Lettockar, tome 1 : la honte des écoles
1. Le Tragicobus
Dimanche 4 septembre 1994, 18 heures. Kelly Powder, jeune écossaise de onze ans, attendait près d'un arrêt de bus dont tout portait à croire qu'il était désaffecté, dans la périphérie de Londres. L'endroit entier semblait d'ailleurs désert, abandonné. Il n'y avait pas le moindre passant dans la rue, et pratiquement aucune voiture ne passait sur la route devant elle. Le silence était presque total, à peine perturbé par une légère brise qui sifflait autour d'elle.
Kelly avait une petite tête ovale, de longs cheveux bruns coiffés en queue de cheval de côté. Son visage à la peau lisse était orné d'un nez concave, de lèvres claires et minces, et d'yeux vairons sous des sourcils courbés ; le gauche était bleu ciel, et le droit marron foncé. Ces yeux inhabituels suscitaient toujours un regard intrigué de la part de chaque personne qui la rencontrait pour la première fois. Avec le temps, elle s'y était habituée, bien que, plus jeune, elle avait du mal à supporter le fait qu'on la regarde à chaque fois comme un alien. Il y avait pourtant des particularités bien plus interpellantes que de ne pas avoir les yeux de la même couleur...
Autour de Kelly, il y avait une petite douzaine d'autres adolescents âgés de 11 à 17 ans, accompagnés de leurs parents. Elle-même était avec son père, Morgan, un homme blond affable à la tête allongée, aux cheveux et à la barbe drus, et sa mère Mary, dont Kelly était le portrait miniature. Pour l'occasion, ils avaient emmené avec eux leur chienne Nikita, une adorable Colley de cinq ans, qui s'était assise à côté de Kelly, regardant le paysage de ses yeux noirs avec un calme olympien. Calmes, Papa et Maman l'étaient beaucoup moins, au contraire extrêmement anxieux quant à l'avenir de leur fille.
Car Kelly Powder était une sorcière. Il y a une semaine, un vieil homme très bizarre, avec des lunettes en demi-lune, une longue barbe neigeuse et des cheveux blancs, vêtu d'une robe couleur prune et coiffé d'un chapeau pointu, avait toqué à la porte de leur maison, avait demandé à voir Kelly et lui avait tout révélé ; qu'il existait toute une population de sorciers, dont la société était entièrement régie par la magie, et dont l'une des grandes préoccupations était de rester cachée du monde des « Moldus » - ceux qui n'étaient pas des magiciens - dans le but d'assurer la sûreté des deux peuples ; qu'elle-même était née avec des pouvoirs magiques, bien que ses parents étaient des Moldus ; et qu'elle allait bientôt apprendre à utiliser la magie dans une école spécialisée. Lui-même s'appelait Albus Dumbledore, et était lui aussi un sorcier ; il était même le directeur du collège Poudlard, l'académie magique du Royaume-Uni.
Au bout de toutes ces révélations, Kelly s'était laissée tomber sur le canapé du salon, totalement déroutée. Son père avait cru à une plaisanterie ; il avait fallu que le professeur Dumbledore fasse une démonstration de ses propres pouvoirs à l'aide d'une baguette magique en changeant intégralement l'apparence du salon en quelques secondes pour qu'il le croie. En revanche, sa mère n'avait rien dit de tout l'entretien, et était restée en retrait, étrangement inexpressive.
Cependant, une fois remise de son état de choc, Kelly avait senti l'excitation la gagner. Elle avait petit à petit réalisé ce qu'avoir des pouvoirs magiques signifiait. Elle allait faire des choses extraordinaires, démentielles, plus captivantes que tout ce qu'elle aurait fait si elle était allée au collège normal. Elle n'avait pas quitté la baguette magique de Dumbledore des yeux… bientôt, elle en aurait une, elle aussi. Elle s'était alors imaginée dans une salle de classe, entourée de camarades enthousiastes, à apprendre à faire des sortilèges colorés qui faisaient jaillir des fontaines de jus de raisin – sa boisson préférée -, changer le plomb en or et des objets en animaux… ses parents avaient vu des étoiles dans ses yeux en la regardant s'enflammer intérieurement à l'idée de son arrivée prochaine au collège Poudlard. Surtout que le professeur Dumbledore était extrêmement gentil. Il était souriant, très courtois, ouvert, et surtout très bienveillant. En parallèle de toutes les révélations qu'il avait eu à livrer, il avait beaucoup discuté avec Kelly pour mieux la connaître, et avait mangé avec elle de délicieux petits gâteaux à la framboise qu'il avait fait apparaître par magie. Kelly avait lu plus tard dans son livre d'histoire récente de la magie qu'il était célèbre dans le monde entier ; il était considéré comme le plus puissant des magiciens, était un véritable génie ayant énormément contribué à l'avancée de la sorcellerie, un combattant sans égal qui avait affronté les forces du Mal tout au long de sa vie, et un brillant esprit admiré de tous. Avant même de savoir tout cela, Kelly lui avait dit qu'elle était impatiente d'être son élève…
Mais le professeur Dumbledore lui avait alors annoncé, avec une tristesse manifeste, qu'elle n'irait pas au collège Poudlard. A son grand regret, il arrivait parfois que des enfants de Moldus ne soient pas admis à cette prestigieuse école, pour diverses raisons ; par exemple, parce qu'ils avaient été repérés trop tard par le « Ministère de la Magie », ou bien, dans son cas, parce que les effectifs scolaires étaient complets.
A la place, elle irait à l'Institut Lettockar : il s'agissait d'une école cachée, fondée en secret il y a des siècles, et qui avait la particularité d'accueillir les jeunes sorciers de toute nationalité nés de parents Moldus et qui, comme elle, n'avaient pas pu être scolarisés dans l'établissement où ils auraient normalement dû faire leurs études. Son existence n'était connue que des directeurs des autres écoles, des Ministres de la Magie de chaque pays, ainsi que d'un fonctionnaire chargé de s'occuper en secret de toutes les affaires ayant trait à l'école cachée – notamment l'insertion des adolescents issus de cette académie secrète une fois leur scolarité achevée, ou la révélation aux futurs élèves de leur nature de sorcier. Le professeur Dumbledore avait néanmoins tenu à s'occuper lui-même des enfants du Royaume-Uni : cela lui tenait à cœur. Il lui avait expliqué qu'au cours des siècles, les sorciers « Nés-Moldus » avaient souvent subi les persécutions des sorciers dits de « sang-pur », qui les considéraient comme des erreurs de la nature, des sous-êtres ; c'est pour que les enfants de cette condition aient un refuge que l'école Lettockar avait été fondée, et que son existence avait été tue, pour ne pas être attaquée par les Sang-Purs.
Lettockar était dirigée par le professeur « Niger » Doubledose (mais qu’est-ce que c’était que ce prénom ?), dont elle ferait la connaissance à la rentrée, et se trouvait dans un vaste château. Elle y apprendrait non seulement la magie, mais en plus, elle y habiterait. Tous les élèves résidaient dans l'internat de l'école tout au long de l'année, week-ends et vacances scolaires intermédiaires comprises. Elle ne retournerait chez elle que pour les vacances d'été. Kelly devait donc dire adieu à toute son existence passée ; c'était une nouvelle vie qui commençait pour elle. Adieu son petit village natal, adieu les sorties avec Maureen, Jade et toutes ses amies, adieu la natation qu'elle pratiquait depuis toute petite, adieu le bowling avec ses parents le samedi soir… Cet arrachement n'avait pas été facile à assimiler. Elle avait même furtivement pensé à refuser de tout plaquer ainsi en allant refaire son existence à Lettockar, mais… elle avait su qu'en faisant cela, elle l'aurait regretté toute sa vie. Maintenant qu'elle savait qu'elle appartenait au monde des sorciers, rien ne serait plus jamais comme avant.
Kelly avait fait part de sa déception de ne pas aller à Poudlard, mais elle avait néanmoins assuré qu'elle était tout à fait motivée à apprendre la sorcellerie, quel que soit l'endroit où elle était envoyée, et qu'elle ne doutait pas qu'elle serait très bien à Lettockar – malgré le léger sentiment d'exclusion qu'elle éprouvait en se disant qu'elle était obligée d'aller étudier dans une école cachée, qu'elle n'avait cependant pas osé formuler à haute voix. Le regard du professeur Dumbledore s'était alors perdu dans le vide, et son visage s'était étrangement assombri… Kelly avait eu l'impression qu'il y avait quelque chose que lui non plus n'osait pas dire…
Aujourd'hui, elle attendait avec ses parents et ses futurs camarades le mystérieux moyen de transport qui les emmènerait à leur école de magie. Tous les adolescents provenant du Royaume-Unis s'étaient déplacés, parfois de loin, à ce point de rendez-vous à Londres qui leur avait été indiqué dans un courrier. Les Powder étaient figés, tendus qu'ils étaient. Seule Nikita rompait avec l'immobilité générale en se grattant de temps en temps l'oreille de sa patte arrière. Mais tout à coup, une voix aiguë et affolée retentit derrière eux et fit se retourner tout le monde :
- Excusez-moi, est-ce que c'est ici pour aller à l'école Lettock...
Mais la jeune fille qui venait d'arriver en courant ne finit pas sa phrase, car elle trébucha et tomba par terre ; et pire que tout, l'énorme valise qu'elle tenait à la main et qu'elle avait lâchée s'ouvrit en grand et laissa échapper une avalanche de livres qui s'étalèrent jusqu'aux pieds de Kelly. La nouvelle venue se releva en gémissant d'embarras et Kelly, Morgan et Mary se précipitèrent vers elle pour lui venir en aide.
- Oh, pardon, je… je suis vraiment désolée ! bredouilla la pauvre fille. C'est… c'est ma faute, je suis archi-maladroite… vraiment, je suis confuse...
- Hé, calme, relax, dit patiemment Kelly. Respire par le nez. On va t'aider...
Elle était de petite taille et de frêle constitution, avait des cheveux bruns, raides et cassants, une tête volumineuse et un visage pâlot aux lèvres presque inexistantes. Sur son nez fin et pointu, elle portait de grosses lunettes rondes devant de petits yeux marrons et brillants et des paupières tombantes. Elle parlait d'une voix craintive et nasillarde qui ne cessait de se répandre en excuses tandis qu'elle ramassait ses livres et les rangeait maladroitement dans sa valise, avec le renfort de Kelly et ses parents. Quand tout fut rentré dans l'ordre, elle s'inclina légèrement et déclara d'un ton penaud :
- Merci beaucoup, c'est vraiment très gentil...
- Pas de quoi, répondit Kelly avec un clin d’œil. Tu t'appelles comment ?
- Naomi. Naomi Jane. Et toi ?
- Kelly Powder, et voici mes parents...
Papa et Maman la saluèrent à leur tour, puis s'éloignèrent avec bienveillance, pour laisser les deux jeunes filles entre elles. Kelly engagea davantage la conversation, tâchant d'avoir des gestes de sympathie. Elle trouvait Naomi plutôt rigolote et attendrissante avec son air déboussolé. Quelques instants plus tard, les parents de celle-ci arrivèrent, essoufflés. Apparemment, Naomi s'était précipitée vers le lieu de rendez-vous, toute impatiente, et les avait semés en route. Ils ne firent aucun commentaire, mais toisèrent leur fille d'un air très sévère, ce qui eut pour effet de la faire rougir et la plonger encore plus dans l'embarras. Pour la rasséréner, Kelly poursuivit la discussion avec elle.
- Il faut que je me calme, je suis extrêmement anxieuse… lui chuchota Naomi. Tout ça c'est tellement nouveau ! La sorcellerie, je suis impatiente de l'apprendre, mais ça va être dur… J'ai tellement peur de pas m'y retrouver, d'être noyée sous les infos...
- Moi aussi, je suis stressée… mais faut pas que tu t'en fasses, tu sais, on va tous démarrer au même niveau ! dit patiemment Kelly.
- Je sais bien, mais j'ai pas pu m'empêcher de me préparer comme je le pouvais. J'ai lu tous les manuels scolaires de A à Z !
- Tous ? glapit Kelly, les yeux ronds. La vache, t'es dégourdie ! Moi, je les ai juste survolés…
- Oh, j'ai eu aucun mal, j'adore lire ! Les livres, c'est ma passion, dès que j'en ai un sous la main, je peux pas m'empêcher de le dévorer. Et j'en emporte partout où je vais...
- Oui, j'ai vu, y'a toute une bibliothèque qui est tombée de ta valise...
Naomi fit la moue et baissa les yeux. Kelly lui sourit et lui donna un petit coup de coude, pour lui faire comprendre que c'était un petit tacle amical.
- C'est vraiment dommage qu'on ait pas le droit de faire de magie, il y a plein de sortilèges que j'aurais voulu essayer ! Bon, y'en a des bizarres aussi… tu as vu la page sur le maléfice de Tirage de slip ?
- Euh, non…
Tout à coup, un bruit de klaxon éraillé retentit à l'horizon. Un énorme bus vert opaline fonçait vers eux, conduisant brutalement. Ses roues arrières se soulevèrent légèrement quand il pila devant le petit groupe, qui fit un bond en arrière, effrayé. Ils réalisèrent avec effroi que ce car sale et couvert d'éraflures était leur moyen de transport pour Lettockar. Sur son flanc aux tôles cabossées et à la peinture émaillée était tagué son nom, en lettres attachées mal écrites, qui fit se nouer l'estomac de Kelly lorsqu’elle le lut : Le Tragicobus. La portière avant s'ouvrit lentement en grinçant, invitant les futurs élèves à monter.
L'heure des adieux était venue. Kelly s'accroupit d'abord pour faire des caresses à Nikita, qui lui lécha le visage.
- Au revoir ma belle. Tu es celle qui va le plus me manquer ! s'exclama-t-elle, lançant une gentille provocation envers ses parents.
Faussement contrarié, son père lui pinça la joue en souriant, puis les Powder se serrèrent les uns contre les autres. Émue, Kelly sentit ses yeux devenir humides.
- Au revoir Papa, au revoir Maman, marmonna-t-elle d'une voix contrite.
- Au revoir, ma chérie, chuchota Morgan. Bon courage pour tout, je suis sûr que ça va aller. Tu nous manques déjà…
- Essaie de nous écrire autant que possible, ajouta Mary.
Maman manifestait moins de tendresse, moins de chaleur que Papa. D'ailleurs, depuis le jour où la petite famille avait appris que Kelly irait dans une école de sorcellerie, elle s'était montrée un peu distante, suscitant l'étonnement de sa fille et de son mari. Avant de monter, Kelly attendit Naomi. Celle-ci aussi disait au revoir à ses parents… qui, eux, étaient très solennels.
- Au revoir, Naomi, lui dit son père. Bonne chance pour tout. Fais la fierté de tes parents !
Naomi acquiesça et, le visage ostensiblement tendu, elle rejoignit Kelly. Elles faisaient partie des dernières personnes à grimper dans le Tragicobus. Derrière elle, Kelly entendit Nikita aboyer une dernière fois. Le cœur serré, elle pénétra enfin dans le bus. Un chauffeur en marcel, obèse, poilu et mal rasé, coiffé d'un béret crasseux, était assis au volant.
- Bonjour ! lui dirent plusieurs personnes, dont Kelly, avec enthousiasme.
- Ouais c'est ça, bonjour, bougonna-t-il avec mauvaise humeur. Magnez-vous d'aller vous installer, on a encore un long chemin à faire !
Heurtés par la rugosité du conducteur, les jeunes gens bifurquèrent vers leur gauche, et certain furent surpris par ce qu'ils découvrirent dans le Tragicobus. A l'extérieur, il avait l'apparence d'un bus, mais son intérieur était en fait celui d'un train. Autour d'une grande allée, de nombreuses portes donnaient accès à des compartiments où étaient assis les passagers, que l'on pouvait voir à travers les vitres. Le Tragicobus était d'ailleurs beaucoup long que son apparence extérieure de car bon pour la casse ne le suggérait… était-ce la magie qui lui permettait de dissimuler ainsi son contenu ?
BANG !
Le véhicule redémarra avec une telle brusquerie que les passagers dans le couloir titubèrent et durent s'agripper à ce qu'ils pouvaient pour ne pas tomber.
- Hé, faites attention ! envoya avec colère un garçon de l'âge de Kelly au chauffeur.
- Ta gueule, on est pressés, j'vous dis ! beugla l'interpellé.
Scandalisées et désireuses de mettre de la distance entre elles et l'affreux bonhomme, Kelly et Naomi se redressèrent et parcourent le couloir un petit moment, cherchant un coin tranquille. Elles furent pratiquement arrivées au bout quand Naomi ouvrit la porte d'un compartiment qui était presque vide. Elle y engouffra la tête et demanda à une personne que Kelly ne pouvait pas voir :
- Bonjour… est-ce qu'on peut s'asseoir ?
- Ben, comme vous le voyez, c'est pas surchargé, ici, donc oui. Avec plaisir, même ! répondit avec gaieté la voix d'un garçon.
Les deux filles pénétrèrent dans un compartiment assez délabré aux sièges rapiécés, et dont les filets pour contenir les bagages étaient troués à plusieurs endroits. Kelly remarqua aussi que l'espace entre les deux banquettes rouges était étonnamment grand. En face d'elle, il y avait un jeune garçon de leur âge à la peau noire, assez grand, musclé, avec des cheveux crépus coiffés en picots, habillé d'une robe de sorcier noire de jais. Il avait un visage carré aux joues creusées et aux grands yeux, qui regardaient Naomi et Kelly avec bienveillance, ses jambes croisées et ses longs bras étendus sur le haut de sa banquette. Une fois qu'elles eurent hissés leurs valises dans le grand filet et qu’elles furent assises, Kelly le dévisagea, les sourcils légèrement froncés, et lui lança :
- Hé, mais je te connais, toi ! On s'est croisés chez le fabricant de baguettes magiques !
- Mais oui ! s'exclama-t-il, les yeux arrondis. Kerry, c'est ça ?
- Kelly, rectifia-t-elle. Kelly Powder. Et toi, rappelle-moi ton nom ?
- John Ebay. Et toi ? demanda le jeune homme à Naomi avec un grand sourire.
- Je m'appelle Naomi Jane. Je suis enchantée !
Effectivement, Kelly avait rencontré John au Chemin de Traviole, une rue cachée par la magie, remplie de boutiques où les écoliers de Lettockar venaient acheter leurs fournitures : uniformes, manuels scolaires, instruments, flacons et ingrédients en tout genre pour les potions magiques, et surtout, une baguette magique. Elle s'était rendue à la boutique nommée « B. Debudloose, fabrication de baguettes magiques » ; elle était sombre, légèrement poussiéreuse, et on y trouvait partout des étagères remplies à ras bord de boîtes longilignes soigneusement classées. Le marchand était absent ; Kelly n'avait rencontré dans la pièce qu'un jeune homme qui observait sous tous les angles la baguette qu'il venait d'acheter. En attendant le retour de « B. Debudloose », elle avait engagé la conversation avec lui, parlant notamment de sa baguette, qu'il avait décrite comme étant en bois de cèdre et renfermait une moustache d'une créature appelée un « Fléreur ».
Puis il avait été appelé par ses parents et avait dû sortir du magasin, laissant Kelly seule. Était alors sorti de l'arrière-boutique un immense individu vêtu d'un long manteau à queue-de-pie et d'un pantalon de velours. Immense était même un euphémisme ; il mesurait plus de trois mètres. Sa tête frôlait l'antique lampe qui pendait au plafond au-dessus du comptoir. Kelly avait eu un mouvement de recul, se demandant ce qui avait bien pu arriver à cet homme pour qu'il soit aussi grand. Il était maigre, légèrement voûté, et paraissait très âgé ; sa barbe blanche était si longue qu'elle frôlait le sol. En apercevant Kelly, il s'était adressé à elle d'une voix grave mais affreusement enrouée, comme s'il était constamment sur le point de tousser :
- Bonjour jeune fille… comme vous vous en doutez, je suis Bohort Debudloose, propriétaire du magasin… et vous, vous êtes ?
- Kelly Powder.
- Kelly Powder… oui, oui, vous êtes sur ma liste.
Kelly s'était attendue à ce qu'il lui propose tout de suite une baguette magique, mais le vieil homme avait d'abord pris un instant de pause. Derrière son comptoir, il l'avait longuement contemplée d'un regard perçant, frottant lentement et distraitement les mains. Kelly avait rosi ; elle avait eu l'impression que cet homme essayait de lire dans ses pensées. Tout à coup, M. Debudloose avait posé une question bien curieuse :
- Vous sentez-vous prête, mademoiselle ?
- Hein ? Prête à quoi ?
- Et bien, à entrer à l'Institut Lettockar, ma jeune amie.
- Ben… oui, je pense… avait-elle répondu, interloquée par la question.
- Vous savez, c'est un voyage tumultueux qui vous attend… ce sera totalement différent de tout ce que vous avez connu jusque-là… en bien, comme en mal. Sur ce point, cela dépend du chemin que vous emprunterez là-bas...
Kelly s'était sentie mal à l'aise. Ces paroles mystérieuses n'avaient rien de rassurant. Certes, sa future école serait sans doute étrange, et s'y intégrer risquait d'être difficile, mais était-ce à ce point terrifiant ? Elle avait lancé un regard mi-décontenancé, mi-interrogateur à M. Debudloose, pour essayer de comprendre où il voulait en venir, mais il était immédiatement passé à autre chose.
- Mais ne perdons plus de temps, avait-il dit. Nous allons vous trouver une baguette magique… cela peut prendre un moment.
- Oh, vous savez, je ne suis pas exigeante, je peux prendre n'importe laquelle… avait assuré Kelly.
- N'importe laquelle ? avait hoqueté le vieillard, indigné. Certainement pas ! Votre baguette magique est l'instrument qui fait de vous une sorcière ; vous le garderez toute votre vie ! Ce sera votre bien le plus précieux ! Alors, il vous faut absolument la plus adéquate, celle qui épousera le mieux votre être… ou bien, vous ne deviendrez jamais une vraie magicienne !
- Mais comment choisir la bonne, alors ? Je n'y connais rien…
- C'est la baguette qui vous choisira, mademoiselle...
M. Debudloose avait alors contourné son comptoir et s'était approché avec un mètre ruban. Du fait de son immense taille, il avait dû se courber en deux pour prendre les mesures de Kelly en affichant de nombreuses grimaces de douleur, souffrant vraisemblablement de rhumatismes. Puis, il s'était dirigé vers ses étagères et en avait extrait quelques boîtes de ses mains tremblantes. Il en avait ouvert une devant Kelly, révélant un bâton fin et luisant.
- Tenez, essayez celle-ci : 27,5 centimètres, facile à manier, très souple… elle est en bois de houx et renferme une plume de phénix – le matériau magique qui constitue son « cœur ». Je vous en prie, prenez-la et agitez-la un peu...
Kelly avait bien fait quelques mouvements avec la baguette, mais il ne s'était strictement rien passé. De plus, elle l'avait sentie étrangement froide dans sa main, comme si elle avait absolument tenu à ce que Kelly la lâche. Debudloose lui avait alors reprit la baguette.
- Non, elle ne vous convient pas. Testons celle-ci… 20,4 centimètres, bois d'acacia et morceau de colon de rougarou, un peu rigide.
Kelly ignorait ce qu'était un rougarou, mais elle avait été dégoûtée d'apprendre que l'instrument qu'elle était en train de tester contenait un morceau de son colon, et avait prié pour que cela ne devienne pas sa baguette. Heureusement, il ne s'était rien produit avec celle-ci non plus.
En tout, Kelly avait testé six baguettes magiques, contenant des matériaux de plus en plus dérangeants : prostate de dragon, poil d'intestin de troll, pis de minotaure femelle… Celle qui l'avait choisie avait fait pleuvoir des étincelles aux couleurs de l'arc-en-ciel au moment même où elle l'avait prise en main. Elle mesurait 26,1 centimètres, était en bois d'ébène et contenait un crin de licorne à l'intérieur. A chaque fois qu'elle la tenait, Kelly sentait une curieuse chaleur circuler dans ses doigts. C'était comme si elle avait une nouvelle amie…
Au moment où Kelly avait quitté la boutique après avoir payé la baguette avec des Gallions – des pièces de monnaie des sorciers que ses parents avaient échangées contre des livres sterlings à un guichet à l'entrée du Chemin de Traviole -, Debudloose lui avait dit d'une voix éthérée, presque spectrale :
- Bon voyage, jeune fille, bon voyage...
Kelly fut soudainement tirée de son souvenir par une question de John :
- Vous venez d'Angleterre, du coup ?
- Oui, j'habite près de Birmingham, répondit Naomi.
- Moi, je suis écossaise, précisa Kelly. Et toi ?
- Je suis kényan, révéla John.
- Tu viens du Kenya ? s'étonna Kelly. Mais… le bus est allé jusque là-bas ?
- Ouais, et aussi en Russie, en Amérique, en Australie…
- Mais… mais comment il fait pour aller comme ça aux quatre coins du monde ? bredouilla Kelly, incrédule.
- Regarde par la fenêtre.
Les sourcils levés, elle s'exécuta, et sursauta. Le Tragicobus roulait littéralement sur une immense étendue d'eau, soulevant des trombes d'eau à son passage. Ils se trouvaient au beau milieu de la mer. Kelly comprit aussitôt que le Tragicobus était en train de traverser la Manche. John eut un sourire en voyant leur air ahuri. Il prit soudainement le ton et l’attitude d’un guide touristique et commenta d’une voix pompeuse.
- A votre droite, vous pouvez voir que le Tragicobus peut rouler sur l'eau. Il peut aussi sauter par-dessus les montagnes, plonger sous le sable et passer entre les grillages. Nous arrivons bientôt à Paris, où vous verrez que le Tragicobus peut aussi rendre les français aimables.
Kelly et Naomi commencèrent à rire, mais elles furent brutalement interrompues quand le Tragicobus fit tout à coup une espèce de looping qui envoya les trois jeunes gens valser dans les airs. John se cogna violemment la nuque contre le mur derrière lui, et les filles tombèrent par terre, l'une sur l'autre. Malgré la porte fermée qui étouffait les bruits extérieurs, ils entendirent très distinctement des cris d'autres passagers malmenés provenir de tous les compartiments voisins. Quand le véhicule fut restabilisé, John, Kelly et Naomi se relevèrent péniblement, leurs corps endoloris.
- Oui, de temps en temps, il fait ce genre de choses, aussi, grommela John en se massant les cervicales.
- Euh... sinon, John, prêt pour l'école ? demanda Naomi pour changer de sujet.
- Ça va, j'ai eu le temps de me faire à l'idée… pourtant ça m'a fait un choc quand on m'a tout révélé, à propos de la magie, des sorciers, tout ça…
- C'est pareil pour tout le monde, je pense, commenta Kelly avec un pâle sourire.
- Au début j'ai même cru que c'était un canular, jusqu'à ce que la personne qui est venue m'annoncer que j'étais un sorcier transforme le canapé du salon en hippopotame !
- Classe… dit Naomi en riant. Et c'est qui au juste, la personne qui est venue t'expliquer tout ça ?
- C'est le fonctionnaire du Ministère de la Magie du Kenya, qui est secrètement chargé des « Affaires Lettockar » … répondit John d'une voix neutre.
- Nous, c'est Albus Dumbledore, le directeur du collège Poudlard, le plus puissant sorcier du monde ! lança Kelly d'un ton un peu fanfaron.
- Ouais, j'ai lu des trucs à son sujet en feuilletant un peu les bouquins… vous en avez, de la chance !
Le voyage dans le Tragicobus, fait d'acrobaties invraisemblables, de virages serrés dans de grands bruits rouillés et de freinages brutaux qui faisaient valdinguer les passagers sur leurs banquettes, n'était pas le plus propice à la discussion, mais les trois sorciers novices tâchèrent tout de même de faire connaissance. John était très sympathique. A l'inverse totale de Naomi, il était décontracté, et même un peu détaché vis-à-vis de la rentrée, préférant enchaîner les petites blagues que de parler école. Avec lui, ils avaient pu discuter plus sereinement, et se présenter plus en détail.
Puisqu'elle se trouvait avec deux personnes de son âge et surtout dans la même situation qu'elle, Kelly put alors livrer ce qu'elle avait sur le cœur, chose qu'elle n'avait pas pu faire ces derniers jours. Elle leur raconta que depuis sa naissance, elle s'était toujours sentie un peu mal dans sa peau. Certes, elle n'avait pas manqué d'amour, d'affection, elle avait été entourée de gens formidables, avait eu des activités, des passions, mais elle avait toujours senti une étrange sensation de vide en elle. Comme s'il lui manquait quelque chose à accomplir, ou à dévoiler. Elle ne s'était jamais sentie complètement à sa place partout où elle allait dans ce qu'elle ignorait à l'époque être le monde des Moldus. Il y avait au fond d'elle comme une force contrariée qui ne demandait qu'à sortir, qui la faisait se sentir à part, différente des autres, mais qu'elle devait réprimer, de peur de susciter leur défiance. Le pire étant qu'elle ne s'était jamais expliquée pourquoi elle avait toujours eu cette impression d'être une étrangère...
Or, il y a une semaine, Albus Dumbledore lui avait apporté la réponse à tout ça : oui, elle était différente de ses parents, de ses amis, de ses voisins, de ses instituteurs, de son entraîneur de natation. Elle appartenait tout simplement à un autre univers… son vrai univers, caché pendant onze ans. De fait, elle attendait beaucoup de l'Institut Lettockar : elle espérait qu'elle y trouverait enfin sa place dans le monde, que l'apprentissage de la magie comblerait ce fameux vide…
Le Tragicobus s'arrêtait aux capitales des différents pays, où attendaient des élèves, exactement comme Kelly et ses camarades. Ils s'arrêtèrent donc à Paris, puis à Rome… où le bus se stoppa avec brutalité, après avoir roulé à peine un demi-kilomètre. Une voix d'homme amplifiée et grésillante retentit alors dans tout le Tragicobus, comme s'il y avait eu un haut-parleur :
« Votre attention à tous ! Le Tragicobus rencontre quelques difficultés techniques, il va falloir que vous aidiez à le faire redémarrer ! »
Un gros panache de fumée rouge explosa alors au beau milieu du compartiment, l'emplissant entièrement, et faisant tousser les passagers présents. Quand il fut retombé, des espèces de vélos d'appartements étaient apparus, fixés au sol, sous l’œil ahuri des trois compagnons.
« Grimpez là-dessus et commencez à pédaler, et qu'ça saute ! » grogna le chauffeur.
Il y eut un silence abasourdi dans le compartiment.
- C'est une plaisanterie ? éructa Kelly.
- Allez, dépêchez-vous, on va pas y passer la nuit !
Kelly, John et Naomi se regardèrent d'un air mi-perdu, mi-outré. Après être restés figés un instant, croyant désespérément que quelque chose allait résoudre le problème à leur place, ils durent se résigner à enfourcher les appareils et pédaler. Le mécanisme était rouillé et très dur, et rien que les premiers mouvements leur lacérèrent les muscles. Ils se tuèrent à la tâche pendant de longues minutes sans aucun résultat, pestant, jurant et se demandant si ce qu'ils faisaient servait à quelque chose. Comment leur école pouvait les avoir confiés à un véhicule aussi pourri ?
Enfin, un énorme bruit de moteur signala qu'ils avaient réussi à relancer le Tragicobus qui, une fraction de seconde après, reprit sa route à toute vitesse, secouant une fois de plus la cabine avec violence. Les compagnons d'infortune descendirent des vélos et se laissèrent tomber sur leurs places, épuisés.
- Ben dis donc, c'est raide ! commenta John, dérouté.
- C'est dingue, tu veux dire… c'est quoi ce délire ? s'écria Kelly. On nous emmène à l'école avec un engin où on doit pédaler pour le faire redémarrer ?
Les yeux de John et Naomi s'écarquillèrent. Le visage de Kelly avait la particularité de devenir rouge pivoine étonnamment vite lorsqu'elle s'énervait, ce qui effrayait souvent les gens. Or là, elle avait plus d'une raison d'être irritée compte tenu de la manière dont se déroulait le voyage. Cerise sur le gâteau, le Tragicobus tomba une deuxième fois en panne une demi-heure plus tard après un arrêt à Madrid, et eut encore plus de mal à redémarrer : les passagers durent pédaler durant un quart d'heure. Quand Kelly, John et Naomi purent quitter leurs détestables vélos, les jambes meurtries, cette dernière suggéra :
- Kelly, il faudrait qu'on mette nos robes de l'école, tant qu'on en a encore le temps, je pense...
John, qui avait déjà revêtu ses habits de sorcier avant qu'elles arrivent, sortit un instant pour les laisser se changer. L'uniforme pour les filles était constitué d'une chemise blanche, d'une jupe allant jusqu'aux genoux et d'une ample robe noire, avec de très grandes manches. Sur la poitrine était tissé un « L » en écriture gothique de cinq ou six centimètres. Kelly, habituée à ses jeans, ses tee-shirts et ses vestes, se sentait un peu gauche dans cet ensemble excentrique. Mais au moins, elle avait à présent l'air d'une vraie sorcière !
Ils firent un dernier arrêt à Lisbonne. Une quinzaine de minutes après – durant lesquels les trois nouveaux amis prièrent de toutes leurs forces qu'il ne tombe pas encore en panne -, le Tragicobus se stoppa.
- Allez hop, tout le monde dehors !