qu’il était déçu. Il avait malgré tout gardé par devers lui l’infime espoir que le portrait pourrait l’éclairer, ou au moins l’aider. Mais tout cela n’était que chimères, avatars d’une illusion dont il avait pourtant cru s’être débarrassé depuis bien longtemps : l’illusion que, comme avant, quelqu’un lui dise ce qu’il avait à faire.
Mais ce temps, songea Harry en regardant le portrait qui faisait semblant de dormir, était définitivement révolu, et depuis longtemps. Le temps des missions urgentes pour le compte de Dumbledore, le temps des recommandations de prudence de Sirius, le temps des exhortations sportives d’Olivier Dubois, le temps des ordres mécaniques des Dursley, tout cela appartenait au passé lointain. A l’avenir, songea mélancoliquement Harry, il devrait se résigner à ce que seul lui, Harry Potter, soit en mesure de donner des ordres à Harry Potter.
Il questionna encore le portrait à tout hasard, en lui demandant de lui parler de Severus Rogue, mais il n’apprit rien de nouveau et ne parvint qu’à se rendre l’humeur plus morose et plus sombre encore. Il finit par l’accrocher à côté de celui de Phinéas Nigellus, qui ne manqua pas de rechigner, lui qui devait déjà supporter Dumbledore dans le bureau directorial de Poudlard où il était également représenté.
Il reçut plusieurs lettres communes de Ron et Hermione, mais il ne répondit à aucune d’entre elles. Hermione s’impatientait de ne pas le voir, et Ron voulait absolument qu’il se joigne à eux pour le nouvel an à Pré-au-Lard où semblait-il on organisait « une fête du tonnerre de Dieu avec Bièreaubeurre à volonté ». Harry n’avait aucune envie d’assister à une fête de nouvel an. Il avait condamné les sorcières et les sorciers, et ce n’était certainement pas un événement aussi ridicule que le passage d’une année à une autre qui le ferait changer d’opinion.
Au soir du nouvel an pourtant, alors qu’il se morfondait au Douze, on tambourina à la porte. Malgré toutes les réflexions et les méditations qu’il avait pu se faire, malgré les constats dramatiques qu’il avait mis à jour, il fut secrètement heureux de cette visite impromptue, simplement parce qu’il s’ennuyait. C’était Ron. Il était seul. Il ne lui laissa aucun choix. Il lui fit faire un transplanage d’escorte, et en moins de deux, ils étaient à Pré-au-Lard.
Craintif et en colère contre Ron au début, Harry se dérida bien vite, car il s’aperçut que très peu de gens le reconnaissaient. Il s’en voulut beaucoup de faire une entorse aussi rude aux principes qu’il avait décidé d’adopter, mais d’une manière très pragmatique, il décida de faire une exception pour ce soir là. Il s’était fort négligé depuis l’amère constatation qu’il avait faite le mois dernier, et ses cheveux et sa barbe avaient poussé sans aucun contrôle. Ses cheveux, bien plus longs qu’à l’ordinaire, parvenaient à masquer la cicatrice en forme d’éclair qui habituellement le rendait si reconnaissable. Sa barbe, fournie et broussailleuse, lui donnait un petit air de famille avec Hagrid, ce qui excluait que ceux qui ne le connaissaient que via la presse puissent voir en lui le célèbre Harry Potter.
On avait aménagé une grande salle abondamment décorée qui, lorsque Harry et Ron arrivèrent, était déjà bondée et surchauffée. Une foule bigarrée la remplissait, et Harry fit un effort méritoire pour tenter de ne pas reconnaître ceux dont il savait qu’ils travaillaient au ministère de la Magie. Harry repéra rapidement le bar, et il dansa et parla très peu jusqu’au moment où, whisky et bière aidant, il se sentit d’humeur plus loquace.
Oubliant ses rigoureux préceptes, il accosta Demelza Robins, qui avait été poursuiveuse dans son équipe de Quidditch, et dont il savait qu’elle travaillait dans un département du Ministère. Celle-ci eu du mal à le reconnaître, et encore plus de mal à dissimuler sa surprise. Mais leur conversation fut plaisante malgré la musique qui l’entravait toujours davantage à mesure qu’on approchait de minuit.
Au douzième coup de minuit, Harry s’étonna de se réjouir avec les autres et de s’éblouir du splendide feu d’artifice Weasley et Weasley. Il est vrai qu’il avait bu plus que de raison, mais il était troublé de ne pas se sentir mal à l’aise dans cette foule de personnes qu’il avait décidé de rejeter en bloc.
Il eut également une conversation avec Hermione, qui dura le temps que cette dernière se rende compte que le taux d’alcoolémie du jeune homme était déjà bien plus élevé le sien. Elle parvint à lui faire comprendre qu’elle se réjouissait qu’il se décide enfin. Dans les nuées brumeuses où il se trouvait à ce moment là, Harry se fit la réflexion qu’il ne lui semblait pas avoir décidé quoi que ce soit, et, tout à coup, il douta que Ron ait confié à Hermione qu’il n’aurait aucun scrupule à employer la force pour ramener Harry.
Il parla un peu avec Hagrid, qui, semblait-il, ne se lassait pas de s’étonner, dans un discours vaguement larmoyant et incohérent, que « son petit Harry qui était si frêle et si apeuré » lors de leur rencontre soit devenu un puissant sorcier adulte comme son père. Hagrid lui conseilla de conserver cette barbe hirsute qui « lui allait comme un gant », et Harry, aussi grisé fut-il, se jura intérieurement de la raser net à la première occasion.
Les jumeaux Weasley étaient tout aussi soûls qu’il l’était, et ils ne le reconnurent pas. Harry se garda bien de les informer de son identité, mais il ne se priva pas de plaisanter avec eux et de les complimenter sur leurs magnifiques fusées et pétards magiques qu’ils faisaient exploser en abondance à l’extérieur de la salle.
Les souvenirs de sa soirée s’arrêtèrent là, bien qu’on lui affirma le lendemain qu’il avait dansé jusqu’à l’aube avec Luna Lovegood. Il se réveilla sur le divan du salon de l’appartement londonien que Ron et Hermione partageaient depuis peu. Ron arriva dans le salon vêtu de son éternel pyjama dépareillé.
« Quelle soirée ! Par Merlin ! Quelle soirée…
- … du tonnerre de Dieu, acheva Harry en se massant le crâne. J’ai l’impression qu’il résonne encore dans ma tête, ton tonnerre, Ron… Tu n’as pas quelque chose contre la gueule de bois ?
- Non, se lamenta Ron, y’a qu’Hermione qui soit capable de faire cette potion... A moins que… toi ? »
Harry secoua la tête négativement. Le sujet de ses étude post-scolaires n’avait pas précisément eu pour objet la confection de potions aussi futiles. Quoiqu’à cet instant précis, il n’aurait certainement pas utilisé le mot « futile » pour désigner une telle mixture. Ron se dirigea vers la petite cuisine et Harry le suivit, se levant à contre cœur. Ce dernier eut alors la confirmation que Ron et Hermione louaient l’appartement à un moldu, car il vit plusieurs appareils électroménagers, dont un lave-vaisselle et un four à micro-ondes. Il était certain que Ron ignorait totalement le mode de fonctionnement de ces appareils.
« Hermione n’acceptera certainement pas de nous faire de la potion, poursuivit Ron d’un air dépité. Je crois qu’elle… euh… désapprouve…
- C’est vrai qu’on a peut-être exagéré, commenta Harry dans un sourire qui lui rappela l’existence des muscles zygomatiques. »
Ron lui rendit son sourire et sortit sa baguette magique pour préparer le petit-déjeuner. Il enchanta la poêle pour qu’elle s’occupe de la cuisson des œufs et du lard. Harry prit place à une toute petite table qui prenait néanmoins un espace considérable dans la minuscule cuisine.
« Alors, toujours en recherche de boulot ? s’informa Harry. »
Ron opina du chef, tout à sa concentration pour la préparation du repas.
« Tu finiras bien par trouver, j’imagine…
- Ouais, fit Ron sans quitter des yeux le lard qui crépitait. J’attends des réponses… J’ai postulé pour balai magasine et peut-être que Bill parviendra à me trouver une place chez Gringotts…
- Et Hermione ?
- Toujours pareille. Tu la connais aussi bien que moi : elle travaille beaucoup, elle rentre tard…
- Non je voulais dire… Tu as l’intention de te décider un jour ? »
Ron abandonna le lard pour un instant et regarda Harry.
« Me décider à quoi ? fit-il en rougissant.
- Tu sais très bien, dit brutalement Harry. Tu vas songer à lui demander de t’épouser ?
- C’est sûr que mes parents aimeraient bien, éluda Ron. Ils ne voient pas ça d’un très bon œil, tu vois, qu’on habite ensemble et tout…
- Tu n’oses pas, c’est ça ? – et sans attendre de réponse il poursuivit : – Pourquoi ? Tu as peur qu’elle refuse ou tu as peur de t’engager ?
- Je ne sais pas je… »
Il s’interrompit brusquement et fit silence. Harry entendit clairement des bruits de pas venant du salon, et un instant plus tard, Hermione arrivait dans la cuisine, habillée d’une simple chemise de nuit. Ron et lui s’empressèrent de la saluer et de la faire asseoir. La jeune femme ne manqua pas de s’étonner de cet inhabituel déploiement de déférence, mais elle fit mine de ne pas s’en apercevoir. Ron interrogea Harry du regard, mais ce dernier haussa les épaules signifiant qu’il ne savait pas si Hermione avait entendu quoi que ce soit de leur conversation.
Hermione semblait fatiguée et d’humeur assez morose, et elle glissa dans la conversation du petit-déjeuner quelques allusions sur les méfaits de l’alcoolisme chez les jeunes, et sur la faculté qu’avaient les personnes raisonnables de passer une agréable soirée tout en s’abstenant d’être complètement bourrés. Harry se sentait plus coupable que Ron parce qu’il avait bu davantage, mais il savait que c’était plus à Ron qu’Hermione s’adressait, et il ne parvenait pas à déterminer pourquoi. Les allusions de cette dernière devinrent si claires et si fréquentes que Ron ne put s’empêcher de lui rappeler sèchement cette soirée au Douze et ce fameux Château Latour 1978. Hermione s’empourpra, et Harry sentit qu’il était temps pour lui de quitter les lieux.
Il eut peine à glisser quelques mots d’au revoir dans la conversation qui s’animait de plus en plus et il quitta les lieux, empruntant l’ascenseur. Il n’avait pas envie de transplaner. Il se dirigea vers la bouche de métro la plus proche. Si le premier jour de janvier était annonciateur de l’année qu’il aurait, alors elle serait fameuse, songea Harry : il faisait glacial, mais le ciel était d’un bleu si pur qu’il en faisait mal aux yeux.
Les disputes de Ron et d’Hermione avaient quelque chose de terriblement rassurant, se dit Harry alors que les portes du métro se refermaient derrière lui. Elles le faisaient s’imaginer – même s’il savait pertinemment que c’était illusoire – que certaines choses ne changeaient pas. Oui, certainement, il aurait commencé à s’inquiéter et à se poser des questions sur lui-même s’il avait vu Ron et Hermione vivre dans un nid d’amour mièvre et de prévenance grotesque, mais ce n’était pas le cas. Il était intimement persuadé que Ron et Hermione s’aimaient d’un amour fort et réciproque, et cela depuis qu’il les avait vus pleurer dans les bras l’un de l’autre lors de l’enterrement de Dumbledore. Cela ne manquait jamais d’émerveiller Harry, qui, sans trop oser se l’avouer, les jalousait probablement un peu. Ce n’était pas un amour romantique fait de baisers passionnés et de déclarations lyriques, il était plutôt au contraire sobre et simple… et pourtant si fort !
Brusquement, alors que Harry venait à peine de sortir du métro, une pensée soudaine le saisit à la gorge : pour quelqu’un censé ne plus être en mesure d’éprouver de l’amour, il estimait qu’il venait d’élaborer une théorie plutôt sophistiquée ! Un fol espoir s’engouffra en lui avec la force d’un geyser et le cloua sur place, dos aux rails, le regard immobile. Se pouvait-il qu’il se soit… trompé ?
Il constata qu’il attirait le regard des passants et il décida de quitter les lieux. Il regagna la surface où le soleil brillait avec intensité sans réchauffer l’atmosphère glacée et se mit à marcher machinalement en direction du Douze. Se pouvait-il que sa théorie soit fausse ? Se pouvait-il que la scission de son âme n’ait pas entraîné son incapacité d’aimer ? Il était vrai qu’il n’avait plus été amoureux depuis cet épisode, vrai encore qu’il n’avait cédé à la séduction de Voldemort qu’à partir de ce moment là, vrai aussi, certainement, que c’était cette capacité qui auparavant le préservait de cette séduction… mais… mais il lui semblait – non, il en était sûr : il était sûr d’aimer ! N’éprouvait-il pas de l’amour pour Ron et Hermione ? Il était sûr de pouvoir répondre affirmativement ! N’éprouvait-il pas de l’amour pour Fred et George… pour Ginny – Ginny –, pour Molly et Arthur, pour Bill, Charlie et même Percy ? Pour Tonks, pour Fleur, pour Lupin… Pour toutes ces personnes – et il y en avait d’autres – la réponse était oui. Il les aimait tous, certains comme amis, d’autres comme camarades.
Harry arriva en vue du Douze, mais il n’eut pas envie d’entrer dans cette demeure obscure et chargée de pénibles souvenirs. Il s’assit au soleil, sur le seul banc du square qui n’avait pas encore été vandalisé. Il s’emmitoufla dans son long manteau noir, bien en vue, abandonnant aux habitués du quartier le plaisir de pouvoir annoncer que le jeune homme du douze qu’on avait plus vu sortir depuis bien longtemps était de retour.
Harry tenta de résumer ses pensées. Un : avant qu’il ne mutile son âme, le pouvoir dont parlait la prophétie, l’amour, l’avait protégé de la séduction de Voldemort. Deux : il avait scindé son âme, abandonnant, selon les mots de Dumbledore, « le pouvoir incomparable que possède une âme entière et sans tache ». Trois : après cet événement, il s’était laissé tenter par les pouvoirs de Voldemort.
Harry songea avec un immense soulagement qu’il avait probablement été trop vite dans ses déductions. Du fait qu’il se soit laissé tenter par Voldemort, Harry avait peut-être déduit un peu trop rapidement qu’il n’était plus capable d’aimer. Dumbledore avait certainement raison en disant que c’était l’amour qui l’avait préservé de la séduction, mais en découlait-il forcément que, maintenant qu’il avait cédé, il ne pouvait plus aimer ? Harry ne le pensait pas, ne le pensait plus. En mutilant son âme, conclut-il intérieurement, il avait probablement perdu une partie de sa capacité à aimer, mais pas tout, de la même manière qu’il avait perdu une partie de son humanité, mais pas tout !
Harry se leva lentement et hissa ses yeux vers le ciel azuré en pensant au printemps qui viendrait. Il souhaita une bonne année à la vieille dame qui habitait le onze et à qui il n’avait jamais adressé la parole, puis il se faufila entre les voitures garées le long de la bordure du trottoir et trottina vers la porte de sa maison.
Il surprit un rayon de soleil qui illuminait le dallage du hall d’une manière presque incongrue, et se rendit compte qu’il n’y avait presque jamais de lumière naturelle dans cette maison. La Gazette du Sorcier traînait sur le carrelage et Harry la ramassa, jetant un coup d’œil désinvolte à la première page. C’était une édition spéciale, et on voyait qu’elle était à peine sortie de l’imprimerie.
Ce qu’il y vit lui fit lâcher le journal. Une photo d’un homme grand, aux cheveux noirs mi-longs et à la barbe négligée s’étalait en première page, dansant avec une jolie jeune femme aux cheveux blonds qu’on n’apercevait que de dos et qui semblait vouloir éviter de se présenter de face. Le titre, en grandes capitales, proclamait : « HARRY POTTER DE RETOUR PARMI LES SORCIERS ! »
Harry Potter, disparu de la circulation depuis la mort de Celui-Dont-On-Ne-Doit-Pas-Prononcer-Le-Nom, a réapparu hier dans la soirée de réveillon organisée par la municipalité de Pré-au-Lard. Le jeune homme, a qui l’on doit – est-il besoin de le répéter ? – la disparition du plus puissant mage noir de tous les temps a-t-il éprouvé le besoin de réintégrer la communauté des sorciers ne fût-ce que pour un soir ?
Ce sorcier pour le moins hors du commun a fait, contre toute attente, bien plus qu’acte de présence dans la salle aménagée à l’occasion du nouvel an à Pré-au-Lard. On reconnaît à peine le Harry Potter d’antan, timide et réservé, dans ce jeune homme aux larges épaules et à la barbe indomptée. Pour la première fois depuis cinq ans, les habitants de Pré-au-Lard peuvent à nouveau s’enorgueillir de la visite du sorcier de vingt-deux ans, qui, hier, n’a pas semblé craindre d’abuser de whisky pur feu ni de danses assez peu académiques.
« Harry Potter n’est pas alcoolique, nous confie Luna Lovegood, vingt et un ans. Le fait de boire du whisky pur feu manifeste seulement son adhésion à la cause des trolls d’Irlande que l’on prive de leur tonneau de whisky quotidien sous prétexte de salubrité publique… »
Le sorcier considéré par beaucoup comme leur héros national a assisté au tir d’un feu d’artifice signé Weasley et Weasley © (Publicité en page 3) particulièrement magnifique, et c’est seulement aux petites heures, ce matin, que Harry Potter, en proie à certains dérèglements de l’équilibre, a quitté les lieux en compagnie de quelques amis.
Avant cette soirée, tout ce qu’on savait de Potter – par certaines déclarations émanant du ministère – se limitait à l’assurance qu’il était en vie. Personne ne semble savoir à ce jour où vit le jeune sorcier qui, jusqu’à la date d’hier soir, vivait dans le plus parfait anonymat.
La question que tout le monde se pose, maintenant, est de savoir si la sortie de Potter était exceptionnelle ou si elle annonce un retour imminent du jeune sorcier dans la communauté magique de Grande-Bretagne, ce dont on ne saurait ne pas se réjouir.
Le ministre de la Magie, Rufus Scrimgeour, a annoncé qu’il se félicitait du retour de Harry Potter parmi les sorciers :
« Nous sommes très heureux que Harry Potter se soit présenté à cette fête qui, je le rappelle, a été organisée avec l’appui du ministère. A titre personnel, j’ajouterai que si l’idée venait à Potter de vouloir rejoindre les rangs du ministère, je l’accueillerais à bras ouverts, et je le soutiendrai comme je l’ai toujours fait. »
Les déclarations de Scrimgeour n’ont pas manqué de susciter une certaine polémique dans certains milieux, qui ont rappelé certains antécédents du ministre, notamment ses fréquents désaccords avec feu Albus Dumbledore, qui les font douter du prétendu « soutien inconditionnel » de Scrimgeour à l’égard de Potter. (Suite en page 2,3 et 4)
Harry déplia la gazette, incrédule. Elle lui était entièrement dédiée. Les pages deux et trois relataient en détails le déroulement de la soirée, dont certains passages dont il avait bien du mal à se souvenir et qu’il aurait préféré oublier : les noms des filles avec qui il avait dansé, le nombre précis de whiskies qu’il avait bus, les personnes qu’il avait salué, etc. La page quatre faisait état de ce que l’opinion publique savait des raisons de sa disparition, et des conjectures quant à l’endroit où il vivait. Aucune de ces suppositions n’approchait un tant soit peu de la réalité. En page cinq s’étalait une interview de Gerald Gards, le président du PARTI, le Protectorat Armé et Revendicatif des Trolls d’Irlande. Il se réjouissait que Harry Potter se joigne a la lutte pour les droits des Trolls et invitait les sorciers de Grande-Bretagne a manifester leur sens civique en buvant du whisky pur feu, en ajoutant que pour chaque baril bu, le directeur de la fabrique de whisky qui était membre du Protectorat, s’engageait à reverser un seau entier pour les Trolls d’Irlande.
Harry replia soigneusement le journal. Il était sûr d’une seule chose : son hôte, aujourd’hui, n’aurait pas droit à sa gazette quotidienne, et il ne lui en fournirait pas la raison. Il rangea le journal dans un tiroir qu’il scella magiquement.
A quoi s’était-il attendu ? Cela ne faisait aucun doute que certaines personnes le reconnaîtraient… Après, il avait suffi d’un photographe amateur qui avait dû vendre bien cher le cliché au journal et de quelques témoignages pour constituer un article potable… Voilà un événement qui n’allait pas manquer d’alimenter la rumeur pour un bon moment, songea Harry en se dirigeant vers sa chambre. Il ne faisait aucun doute qu’il y aurait de nombreux sorciers à croire qu’il se consolait de la mort de Dumbledore par la consommation d’une ration de six ou sept schnaps au petit-déjeuner, de même qu’il était certain que le PARTI allait connaître une forte recrudescence inattendue. En dépit de tout cela, il ne parvenait pas réellement à se mettre en colère contre la Gazette qui, décidément, ne pouvait pas s’abstenir de le laisser tranquille. Au contraire, il devait le reconnaître, ces articles avaient suscité en lui bien davantage d’amusement que de colère. Les spéculations fantasques des journalistes le divertissaient, il en éprouvait presque une sorte de tendresse paternelle.
Il pénétra dans sa chambre et ferma la porte derrière lui. D’un sortilège, les draps furent lisses et aérés. Il poussa le chauffage au maximum et passa par la salle de bain. En sortant, il était rasé de près. Il s’accorda une sieste de quelques heures, puis sortit du Douze et marcha en direction du supermarché, où il fit bonne provision de victuailles qu’il ramena chez lui. Il cuisina lui-même ce jour là, et mangea le meilleur repas qu’il ait dégusté depuis pas mal de temps.
Il passa le reste de la journée à lire un roman moldu, et à la nuit tombante, il sortit à nouveau de chez lui. Il ressentait le besoin de réfléchir. Il n’y avait presque personne dans les rues. Les moldus eux aussi, songea Harry, se remettaient de la soirée de la veille.
Il s’était trompé, songea-t-il. Il n’avait heureusement pas totalement perdu sa capacité d’aimer. Il pouvait donc encore pardonner. Il pouvait donc essayer, comme disait Hermione, il ne deviendrait finalement pas parjure.
Il eut alors brusquement conscience qu’une période de sa vie était sur le point de s’achever. Il fut soudain certain que rien, à l’avenir, ne serait plus pareil. Il avait fustigé les sorciers parce qu’ils s’étaient plu dans leur confort, mais Harry se rendit compte qu’il avait été sur le point de faire la même erreur qu’eux. Lui aussi, il avait failli choisir l’éternel et sombre confort du Douze. La communauté des sorciers avait refusé d’admettre que les choses pouvaient changer. Harry ne se devait-il pas de prendre en considération que cette communauté elle aussi pouvait changer ?
Tout cela se passait dans un désert aride, chaud et inondé de soleil, peuplé de deux animaux. Le premier animal, une autruche, avait enfoui la tête dans le sable confortable et tiède du déni, car un prédateur, sous la forme d’un serpent, avait surgi, farouche et belliqueux. L’autre, esprit, avait vaincu le serpent et était devenu chameau, le deuxième animal. Le chameau avait traversé le désert pendant cinq ans, traînant à sa suite la dépouille du serpent, pétri par l’idée du devoir, de ce qu’il devait faire, pour le salut de tous. Sûr de sa route et de son endurance, le chameau avait à lui seul débarrassé l’autruche du prédateur. Mais voici que les limites du désert étaient en vue, voici que la route du chameau s’arrêtait.
Déjà, le chameau n’était plus. La première métamorphose était consommée. Il devait à présent se métamorphoser une deuxième fois, ou mourir.
Fin