Lettockar, tome 1 : la honte des écoles
Chapitre 3 : Les Choixlettes magiques (partie 1)
5749 mots, Catégorie: T
Dernière mise à jour 15/12/2021 17:37
3. Les Choixlettes magiques (partie 1)
Les barques accostèrent dans une vaste crique souterraine creusée dans la colline de roc. Sur la berge, des pitons de bois étaient plantés pour y accrocher les lourdes chaînes des canots. En quittant leurs embarcations, beaucoup d'élèves manquèrent de glisser sur les pierres humides, dont Naomi, qui n'échappa à une chute dans le canal que parce que John la rattrapa juste à temps. Le garçon asiatique qui était tombé à l'eau grelottait toujours sous la fine toile que Viagrid lui avait prêté. Celui-ci, qui était descendu le premier, frappa le sol dur de son harpon pour attirer l'attention des jeunes sorciers et leur brailla :
- Allez, remuez-vous les baloches ! Il faut que je vous emmène à la Cantina Grande, là où a lieu le banquet de début d'année et euh… oui, en fait, c'est tout le temps là que vous mangerez. Bref, on a tout le bâtiment principal à traverser, alors magnez-vous !
Il jeta le harpon au loin, but une autre rasade de sa flasque, et leur désigna un escalier tortueux qui grimpait jusqu'à une ouverture grossièrement taillée dans la roche, par laquelle s'échappait de la lumière. En le gravissant, beaucoup faillirent tomber : il était tout aussi glissant que les pierres de la berge, mais Viagrid ne s'en alarma aucunement. L'antipathie de Kelly à son égard croissait à chaque minute...
Une fois l'ouverture franchie, ils traversèrent ce que Kelly identifia comme le grand bâtiment carré qu'ils avaient vu depuis le lac et qui constituait la majeure partie du château. Entre les quelques portes de bois devant lesquelles ils passaient, les murs éclairés par des torches étaient bardés de tableaux animés, représentant des sorciers, des animaux ou des créatures magiques. Kelly entendit un rabbin ivre les insulter à leur passage. Ils croisèrent aussi quatre bustes de marbre posés sur des piédestaux, qui représentaient des hommes chantant très mal des airs de gospel.
Au bout de plusieurs minutes, Kelly aperçut le bout de l'interminable couloir. Mais avant d'y parvenir, ils rencontrèrent sur leur chemin une femme équipée d'un balai. Enfin, pas une femme ordinaire : la plus belle femme que Kelly ait jamais vu de sa vie. Elle était de petite taille, très bien faite. Sa peau blanche semblait scintiller, et ses longs cheveux couleur d'or flottaient et ondulaient étrangement dans les airs, alors qu'il n'y avait pas le moindre vent, pas le moindre courant d'air. Ses yeux verts rieurs brillaient comme des émeraudes, au milieu d'un visage ovale lisse et parfait.
- Bonsoir les jeunes ! Bienvenue à Lettockar ! s'exclama-t-elle d'une agréable voix cristalline, dans un sourire dévoilant des dents blanches impeccablement droites et régulières.
Tous les élèves lui rendirent sa salutation, et on put alors remarquer que les garçons l'avaient fait avec un enthousiasme débordant. En fait, ils ne pouvaient pas détacher leur regard de cette sublime femme, et souriaient tous béatement. Quand bien même cette femme était magnifique, leur fascination ne paraissait pas complètement naturelle. Les filles, elles, fronçaient les sourcils, ouvertement agacées par l'air émerveillé frôlant l'idiotie de leurs congénères masculins.
- Et à moi, vous ne dites pas bonsoir, Madame Freyjard ? dit Viagrid, légèrement boudeur.
- Mais enfin, Viagrid, on s'est vu ce matin et cet après-midi… répondit la dame d'une voix poliment surprise.
- Euh… ah, peut-être, éructa le géant, confus. Bon, vous autres, je vous présente Madame Freyjard, la concierge de notre château !
Les garçons étaient toujours aussi fascinés. Kelly crut distinguer des débuts de filets de bave s'écouler de la bouche de certains d'entre eux et ne put se retenir de pouffer de rire. De son côté, elle ne faisait pas autant d'histoires que ses camarades filles et trouvait que Madame Freyjard dégageait une sympathie qui était plus que la bienvenue en cette rentrée pour le moins mouvementée...
- Pourriez-vous me rendre un service, Madame ? demanda Viagrid d'un ton ampoulé. Faudrait amener ces trois mioches à l'infirmerie au plus vite, pour qu'ils soient revenus pour leur Répartition.
Il désigna du doigt les trois malheureux qui avaient été blessés dans la bagarre contre le monstre goitreux du lac.
- Bien sûr, Viagrid. Venez les enfants, suivez-moi, dit Madame Freyjard avec douceur.
Les deux filles et le garçon concernés se détachèrent du groupe et rejoignirent la concierge, qui tapota un pan du mur du bout de son balai. Ses briques s'écartèrent, et un escalier ascendant se creusa dans la pierre, que Madame Freyjard et les trois élèves empruntèrent aussitôt. Sans doute s'agissait-il d'un raccourci vers ladite infirmerie qui n'apparaissait que par magie. Les garçons suivirent des yeux leur semblable, qui avait l'air plus que ravi, avec jalousie. Puis Viagrid leur fit signe de reprendre leur route.
Sortis du couloir, ils arrivèrent dans un immense hall d'entrée lumineux, qui aurait largement pu accueillir la maison de Kelly toute entière, et sans doute une de plus. Dans leur dos, à gauche et à droite, il y avait deux larges escaliers menant au premier étage, à l'angle des deux grandes ailes du bâtiment. Contre les murs étaient érigées des statues, grandes d’à peu près deux fois la taille humaine, habillées et équipées comme des guerriers aztèques, séparées en deux groupes l'un en face de l'autre : les premières avaient des têtes d'aigles sur leurs corps d'hommes musclés, et les autres des têtes de jaguars. En hauteur étaient accrochées de grandes tapisseries de toutes les couleurs : les dessins de certaines bougeaient, d'autre non.
Au moment où les élèves allaient tourner vers l'aile droite du château, Viagrid toujours à leur tête, une voix rauque s'éleva depuis l'un des escaliers.
- Tiens, tiens… voilà nos petits nouveaux...
Un individu grand et mince venait de descendre les dernières marches et les observait. Il était vêtu d'un long manteau de sorcier noir avec d’immenses manches traînantes, par-dessus une robe d’un gris sombre et une large ceinture de soie brune. Il avait un nez arrondi, de longs cheveux raides brun clair, et des moustaches tombantes à l'asiatique, longues d'une vingtaine de centimètres chacune. Il aurait eu l'air d'un sorcier parfaitement normal s'il n'avait pas eu des yeux aussi effrayants : ils étaient d'un jaune ambré, avec de toutes petites pupilles noires. On aurait dit ceux d'un serpent. En les voyant, les élèves eurent un imperceptible mouvement de recul, guère rassurés par ce nouveau venu.
- Et alors ? aboya Viagrid. Qu'est-ce que vous attendez pour saluer le professeur Jar Jar Binns, qui vous enseignera l'histoire de la magie ?
La quarantaine d'adolescents souhaitèrent immédiatement le bonsoir à leur futur professeur, avec plus ou moins de conviction. Avec un sourire narquois, le dénommé Jar Jar Binns leur répondit par un hochement de tête faussement révérencieux. Viagrid le questionna alors :
- Comment ça se fait que tu n'es pas au banquet, Jar Jar ?
- La Kagoule était énervée, ce soir, répondit-il. Quand tout le monde est descendu à la Cantina Grande, elle s'est mise à tout péter au troisième étage, alors on m'a envoyé la calmer.
- Comment t'as fait ?
- Vu que les Maléfices du Saucisson et les sortilèges de Stupéfixion ne fonctionnent pas toujours sur elle, je lui ai un peu bidouillé l'esprit. Actuellement, elle est dans l'ancienne salle de sortilèges, à tourner sur elle-même en essayant de mordre une queue qu'elle n'a pas...
Viagrid s'esclaffa, et il fut bien le seul. Tous les élèves étaient livides. Kelly n'avait aucune idée de qui pouvait bien être cette Kagoule, mais elle était terrifiée par ce que le professeur Jar Jar Binns lui avait infligé, quand bien même elle avait l'air d'être une créature très remuante.
- Ça a été, avec le Édouard Balladur géant ? demanda le professeur à Viagrid.
- Cette année, on a eu que trois blessés, et seulement un qui a failli se noyer, répondit ce dernier d'un ton léger.
- Ah, c'est pas mal, on a fait un bon chiffre...
Jar Jar Binns laissa l'assemblée médusée par ces derniers propos sordides et disparut dans l'angle qui donnait sur l'aile droite du château. Les élèves restèrent une bonne minute à se chuchoter des paroles inquiètes, pendant que Viagrid les comptait pour voir s'ils étaient tous là. Puis, il leur indiqua d'un grand geste de bras la direction à prendre, renversant au passage une élève qui se tenait trop près de lui. Prenant le même chemin que le professeur d'histoire de la magie, ils s'arrêtèrent devant une grande porte double en bois, par-delà laquelle ils entendaient de multiples éclats de voix.
Viagrid se retourna, faisant face à leur groupe, et leur déclara :
- Bon alors, les morveux, ouvrez grand vos étagères, parce que je vais vous expliquer comment va se passer votre scolarité à Lettockar. Quand vous entrerez dans la Cantina Grande, vous serez confrontés à la Cérémonie de la Répartition. Vous allez chacun votre tour être envoyé dans l'une des quatre maisons de l'école : elles s'appellent Ornithoryx, Dragondebronze, Becdeperroquet et PatrickSébastos. Vous partagerez les mêmes quartiers, la même salle commune avec tous les élèves de votre maison. Ce sera pour vous comme une deuxième famille : vous devez la servir au mieux, pour qu'elle remporte la Fève des Quatre Maisons ! A chaque fois que vous vous comporterez bien, que vous réaliserez des exploits en cours, vous récolterez des points pour votre maison. Par contre, si vous faites des conneries, si vous faites un fuck au règlement ou si vous emmerdez vos professeurs, on vous en retirera. A la fin de l'année, la maison qui aura obtenu le plus de points remportera la Fève. Pour info, l'année dernière, c'est Becdeperroquet qui a gagné, pour la première fois depuis 203 ans.
Viagrid laissa un petit temps d'arrêt aux élèves pour leur permettre de digérer ces informations. Des maisons, des camps, des « secondes familles » qui les opposeraient. Ornithoryx, Dragondebronze, Becdeperroquet, PatrickSébastos, répétait Kelly dans sa tête. Ces noms étaient grotesques. De plus, personne n'avait la moindre idée de ce qui pouvait bien caractériser chaque maison, des critères qui les enverraient dans l'une ou dans l'autre : il n'y avait donc aucun moyen d'avoir une préférence, un souhait particulier. La seule chose qui se savait, c'est qu'il y avait une compétition qui serait sans doute sans merci entre elles. Mais comment savoir ce pourquoi on se battrait ? Les nouveaux élèves nageaient une fois de plus en plein mystère...
- Et bien, les copines, le grand moment est arrivé, annonça Viagrid. Entrez !
De ses deux bras puissants, il poussa brutalement la double-porte qui s'ouvrit avec fracas. Lui et les élèves de première année pénétrèrent dans une gigantesque salle de banquet, dont la superficie devait approcher les 400 mètres carrés, et la hauteur plus d'une douzaine de mètres, aux murs et aux colonnes richement ouvragés. Quatre grandes tables en longueur, autour desquelles étaient assis des adolescents de tous âges et de toutes nationalités discutant entre eux, étaient disposées à la verticale, chacune d'une couleur plus ou moins insolite : noire, rouge vif, bronze et bleue. Kelly regarda le plafond. Des centaines de lampes à huile en céramique flottaient dans les airs, à un peu moins de deux mètres du toit, et éclairaient la Cantina Grande avec bien plus d'intensité qu'elle ne l'aurait attendu de la part d'ustensiles aussi dépassés. Au centre, à la place de ce qui aurait dû être un lustre, pendait une énorme boule à facette de la dimension d'un boulet de démolition. Tout le long des murs latéraux, aux côtés des deux grandes cheminées centrales qui chauffaient la pièce, des armures de samouraï vides, armées de sabres et de hallebardes, semblaient monter la garde autour des élèves. Kelly constata avec appréhension qu'elles bougeaient, comme si elles contenaient un corps invisible, et que leurs gants vides s'aventuraient dangereusement près de leurs armes...
Et tout au fond de la salle, une longue table étaient installée à la verticale, surélevée sur une estrade en pierre, dominant toute la Cantina Grande. C'était la table des professeurs. Viagrid ordonna aux premières années d'avancer et de s'arrêter juste avant une grande dalle, où les armoiries de Lettockar, les mêmes que Kelly avait vu sur les lettres qui lui avaient été envoyées, étaient gravées : un blason divisé en quatre symboles autour du grand L gothique, à savoir un dragon sur fond bronze, un croissant de lune sur fond bleu, une curieuse créature qui semblait avoir un bec de canard et des cornes semblables à celles d'une antilope sur fond noir, et un perroquet sur fond rouge.
« Ça doit correspondre aux quatre maisons... » pensa-t-elle.
A leur passage entre les deux tables qui bordaient l'allée centrale, les élèves plus âgés, intéressés, les jaugèrent du regard, murmurant à l'occasion des commentaires que Kelly ne pouvait entendre. Tout en bout de table, il y avait le professeur Jar Jar Binns, qu'ils avaient déjà croisés. Pour le reste, Kelly s’était attendue à rencontrer une bande de vénérables magiciens aux longues barbes et aux robes extravagantes, comme le professeur Dumbledore. A la place, c'était un groupe beaucoup plus hétéroclite qui se présentait devant ses yeux.
Quatre d'entre eux semblaient avoir une quarantaine d'années. Le plus petit des professeurs, assis au centre-droit de la table, était un individu très gros au visage poupin, qui souriait d'un air moqueur, les mains jointes sur son ventre. Ses yeux étaient très pâles, et ses cheveux coiffés en arrière étaient d'une couleur indéfinissable, d'un brun clair mêlant le blond sale. Il portait un costume beige avec des rayures argentées, et était coiffé d'un canotier de la même couleur, où deux longues plumes rouges et vertes étaient plantées. A côté de lui était assis un homme beaucoup plus grand, au teint hâlé, vêtu d'un cache-poussière vert kaki, avec une crinière de cheveux noirs en bataille, des yeux marrons qui contemplaient les élèves d'un air maussade et un nez crochu au-dessus d'une moustache fournie et mal taillée.
Au centre-gauche, il y avait un homme de taille moyenne, aux cheveux châtains coupés court orientés sur sa gauche. Son visage à la mâchoire carrée était orné d'un bouc et une moustache. Il portait d'épaisses lunettes carrées, avait de très beaux yeux bleu acier, et était flanqué d'un très long manteau noir au grand col arrondi, qui devait lui tomber jusqu'aux chevilles, avec de grands parements blancs aux manches. Son voisin était sans doute le plus insolite de tous : il portait un énorme poncho brun et pourpre, piqueté de minuscules pastilles scintillantes, et ses avant-bras tintaient sous l'effet des innombrables bracelets qui les enserraient. Sous la table, Kelly aperçut un sarouel rouge carmin. Il avait des cheveux mi-longs ondulés couleur chocolat, une épaisse barbe en pointe, des yeux injectés de sang, et un sourire niais laissait entrevoir des dents jaunâtres.
Il n'y avait que deux femmes : la première, une trentenaire de petite taille qui louchait légèrement, portait des survêtements de sport, avait des cheveux roses bouclés, et une tête toute ronde au teint rougeaud. La deuxième, plus élégante, était habillée d'une robe blanche et bleue claire, avait des cheveux blonds lisses joliment coiffés et de petites lunettes devant ses yeux bleus. Son visage à la peau légèrement plissée lui donnait un peu plus de cinquante ans.
Et au milieu trônait un personnage qui devait être le directeur, Niger Doubledose. Il était gigantesque : dépassant ses voisins de plusieurs têtes, il mesurait facilement plus de deux mètres. Il portait un manteau trois-quarts d'un gris presque noir par-dessus un sweat-shirt gris-bleu dont la capuche rabattue dissimulait des cheveux blancs, dont seules quelques mèches dépassaient sur son front. En revanche, sa fine barbe était inexplicablement brune. Son visage taillé à la serpe, qui lui suggérait une bonne cinquantaine d'année, était affublé d'un nez épaté, d'un menton très prononcé et d'yeux si noirs qu'on n'en distinguait même pas les pupilles. Mais le plus glaçant étaient les deux longues et profondes cicatrices, presque parfaitement parallèles, qui lacéraient toute la longueur de sa joue gauche, touchant presque les commissures de ses lèvres, lui donnant l'air d'un repris de justice.
Kelly n'aurait pas pu définir l'impression que lui faisaient les professeurs de Lettockar. Ils distillaient une aura de bizarrerie qui était étonnamment désagréable. Kelly s'était bien évidemment attendue à ce que le monde magique fourmille d'excentricités, mais ces individus semblaient carrément louches. Était-ce à cause de leurs styles respectifs qui ne leur conférait aucunement un air académique ? Ou bien du fait qu'aucun d'entre eux ne regardait leurs nouveaux élèves avec une quelconque bienveillance ? En tout cas, ils ne correspondaient guère à ce que Kelly avait imaginé comme professeurs de magie. Elle espéra de tout cœur que l'habit ne ferait pas le moine...
Une fois que le silence fut complet dans la Cantina Grande, le directeur de Lettockar se leva, s'éclaircit la gorge et entama un discours d'une voix grave et extrêmement rocailleuse :
- Bonsoir à tous. Ou plutôt, bon retour aux anciens, et bienvenue aux nouveaux. C'est une nouvelle année qui débute à Lettockar, et j'espère qu'elle sera riche pour chacun d'entre vous.
Les yeux du professeur Doubledose se posèrent sur les petits nouveaux, les toisant de toute sa hauteur. Sans qu'il ait eu besoin de donner un ordre, les premières années se tinrent bien droit, comme au garde-à-vous. Avec un faible rictus, le chef d'établissement reprit :
- Élèves de première année, vous réalisez sans doute la singularité de votre situation dans le monde de la sorcellerie. Vous avez été envoyés dans une école cachée, gardée secrète par toutes les autres académies magiques depuis sept siècles. Une école qui a la particularité d'accueillir des enfants de Moldus, que le mépris des sorciers de sang pur ou la négligence des institutions ont empêché d'être intégrés dans les établissements officiels. Et quand vous en serez sortis, le monde des sorciers vous forcera à mentir sur votre propre passé, à taire l'existence de votre école. De fait, beaucoup voient comme un déshonneur, une marque de honte, le fait de faire ses études à Lettockar...
Kelly regarda ses pieds. C'était exactement ce qu'elle avait ressenti quand elle avait appris qu'elle n'étudierait pas la magie dans la prestigieuse école de sorcellerie Poudlard.
- Et bah tous ces gens-là, il faut leur dire : merde ! s'exclama d'un coup Doubledose. Vous êtes des sorciers comme les autres, pas des zonards malchanceux. Qui vous êtes, d'où vous venez, nous, on en a rien à foutre. On est là pour vous préparer à ce qui vous attend dehors ; un monde sans pitié. On a bien l'intention de faire de vous des sorciers qui déchirent, croyez-moi ! J'aime autant vous dire que pour cela, il faudra pas avoir de la sauce curry dans la tête et du saindoux dans le froc. J'attends de vous que durant vos études, vous fassiez briller de mille feux le blason de l'Institut Lettockar, pour prouver que les écoles officielles ne sont rien d'autre que des putains de crâneuses avec rien dans le ventre et qui, un jour, nous regarderont avec envie.
La brutale rupture de ton de Doubledose, qui était passé d'un langage soutenu et solennel à une symphonie de vulgarité, désarçonna complètement Kelly. Elle comprenait que ce discours était fait pour les galvaniser, ses camarades et elles, mais il était d'une telle âpreté qu'il ne parvenait qu'à lui faire peur. Elle examina brièvement l'expression de ses congénères, qui avaient l'air partagés sur la question. Après avoir marqué une nouvelle pause, le directeur sortit de la poche intérieure de son manteau sombre une très longue et épaisse baguette magique et reprit :
- J'imagine que le vieux Viagrid vous a expliqué par quoi va commencer votre année ; maintenant, je vais vous montrer comment vous allez être répartis dans la maison qui vous convient...
Le professeur Doubledose leva alors sa baguette. La grande dalle de pierre où le symbole de Lettockar était gravé se souleva, et du trou émergea un socle de granit. Y étaient disposés d'étranges débris de matériaux divers : de la porcelaine, du métal, du bois… mais aussi du plastique… Que cela pouvait-il bien être ?
Le directeur se mit soudain à chuchoter des incantations, remuant à nouveau sa baguette. Les fragments se mirent alors à briller, puis furent entourées de halos de toutes les couleurs. Ils se mirent ensuite à léviter, et à tournoyer, laissant derrière eux des traînées de lumières. Ils offraient un élégant spectacle qui évoquait des mouvements de bancs de poissons scintillants. Puis, ils s’imbriquèrent les uns les autres, commençant à former un édifice blanchâtre. Des murmures intéressés parcoururent le rang des premières années.
La construction se poursuivait. Kelly plissa les yeux. Cette assemblage prenait une forme étrange… derrière les volutes de lumière magique, elle parvint à distinguer… un siège de toilettes.
- Les Choixlettes magiques ! commenta Doubledose d'une voix claironnante. Un de nos plus précieux artefacts enchantés, aussi vieux que notre école ! C'est très simple : vous respirez un grand coup, vous plongez la tête dans la cuvette et tirez sur la chaînette. Après réflexion, les Choixlettes vous diront dans quelle maison elles vous auront envoyé.
- Par contre, on garantit pas la propreté... ajouta d'une voix grinçante le professeur à lunettes assis à la gauche du directeur.
Viagrid eut un petit rire carnassier et se pencha vers un élève. Il lui marmonna en lui donnant un coup de coude :
- Le plus drôle, c'est quand les Choixlettes n'arrivent pas à se décider.
- Hé, Viagrid, c'est quand tu veux hein ! aboya le grand professeur à moustache, tandis que l'élève à qui le géant s'était adressé pâlissait à vue d’œil.
- De quoi ? Ah oui merde, pardon…
Viagrid tira péniblement un bout de parchemin usé de sa poche, et lut à haute voix :
- Suiaz Rïatla !
- C'est normal qu'on commence par le S ? s'étonna le petit professeur avec un chapeau à droite du directeur, parlant d'une voix douce et mélodieuse.
Le directeur Doubledose, qui s'était rassis, soupira et dit :
- On lit de gauche à droite, Viagrid...
- Ah, exact ! Bon et bien… Altaïr Zaius !
L'appel se faisait donc dans l'ordre nom, puis prénom. Le jeune garçon roux ne bougea pas pour autant. Il lança d'abord un regard effrayé tout autour de lui. Ce ne fut que quand Viagrid se racla la gorge d'un air sévère qu'il consentit enfin à s'avancer vers les Choixlettes magiques d'un pas mal assuré. Il fit encore une pause juste devant l'objet magique, comme s’il espérait que le rituel qu'on venait de lui décrire n’était qu’une mauvaise blague et qu’on allait lui expliquer la véritable procédure.
Le professeur Doubledose lui désigna alors les Choixlettes d'un geste aimable de la main. Zaius s'agenouilla, manifestement toujours aussi effrayé. Il attrapa maladroitement la chaînette rouillée, pris sa respiration et plongea d'un seul coup son visage dans l'eau.
Il tira d'un coup très sec sur la chaînette. Au bout de quelques secondes, une voix suraiguë, comme gonflée à l'hélium, s'échappa des Choixlettes :
- Ornithoryx !
Tandis qu'un tonnerre de hourras et d'applaudissements s'élevait de la table peinte en noir, le garçon roux s'arracha au siège des toilettes et se rua vers ses nouveaux congénères, pressé de mettre le plus de distance possible entre lui et cette horrible installation. Le gros professeur applaudissait vigoureusement, lui aussi. Sans doute avait-il été lui-même élève d'Ornithoryx.
- Artoungue, Eva ! s'écria Viagrid
Une fille de haute taille aux cheveux blonds platine s'avança à son tour vers le Choixlettes magiques. Tout aussi dégoûtée que son prédécesseur, elle plongea également sa tête dans la cuvette.
- Ornithoryx ! cria à nouveau le siège, et les applaudissements des élèves de la même maison redoublèrent.
Au grand étonnement de Kelly, les quatre autres élèves dont le nom commençait par A furent tous envoyés dans la même maison. La jeune fille commençait à se demander si les Choixlettes n'étaient pas devenues complètement gâteuses après des siècles d'utilisation annuelle. Mais enfin, un nouveau nom sortit de la cuvette :
- Borntobewaïld, Stephen !
- Dragondebronze !
- OUAIIIIIIIIIS !! YOUHOUUUUU ! WELCOME ! hurla alors le professeur chevelu aux yeux injectés de sang, qui trépignait sur son siège, visiblement ravi de cette décision.
- Mais pourquoi t'applaudis, connard ? lança le moustachu. C'est pas ta maison !
- Ah bon ? répondit son collègue d'un air ahuri.
- Pepino, dit l'homme à lunettes d'une voix lasse en se massant les tempes du bout des doigts, on t'a dit cent fois que tu étais le directeur de PatrickSébastos !
Ledit directeur baissa alors le regard, souleva son grand poncho et laissa apparaître un tee-shirt sur lequel un dragon brun-doré était tissé.
- Oh putain, mais faut que j'me change, moi !
Il se leva brusquement de table, renversant sa chaise au passage, et quitta précipitamment la salle. Lui lançant un regard noir, le directeur Doubledose fit signe à Viagrid de reprendre. Peu après vint la lettre « E ».
- Ebay, John !
John se leva et, feignant la décontraction, plongea promptement son visage dans les augures troubles des Choixlettes. Un tirage de chasse plus tard, il fut envoyé à Dragondebronze. Une fois la tête sortie de la cuvette, et reprenant sa respiration, il s’adressa au directeur.
- Elle est bonne chef, vous pouvez y aller !
Des rires retentirent dans la salle durant quelques secondes, mais furent brutalement interrompus.
- SILENCE ! tonna Doubledose.
Un calme glacial s’abattit. Kelly sentit ses entrailles faire un saut périlleux. John n’en menait pas plus large, bien au contraire, face au directeur qui le regardait d’un air mauvais. Les élèves plus âgés regardaient leurs souliers. Le camarade de bus de Kelly se précipita vers la table de sa maison, l’air penaud. Une fois qu’il fut assis, la cérémonie reprit.
Plusieurs noms -et répartitions- plus tard, Viagrid s'arrêta, la bouche entrouverte. Apparemment, un nom l'avait interloqué. Il devint rouge comme une tomate, secoué d'un rire étranglé qui devint vite dérangeant pour son entourage. Après avoir repris son souffle, il s'écria :
- Hapoil Nadine* !!
Pendant une fraction de seconde, la salle fut totalement silencieuse. Puis, elle fut envahie par des hurlements de rire provenant de toute l'école. Le professeur Doubledose frappait du poing sur la table, tandis que ses voisins se tenaient les côtes. Kelly elle-même ne put s'empêcher de rire mais, très vite, elle jeta un regard à la malheureuse Nadine. Celle-ci avait fondu en larmes et avait enfoui son visage dans ses mains, recroquevillée sur elle-même. Au bout d'une bonne minute et une fois les rires un peu estompés. Viagrid lui donna une tape supposément amicale dans le dos qui la fit trébucher en avant.
- Oh, excuse-nous, Nadège -c'est bien Nadège, n'est-ce pas ? Ne t'en fais pas, va faire ton test.
Nadine Hapoil fut envoyée à Becdeperroquet. Mais son humiliation reprit de plus belle quand, parmi les acclamations qui l'accueillaient depuis la table rouge, étaient scandés des « A poil ! A poil ! », ce qui la fit à nouveau pleurer. Kelly vit que le dénommé Pepino était revenu dans la salle et s'était joint aux « A poil ! », mais elle le soupçonnait fortement de n'avoir aucune idée de pourquoi il faisait ça.
La cérémonie se poursuivit, chaque passage étant tout aussi embarrassant que le précédent. Kelly ne savait pas très bien si elle était pressée d'en avoir fini à son tour, ou si intérieurement elle repoussait au maximum le moment où elle devrait passer le test. Elle espérait en tout cas être envoyée à la maison Dragondebronze, puisque Naomi y avait aussi été intégrée, rejoignant John dans le plus grand soulagement.
Un vacarme retentissant la tira alors de ses songes. Une bonne partie de la salle s'était mise à crier, et les premières années qui se tenaient le plus près des Choixlettes avaient brusquement reculé, entraînant une bousculade derrière eux. Kelly regarda par-dessus l'épaule de la fille devant elle. Des débris de porcelaines jonchaient le sol, au milieu d'une immense flaque d'eau, tandis qu'un élève de petite taille était toujours accroupi, aspergé de la tête aux pieds, complètement sonné. Un morceau de la lunette avait même valdingué si loin qu’il avait brisé une fenêtre et s’était retrouvé dehors, dans la cour. Les Choixlettes avaient explosé.
Une nouvelle détonation suivies d'étincelles rouges retentit alors dans la salle. Le professeur Doubledose venait de lancer un sortilège avec sa baguette magique pour obtenir le silence. Au bout de quelques secondes, les Choixlettes se réparèrent d'elle-même.
- Hem… oui, j'ai oublié de vous prévenir, ça peut arriver, dit-il d'une voix gênée. Parfois les Choixlettes magiques explosent pendant une répartition, on sait pas pourquoi. Dis petit, lança-t-il au malheureux élève détrempé, tu as entendu dans quelle maison tu étais envoyé ?
- N… non, articula-t-il péniblement.
- Mince. Bon bah… pique-nique-douille-c’est-toi-la-gargouille ! Allez hop, t’es à PatrickSébastos !
- Hm, pas de bol… commenta distraitement le professeur au chapeau à plumes.
Le pauvre élève détrempé se rendit, complètement déconfit, à la table bleue. Ses voisins dégoûtés reculèrent ostensiblement lorsqu’il s’assit à leurs côtés. Viagrid dut s’absenter pour aller chercher le morceau de lunette qui avait voltigé jusque dans la cour ; le professeur Jar Jar Binns, qui ne s'était guère manifesté jusque-là, quitta alors sa table et remplaça le géant après avoir ramassé son parchemin. Kelly vit ses yeux jaunes à faire froid dans le dos parcourir la liste.
- Continuons… Powder… merde, y'a une tache de vin, j'arrive pas à lire ton prénom… Bon ben… Powder ?
Le moment était venu. Kelly avança. Elle s'efforça de ne pas trembloter et de conserver un regard impassible tout au long de la distance qu'elle parcourut jusqu'aux Choixlettes. Elle aurait voulu marcher vite, mais sa répugnance semblait avoir engourdi ses membres. Quand elle fut enfin arrivée à la hauteur de la cuvette, elle contempla un instant le petit bassin. Son eau était limpide, mais cela n'atténuait en rien son dégoût et son humiliation. Avant toute chose, elle leva les yeux vers la table des professeurs. Certains la regardaient avec un amusement enfantin qui était presque insultant.
Puis, sachant pertinemment qu'il était inutile de perdre plus de temps, Kelly s'agenouilla devant les Choixlettes. Elle saisit la chaînette qui servait à tirer la chasse d'eau. Elle vit alors qu'un point d'interrogation en caoutchouc était fixé à son extrémité. Inexplicablement énervée par ce détail stupide, elle grimaça. Imitant ses nombreux camarades, elle rejeta ses cheveux en arrière, plissa les yeux aussi fort qu'elle le pouvait, inspira autant d'oxygène que possible et plongea. L'eau était glacée. S'efforçant de refréner tous ses sens, elle tira alors sur la chaînette.
L'eau des toilettes se mit à tourbillonner, fouettant son visage au passage. Kelly comprit que c'était ainsi que les Choixlettes réfléchissaient. Elle se demandait si elle n'allait pas vomir dans ces ignobles toilettes. Au bout d'une dizaine de secondes, elle entendit :
- Dragondebronze !
Et tandis qu'elle se relevait en bondissant, Kelly entendit autour d'elle un tonnerre d'applaudissements et de cris de joie provenant de la table cuivrée. Haletante, elle reprit peu à peu ses esprits et réussit à ouvrir ses yeux. Son regard se dirigea d'abord vers la table de Dragondebronze. Bien que toujours accablée par son visage ruisselant, elle s'efforça de sourire aux visages enjoués et enthousiastes de ses nouveaux camarades. Avant d'aller s'asseoir, elle jeta un œil à la table des professeurs. Elle s'attarda notamment sur le voisin à lunettes et au manteau noir de Doubledose, qui faisait lentement claquer ses mains et fixait Kelly d'un regard qui la troubla. Un regard perçant et intéressé. Pourquoi cet homme la regardait comme ça ?
*Inspiré d'une histoire vraie.