Les Premiers Chasseurs

Chapitre 27 : XXVI Récit d'une nuit d'horreur

5977 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 24/03/2023 05:16

CHAPITRE XXVI : RÉCIT D’UNE NUIT D’HORREUR


Alors qu’il traitait de la paperasse importante, mais au combien ennuyeuse, Étienne Courneuf fut interrompu par l’arrivée d’un hibou directement de son bureau. Le fait était rare, habituellement tout son courrier passait d’abord par quelqu’un d’autre, parfois Odon Marchas, pour y être trié. Seules les missives demandant son avis ou ayant un intérêt pour sa fonction lui étaient ensuite amenées.

Cette lettre, arrivée directement sur son bureau, l’intrigua. Il savait que par sécurité, il devait normalement faire appel à quelqu’un pour vérifier que ce n’était pas un stratagème à son encontre. Il regarda l’enveloppe, elle lui était adressée, c’était certain.

À l’attention exclusive de monsieur Étienne Courneuf, Ministre de la Magie.

Cette adresse était suivie de la mention « URGENT » écrite en rouge.

Le ministre tendit sa baguette avec prudence et vérifia qu’elle ne recélait pas de danger. Il n’y détecta aucune trace de magie, si piège il y avait, c’était peut-être du poison. La faisant léviter devant lui, il usa de ses pouvoirs pour la décacheter et la déplier, la maintenant à hauteur de ses yeux pour qu’il puisse en lire le contenu.

Il avait à peine lu les deux premières lignes qu’il oublia toute prudence et s’en saisit à pleine main pour continuer sa lecture. Ses traits blêmirent à mesure qu’il parcourait le texte qui recouvrait la page, et sa main tremblait quand finalement il la reposa sur son bureau une fois fini.

Jamais Étienne Courneuf n’avait à ce point senti le poids des années peser sur ses épaules. Il s’affaissa dans son siège, prenant sa tête entre ses mains.

C’est ainsi qu’Odon Marchas entra. Il s’inquiéta immédiatement, pensant à un malaise, et se précipita auprès de lui.

— Monsieur ! Allez-vous bien ? demanda-t-il.

— Il y a des fois, mon cher Odon, où j’ai envie de tout abandonner, répondit le ministre d’une voix faible. C’est juste un de ces moments…

— Pourquoi vouloir abandonner, monsieur ? Vous êtes… Vous vous rapprochez du but chaque jour.

— Oui… mais j’en suis encore si loin…

— Que dit cette lettre, monsieur ? questionna l’archiviste remarquant le parchemin qu’il tenait encore.

— Oh ! Ça ? C’est la raison de ma lassitude soudaine. Je vous en prie, lisez, car je n’ai point la force de vous narrer ce qu’elle me rapporte. Et peut-être m’apprendrez-vous que je n’ai fait qu’un cauchemar…

Odon lut la missive d’une seule traite, pâlissant à vu d’œil. Étienne Courneuf, qui l’observait, y vit la confirmation qu’il n’avait pas imaginé ces mots. Étrangement, le fait d’avoir partagé avec son subordonné le contenu de ce courrier lui redonna assez d’énergie pour se relever, comme s’ils partageaient ce fardeau.

— C’est… c’est horrible ! parvint à dire Odon.

— Oui, et je vais devoir y envoyer des hommes, car il me faut une confirmation et une évaluation sur le terrain. Envoyez un hibou urgent au comte d’Estremer, voulez-vous. Expliquez-lui la situation et… non, demandez-lui d’y aller avec son ami Mathias Corvus, et joignez-y une copie de cette lettre, qu’il sache sur quoi il risque de tomber.

— Tout de suite, monsieur, obéit Odon.

D’un coup de baguette, l’archiviste dupliqua la lettre. Puis il prit une plume et un autre parchemin et griffonna rapidement l’ordre du ministre. Il n’osa pas demander à Étienne Courneuf de vérifier si ce qu’il avait écrit lui convenait, ce dernier ayant rebaissé la tête pour repartir dans des réflexions douloureuses. Il se contenta d’apposer le sceau du ministre et se rendit à la volière.

Quand il revint, il trouva le ministre de nouveau droit sur son siège et prenant des notes.

— Monsieur, voulez-vous que je vous apporte quelque chose pour vous requinquer ? interrogea-t-il.

— Non merci, Odon, répondit Étienne Courneuf. Nous avons du travail. Et je dis « nous », car je pense que votre aide sera la bienvenue. Il faut préparer la prochaine réunion concernant le Secret Magique. Surtout que d’ici là, cet évènement sera sûrement connu dans toute l’Europe. Bien sûr, il nous faudra attendre le rapport du comte d’Estremer pour finaliser. Prenez votre plume, mon cher Odon, et prenez note.

L’archiviste s’exécuta immédiatement, se postant à l’écritoire.

 

Lorsque le hibou arriva à Estremer, ce fut le fidèle Noé qui l’accueillit. Il récupéra le rouleau de parchemin et se dirigea immédiatement vers la salle d’armes. Il lui était inutile de demander où se trouvait son maître, il mettait un point d’honneur à toujours savoir où il était quand celui-ci se trouvait au logis, cela faisait partie de son devoir en tant que majordome. C’était d’ailleurs vers lui que se tournaient les occupants du château – nobles, invités ou employés – pour savoir où se trouvait telle ou telle personne.

En descendant l’escalier menant à la salle d’armes, il perçut de plus en plus fort des cliquetis d’épées s’entrechoquant et des formules incantatoires quand un sortilège était lancé. Même s’il n’était pas homme de guerre, il apprécia le spectacle que lui offraient les deux combattants. On aurait dit une véritable chorégraphie digne des ballets parisiens. Leurs mouvements étaient fluides, ils passaient d’un coup d’acier à un maléfice avec une aisance extraordinaire.

Noé remarqua tout de suite leurs différences de style. Philippe était plus aérien, sa rapière, longue et fine, volait tel un insecte vif, sa pointe servant de dard. Mathias, armé de sa plus pesante broadsword, frappait plus en puissance, il avait l’avantage de pouvoir effectuer des coups d’estoc comme de taille, mais il y perdait en vitesse même s’il parvenait toujours à esquiver ou parer les attaques du comte.

Par contre, alors que Philippe avait le visage tendu, tressaillant à chaque coup, Mathias était visiblement plus détendu, s’autorisant même quelques sourires légers entre deux passes. Il y vit la principale différence entre ces deux hommes : l’un était un combattant tout ce qu’il y a des plus doué quand l’autre était un guerrier expérimenté par des années de pratique, d’éducation martiale et de combats divers.

Les deux amis mirent fin à leur joute sans qu’un coup ultime ne fût placé, décidant juste qu’ils s’étaient assez exercés. Ils se saluèrent respectueusement et posèrent leurs armes, allant se désaltérer en se servant des godets d’eau.

— Vous avez bien récupéré depuis votre empoisonnement ! s’exclama Philippe.

— C’est un trait de famille, nous guérissons toujours vite de nos blessures et maladies, répondit Mathias.

— Monsieur le comte, fit Noé en s’approchant, un courrier du Ministère.

— Merci, Noé.

Philippe décacheta le parchemin et commença aussitôt la lecture de la première page. Il se précipita sur l’autre feuille et blêmit à sa lecture.

— Que se passe-t-il, Philippe ? questionna Mathias en remarquant le trouble de son ami. Une mauvaise nouvelle ?

— Le village de Montbal aurait été attaqué par l’Inquisition, informa le comte. Ce serait un vrai massacre… Le ministre demande que nous nous rendions sur place pour lui faire un rapport détaillé et comprendre ce qu’il s’est passé.

— D’où vient la nouvelle ?

— D’un sorcier travaillant comme domestique de manière anonyme chez le comte de Toulouse. Un baron serait arrivé depuis Montbal disant que pendant qu’ils rendaient « justice », ils se seraient finalement fait attaquer par des sorciers. Toute la troupe de l’Inquisition aurait été massacrée.

— Je ne vais pas pleurer sur leur sort. J’ai vu plusieurs fois les horreurs dont sont capables ces « saints hommes ».

— Certes… acquiesça Philippe. Le ministre veut que nous nous rendions sur place pour lui faire un rapport sur cet évènement. De plus, d’après ce qu’a rapporté le baron survivant, les sorciers étant intervenus répondaient à un homme qu’ils appelaient « maître ».

— Taran… souffla Mathias. Eh bien, partons !

— Je vais faire préparer des vivres pour le voyage et vos chevaux, monsieur, dit Noé qui était resté en attendant de recevoir des ordres.

— C’est un village sorcier, nous pourrons nous y rendre en cheminée, arrêta Philippe.

— Ce n’est pas une bonne idée, intervint Mathias. Il vaut mieux y aller à cheval, on ignore s’il y a encore des inquisiteurs ou des hommes de Taran dans les parages. En cheminée, on les surprendra, mais nous risquons de tomber sur trop nombreux pour nous.

— Oui, vous avez raison. Les chevaux alors, Noé.

Le temps de préparer leurs baluchons et de dire au revoir à leurs proches et les deux hommes transplanèrent près de Bressols, cette bourgade étant l’endroit le plus proche de Montbal qu’ils connaissaient. Ils mirent une demi-journée de cheval pour l’atteindre.

Dans la pâle lumière de ce jour d’hiver, ils découvrirent d’abord les chariots et chevaux de l’Inquisition, certains visiblement rendus nerveux par la faim. D’un geste de sa baguette, Mathias libéra les chevaux de trait pour qu’ils puissent aller chercher leur subsistance dans les champs environnants.

Le village était déserté par toute âme qui vive, ils ne virent que des morts. Leurs tenues ne laissaient aucun doute sur leur nature moldue, les corps des sorciers étaient manquants. Les deux amis pensèrent immédiatement que les survivants du massacre avaient offert des sépultures aux leurs, délaissant les agresseurs pour les laisser aux charognards. Effectivement, plusieurs tombes récentes avaient été creusées dans le cimetière du village. Philippe en compta quatre-vingt-deux.

— Autant de morts… Sans compter ceux réduits en cendre par le bûcher, dit-il. Mais où sont les survivants ?

— Retournons dans le village, nous les y trouverons peut-être, souffla Mathias.

— Votre ton dit que vous n’y croyez pas.

— J’ai d’autres interrogations : l’Inquisition est venue par la route de Montauban, comme nous, ils ont dû les voir venir et donc pouvoir se préparer. Et même s’ils ont été surpris, c’était un village de sorciers, tous avec une baguette et sachant s’en servir un minimum. Pourquoi ne se sont-ils pas défendus ou n’ont-ils pas transplané ?

— Bonne remarque, c’est vrai que c’est étrange. Il nous faut un témoin pour nous éclairer. Fouillons le village, nous devons être plus précis dans notre rapport sur les évènements d’ici, et peut-être aurons nous des indices pour nous aider.

Ils délaissèrent très vite les maisons du village, ne trouvant que du mobilier parfois brisé et aucun élément intéressant, et encore moins d’habitants en vie. Ils trouvèrent la place centrale encore encombrée par les restes du bûcher et une pile de cadavres de soldats et moines. Un corps à moitié calciné était attaché à un des piloris, les cendres pas encore totalement froides l’entourant de fumerolles. À ce qu’il restait de sa tenue, Philippe en déduisit qu’il s’agissait d’un cardinal, probablement le chef de cette colonne de l’Inquisition.

Philippe trouva le cadavre d’un moine encore penché sur son écritoire de voyage. Il s’intéressa surtout au document coincé entre lui et la planche : il s’agissait d’une liste des sorciers et sorcières exécutés par bûcher en vue de dresser le procès-verbal à la fin. Il s’en empara, ce document pourrait être utile au Ministère pour dresser les actes de décès, il se dit en même temps qu’il devrait relever les noms gravés sur les tombes fraîches pour les y ajouter s’ils n’y étaient pas. Mais dans un premier temps, il compta les noms pour se faire une idée plus précise du massacre : cent trois avaient péri dans les flammes.

— Sait-on combien vivaient ici ? questionna Mathias.

— Je demanderai à Odon Marchas, répondit Philippe, mais vu la taille du village, j’estime qu’ils devaient être aux alentours de deux cents. La nuit a dû être longue et terrible pour eux.

— Si on en croit ce que le baron survivant à rapporter, il restait des villageois en vie quand ceux qui sont intervenus l’ont laissé partir. Où sont-ils ? Ils ont creusé les tombes et ont disparu. Et la question demeure : pourquoi ne pas avoir utilisé la magie ? Il n’y a aucun impact d’un sortilège perdu sur les murs, s’il y avait eu un combat, il y en aurait inévitablement.

— Le seul qui pourrait nous renseigner, c’est ce baron, justement.

— Alors, allons lui demander, conclut Mathias. On ne trouvera rien de plus ici.

Dans l’instant qui suivit, ils furent tous deux à Toulouse, Mathias y ayant déjà séjourné par le passé. Sachant qu’ils ne pourraient entrer à la demeure du comte local de nuit, Philippe suggéra de trouver où se loger dans une auberge, ce à quoi son compagnon répondit :

— Je connais quelqu’un qui pourra nous héberger. De plus, il aura peut-être quelques renseignements pour nous sur les derniers évènements.

Philippe suivit Mathias dans les quartiers ouest de la ville et mit pied à terre quand celui-ci le fit. Le Corvus vint frapper à la porte d’une maison quelconque.

— Qui est là ? demanda-t-on au travers du bois.

— C’est Mathias Corvus, répondit-il.

— Les Corvus sont morts.

— Pas tous. Tant que je serais debout, les Corvus se battront toujours. Comme à Séville…

À ces mots, le cliquetis du verrou se fit entendre et une silhouette sombre se dessina dans l’embrasure de la porte quand elle s’ouvrit, tenant un pistolet à la main.

— Qui est-ce ? questionna la silhouette.

— Un ami, répondit simplement Mathias.

— Entrez.

L’intérieur de la masure était aussi simple que l’extérieur, sans fioriture, juste meublé de l’essentiel. Le maître des lieux alluma une bougie à l’aide d’une mèche qu’il plongea dans les cendres rougeoyantes de sa cheminée, y jetant au passage une bûche pour en raviver les flammes. À la lumière du cierge, Philippe put voir le visage de leur hôte : c’était un homme d’une quarantaine d’années, à la musculature solide des hommes de guerre, le visage taillé à la serpe et les cheveux foncés légèrement ondulés.

Il posa son pistolet sur un meuble et invita ses visiteurs à prendre place autour de la table. Il sortit un pichet de vin et leur en servit.

— Puis-je en savoir plus sur ton ami ? demanda-t-il de prime abord.

— Je vais le laisser se présenter lui-même, répondit Mathias.

— Bonsoir, monsieur, je suis le comte Philippe d’Estremer. Je vous remercie de votre hospitalité.

— Estremer est loin d’ici… Sorcier ?

— Oui, monsieur. Et puis-je également savoir chez qui nous sommes ?

— Néréus Vidor.

— Enchanté, monsieur Vidor.

— Mélanie et les enfants ne sont pas là ? demanda Mathias.

— Les deux grands sont à Beauxbâtons. Quant à Mélanie, j’ai préféré l’envoyer ailleurs avec la plus jeune, en attendant que ça se tasse. Toulouse est devenue plus dangereuse pour les Sorciers.

— Êtes-vous moldu ? interrogea Philippe.

— Oui, pas de problème avec ça ?

— Aucunement, monsieur.

— Ouais, vous êtes sincère, ça se voit dans vos yeux. Et Mathias ne m’amènerait jamais quelqu’un dont il n’est pas sûr. Qu’est-ce qui vous amène dans le coin ?

— As-tu entendu parler de Montbal ? questionna Mathias.

— Je connais le village de nom sans m’y être jamais rendu, répondit Néréus. Et je sais que l’Inquisition l’a investi il y a peu, et n’en est pas revenue. Les rumeurs disent que cette colonne a été décimée.

— C’est le cas, nous avons été missionnés par le ministre de la Magie pour lui rapporter les détails de ce qu’il s’est passé là-bas.

— Toi ! Travailler pour le Ministère ! Est-ce la perte des tiens qui te pousse à ça ?

— Si je dois m’associer au Ministère pour retrouver celui qui a commandité l’attaque du Bois aux Corbeaux et retrouver les enfants qu’il a enlevés, je le fais, trancha Mathias. Philippe et un archiviste du Ministère nommé Odon sont d’une aide précieuse, notre cible est la même, donc nous faisons équipe.

— Je comprends, si quelqu’un s’en prenait à Mélanie et aux enfants… approuva Néréus. Vous êtes-vous rendu à Montbal ?

— Nous en revenons, informa Philippe. Ça a été un vrai massacre. Les habitants du village ont été décimés par l’Inquisition, et l’Inquisition a été décimée en retour.

— Par qui ? Le Ministère n’est jamais allé jusque-là, bien qu’il aurait fallu.

— Un mage noir nommé Taran qui cherche a dominé tout le monde, Sorciers comme Moldus, et qui se sert des tensions actuelles pour s’affilier les nôtres. S’il réussit, les Moldus seront réduits à l’état d’esclave. Du moins, le tentera-t-il…

— Je vois… Bien que moldu, comme vous dîtes, je peux comprendre le point de vue de cet homme. Ce n’est pas pour autant que j’y souscris. Comme je ne souscris pas à l’idée du Secret Magique, même si je comprends sa nécessité. Heureusement, j’ai épousé Mélanie il y a longtemps, si j’ai bien compris, ma mémoire ne sera pas effacée. Vous dîtes que les villageois ont été massacrés, ne se sont-ils pas défendus ou n’ont-ils pas fui en transplanant ? reprit Néréus après avoir bu une gorgée de vin.

— C’est justement pour éclairer cette partie que nous sommes là, expliqua Mathias. Un seul homme de la colonne de l’Inquisition en a réchappé, sûrement laissé en vie pour qu’il puisse raconter, nous voudrions lui parler. C’est un certain baron de Saint-Lys, il doit être chez le comte de Toulouse. Tu le connais ?

— Non, un petit noble local comme il y en a tant, je suppose…

— Nous irons au matin le trouver, annonça Philippe. Je n’aurais qu’à me présenter et personne ne nous empêchera de passer. Il faut bien que mon titre serve à quelque chose.

— Vous pouvez dormir ici. Je ne vous accompagnerai pas demain, je préfère rester en dehors des problèmes pour protéger ma famille.

— On ne te demandera rien de plus, finit Mathias.

Néréus rit légèrement.

— Finalement, ce n’est pas vraiment comme à Séville, dit-il.

Le lendemain matin, les deux hommes dirent au revoir à Néréus et parcoururent tranquillement les rues de Toulouse en direction de la demeure du comte local.

— Vous connaissez monsieur Vidor depuis longtemps ? questionna Philippe en chemin.

— Depuis longtemps, c’était un ami de ma grande sœur, c’est elle qui lui a présenté Mélanie d’ailleurs, raconta Mathias. Nous sommes devenus amis quand je les ai accompagnés pour quelques boulots. Mon père avait une grande estime pour lui, et je peux vous dire qu’il fallait la mériter !

— Un homme tel que vous le décrivez nous aurait accompagnés.

— Avant oui, maintenant, après des années sur les routes et dans les batailles, il n’aspire plus qu’à vivre tranquille avec sa famille. Je respecte ça, tout comme l’homme qui a gagné le respect de toute ma famille par ses actes au combat. Il a amplement mérité cette paix, même si je sais qu’il serait capable de reprendre les armes si la nécessité l’ordonnait.

— Nous allons faire en sorte qu’il n’ait pas à les reprendre, conclut Philippe. Nous arrivons, il me semble.

Les sentinelles gardant la demeure du comte de Toulouse se contentèrent d’indiquer le chemin quand Philippe et Mathias se présentèrent à eux. Les deux hommes mirent pied à terre et attachèrent leurs montures aux anneaux prévus à cet effet. Ils furent alors abordés par le concierge du lieu.

— Mon seigneur, à qui ai-je l’honneur ? demanda-t-il.

— Philippe comte d’Estremer, je souhaiterai m’entretenir avec le baron de Saint-Lys, il est ici paraît-il.

— En effet monsieur le comte, veuillez me suivre. Votre laquais peut vous attendre là, ajouta-t-il en posant les yeux sur Mathias.

— Ce monsieur n’est pas mon laquais et il va m’accompagner.

— Comme vous voudrez.

Ils le suivirent jusqu’à un salon où le baron se trouvait en société avec plusieurs autres individus. Le concierge leur fit signe d’attendre le temps qu’il les annonce.

— Monsieur le baron, le comte d’Estremer demande audience,

— Qui donc ? fit le baron de Saint-Lys.

Philippe s’avança, chapeau sur la tête. Le baron se leva et comme l’exigeait l’étiquette, il s’inclina devant le comte qui se présentait à lui. Ce dernier lui rendit son salut en se découvrant.

— Je n’ai pas le plaisir de vous connaître, monsieur. Je suis Robert, baron de Saint-Lys.

— Philippe d’Estremer, et voici mon compagnon, Mathias Corvus.

Le baron n’accorda qu’un signe de tête poli au baroudeur habillé de serge noire qui se tenait sagement en retrait. Mathias ne s’en formalisa pas, il savait que pour la grande majorité des nobles, il ne fallait pas s’abaisser à s’adresser aux gens sans particule.

— Que puis-je pour votre service, monsieur le comte ? questionna le baron.

— Je suis venu par curiosité. Passant dans la région, j’ai entendu parler de ce qu’il s’est passé dans un village des environs, je souhaitais juste en apprendre plus par une source directe. J’ai cru comprendre que toute la colonne de l’Inquisition dont vous faisiez partie a été horriblement massacrée. Vous seul en avez réchappé ! Je suis curieux de savoir comment, tout simplement, monsieur le baron.

— C’est justement ce que j’étais en train de raconter à mes amis ! s’écria-t-il visiblement enchanté de se mettre en valeur. Joignez-vous à nous, je vais recommencer mon récit. Du vin pour monsieur le comte ! Et pour son ami…

— Que désirez-vous boire, Mathias ? demanda Philippe.

— Ce n’est pas tous les jours que quelqu’un de mon extraction peut boire en si précieuse compagnie, répondit Mathias avec toute l’hypocrisie du monde. Je boirai la même chose, si cela plaît à monsieur le baron.

S’il décela l’ironie dans le ton de Mathias, le baron se garda de le montrer et fit signe au valet de le servir. Philippe lança un regard à son ami, lui intimant de ne pas intervenir, du moins, pour le moment. Mathias comprit le message et alla s’asseoir hors du cercle, écoutant en silence en sirotant sa boisson.

— Nous vous écoutons, monsieur, invita Philippe une fois servi.

— Il y a plusieurs jours, alors que nous n’étions pas loin de l’Aquitaine, nous avions reçu un message disant qu’une attaque de maudits sorciers aurait prochainement lieu au village de Bressols, près de Montauban, narra le baron de Saint-Lys. Nous nous sommes tout de suite mis en route. Cela faisait déjà plusieurs semaines que j’avais rejoint la colonne de Monseigneur le cardinal Fabius de Rocfédeau, un grand homme d’église qui aurait pu devenir le prochain Pape, j’en suis convaincu. Nous cheminions aussi vite que possible, souhaitant empêcher cette attaque. Malheureusement, nous sommes arrivés trop tard : plusieurs Bressolais étaient morts dans une attaque des sorciers du village de Montbal, dont le prêtre. Nous avons recueilli leurs témoignages. « Faisons route vers Montbal pour châtier ces enfants de Satan ! » a alors lancé le cardinal, et nous nous sommes mis en route, sachant que nous arriverions le soir et que c’est l’heure où les pouvoirs des ténèbres sont à leur paroxysme. La peur aurait pu nous envahir, mais Dieu était avec nous.

Le baron et son auditoire se signèrent à ces mots, fermant les yeux dans une déférence divine que Mathias trouva passablement ridicule. Lui et Philippe furent les seuls à s’abstenir du moindre geste, mais tout à leur ferveur religieuse, aucun ne les remarqua.

— Quand nous sommes arrivés, j’ai été surpris de découvrir un village semblable à tous ceux par lesquels j’étais passé dans ma vie, reprit-il. Si nous ne savions pas qui habitait ce lieu, nous n’aurions pu le deviner. Le seul point le différenciant des autres villages était l’absence d’église, mais dans la nuit, je ne l’ai pas remarqué tout de suite. Un homme est tout de suite venu à notre rencontre, il se présenta comme le chef du village et nous offrit l’hospitalité. Je vous laisse imaginer ce qui nous serait arrivé si nous étions de simples voyageurs surpris par le soir tombant… Ces démons nous auraient attirés dans leur antre et nous aurions servi de sacrifice dans des rituels sataniques.

Plusieurs des femmes de l’auditoire portèrent leurs mains à leurs bouches dans un geste exagéré d’effroi, certains des hommes durent prendre sur eux pour cacher le frisson qui les parcourut. Tous se signèrent une fois de plus, comme pour conjurer un mauvais sort.

— Lorsque le cardinal de Rocfédeau le confondit en accusant son village de l’attaque de Bressols, le chef, un certain Hélarion Marchaut, ne sut que répondre. Nous reçûmes l’ordre d’arrêter tout le village et de les interroger sur leurs pratiques démoniaques. Protéger par Dieu, nous nous mirent à la tâche. Bien entendu, certains tentèrent de résister ou de fuir, mais nous les avons rapidement mis au pas.

— Comment ?

Le baron, qui allait continuer son récit, s’arrêta net, se demandant un instant qui l’avait interrompu. Son regard et celui de son auditoire se tournèrent vers Mathias. Philippe ne put s’empêcher de lever les yeux au ciel, même si la question de son ami était similaire à celle qu’il comptait poser.

— Que disiez-vous, monsieur ? demanda le baron.

— J’ai dit : comment ? répéta Mathias.

— Ce que veut dire mon compagnon, intervint Philippe, c’est que vous vous attaquiez à des sorciers, qui, comme nous le savons tous, ont certains pouvoirs. Et donc, il souhaiterait savoir comment ces vils sorciers ont essayé de se défendre et de fuir. Ont-ils usé de magie ? Ont-ils sorti leurs baguettes ? Se sont-ils servis de balais ou ont-ils simplement disparu dans un tourbillon ? Et comment avez-vous contré cette magie ?

— Oui, c’est vrai qu’il est intéressant d’éclaircir ce point, je suppose… acquiesça de Saint-Lys. Voulez-vous le savoir, monsieur le comte ?

— Je suis pendu à vos mots !

— Eh bien, ils ont brandi leurs baguettes, mais je vous l’ai déjà dit : Dieu était avec nous. Par je ne sais quel miracle qui n’appartient qu’à lui, aucune magie ne surgit contre nous, et aucun de ces partisans du malin n’a pu tenter fuir autrement qu’en courant, ce qui fut bien inutile contre nous. Certains furent tués dans les premiers instants, la plupart reçurent le juste châtiment de Dieu.

Un craquement se fit entendre, tous l’ignorèrent, seul Philippe comprit qu’il s’agissait des jointures des poings de son ami derrière lui.

— Loin de moi l’idée de mettre en doute votre récit, baron, dit Philippe, c’est bien la première fois que j’entends parler d’absence de magie lors d’une attaque de l’Inquisition contre des Sorciers.

— Je comprends vos doutes, monsieur le comte. Je ne peux l’expliquer, j’en ai été pourtant témoin.

Le baron continua son récit avec moult détails sur cette nuit horrible. Derrière lui, Philippe pouvait sentir tout le désir de Mathias de faire ravaler ses paroles et ses actes à ce nobliau sans honneur. Lui-même devait bien avouer devoir prendre sur lui pour ne pas dégainer son épée quand il l’entendait parler de « justice » pour évoquer des actes d’une barbarie sans nom.

Enfin arriva la fin de ce récit morbide qu’ils n’avaient pu abréger, de crainte de paraître suspects.

— Le cardinal s’adressait à moi, contait toujours le baron avec suffisance, me disant qu’il parlerait de moi au Roi, quand une voix surgit des ténèbres. Tous les feux – y compris ceux des bûchers – s’éteignirent et des hommes sortirent de l’ombre tout autour de nous. Des sorciers, cela va de soi, pas du village d’après ce que j’ai compris. Leur chef… on aurait dit un fantôme avec des yeux d’un bleu brillant. Le cardinal a ordonné de se saisir de lui, mais il usa de sa magie et tua plusieurs hommes. Tous les bons chrétiens qui nous accompagnaient furent tués alors que ce sorcier, que d’autres appelaient « maître », devisait tranquillement avec le cardinal. Puis il le tua en le faisant brûler, comme s’il était un impie. Vous vous rendez compte ! Brûler un saint homme comme un démon !

Philippe sentit une nouvelle fois son ami remuer derrière lui, se retenant de cracher une réplique cinglante.

— Puis ce sorcier s’est adressé à moi, m’assurant que j’aurai la vie sauve, dans le but que je raconte cette histoire. Il m’a laissé partir et j’ai accouru jusqu’ici pour rendre compte à monsieur le comte de Toulouse et aux prélats de l’Église. J’espère bien faire partie de l’expédition qui sera lancée contre ce criminel hérétique.

— Il ne vous a pas dit son nom ? questionna Mathias.

— Pas une seule fois je ne l’ai entendu, comme je l’ai dit, ses hommes l’appelaient « maître ».

— Savez-vous où le trouver ? demanda Philippe. Je suppose que oui vu que vous prévoyez un assaut contre lui et ses sbires.

— Eh bien… non, nous l’ignorons… Mais j’imagine qu’ils sont toujours à Montbal, occupés à quelques rituels sataniques.

Mathias se leva, posant son verre sur un guéridon.

— Philippe, je crois que nous n’apprendrons rien de plus auprès de cet… individu, dit-il sans cacher son mépris pour le baron. Ne perdons pas plus de temps que nécessaire.

Soufflé, le baron se leva d’un coup et allait se récrier quand le comte d’Estremer fit de même. De Saint-Lys pensa un instant qu’il allait réprimander son homme de main, mais il déchanta rapidement.

— Vous avez raison, Mathias, annonça le comte. Allons-y.

— Cet homme de peu de qualité a affiché son mépris envers moi ! s’exclama le baron de Saint-Lys. J’exige qu’il soit châtié. Il vous appartient, je m’en remets à vous pour la punition, monsieur le comte. Je peux, sous votre autorité, l’appliquer moi-même.

— Il ne manque pas de confiance, on ne peut pas lui enlever ça, souffla Mathias.

— Monsieur le baron, monsieur Corvus ne m’appartient pas, c’est mon ami, et il a plus de qualité que la grande majorité des nobles que j’ai croisé dans ma vie, asséna Philippe. Si vous avez un différend à régler avec lui, je vous suggère de traiter directement avec l’intéressé. Je sais qu’il ne vous refusera pas une réparation. Cependant, je vous conseille de vous en abstenir, vous n’avez aucune chance.

— C’est ce que nous allons voir ! s’écria le baron en tirant son épée. En garde, monsieur ! Je vous accorde un duel, vu que monsieur le comte d’Estremer pense que vous pouvez rivaliser avec mon noble lignage.

— Ça me démangeait, dit Mathias en dégainant sa broadsword.

— Mathias, ne le tuez pas, murmura Philippe à son oreille quand il passa près de lui. Cela nous apporterait trop de problèmes.

— Je ne comptais pas le tuer, juste le ridiculiser. Ça ne peut pas lui faire de mal de prendre une leçon d’humilité.

Philippe sourit, content de voir qu’ils étaient du même avis concernant le nobliau.

Les autres nobles s’étaient écartés pour laisser assez de place aux duellistes. Le baron faisait des moulinets avec sa rapière, Mathias étirait son cou et ses épaules.

— À outrance[1], monsieur, annonça le baron.

— Si vous voulez, personnellement, je m’arrêterais quand j’estimerai vous en avoir assez donné.

— Vous serez mort avant que cela n’arrive.

Mathias soupira, les yeux exprimant la lassitude.

— Nous commençons ou vous voulez me faire mourir d’ennui ? J’aimerais raccourcir un peu vos dentelles. Et je n’ai pas beaucoup de temps à vous consacrer.

Le visage du baron s’empourpra et il se jeta sur Mathias pour l’attaquer. La pointe de la rapière n’atteignit pas le visage du spadassin, celui-ci ayant vu l’attaque de loin, il l’esquiva sans même que son épée n’ait à toucher celle de son adversaire. Sur la passe suivante, un grand mouvement circulaire, Mathias bloqua la lame en tenant la sienne vers le bas et en s’approchant du baron. Sans que les fers ne rompissent le contact, il vint planter la pointe de sa broadsword dans le pied avancé du nobliau, lui arrachant un cri de douleur alors que le sang jaillissait de sa chaussure. Puis il l’envoya au sol en lui assénant un violent coup de coude au visage, lui explosant le nez.

Mathias sortit un mouchoir pour essuyer sa lame avant de la ranger. Les amis du baron l’entouraient déjà. Le spadassin lui lança un dernier regard et rejoignit Philippe.

— J’en ai fini.


[1] À mort.


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