Le Masque des Métamorphoses

Chapitre 1 : L'attrape nigaud

Chapitre final

4835 mots, Catégorie: G

Dernière mise à jour 15/12/2020 19:09

Merci à OldGirl pour son soutien.


Les petits dormaient paisiblement sous une pelote de poils ; ils avaient tété toute la nuit. Affamée, la mère se mit en quête de nourriture. Des bruits sourds à l’extérieur du nid faisaient vibrer le sol. Un danger ? La jeune maman avait l'habitude de fréquenter ces géants à deux pattes qui d’un seul mouvement de hanche parcouraient deux lieues à la fois. Jusqu’à présent ils ne l’avaient pas dérangée, ils la laissaient tranquille. Tout le secret résidait dans la bonne distance qu’elle mettait entre elle et eux. Non, ce qu’elle craignait par-dessus tout, c’était la bête. Selon la rumeur elle surgissait de nulle part, terrible, sans crier gare ; elle vous emportait là où on ne vous retrouve jamais. L’histoire voulait que la bête ait mangé sa propre mère. Elle était partie un matin à l’aventure et n’était jamais revenue. C’est pourquoi à chaque fois qu’elle quittait le nid, la jeune mère redoublait de vigilance, elle ne voulait pas laisser sa progéniture orpheline, ça brisait des destins.

Son ventre gargouilla, comprimé comme un ballon de baudruche qui se dégonfle ; la faim l’emporta sur la prudence, elle devait sortir. Levant son museau, les narines écartées, elle huma longuement l’air ambiant, la respiration saccadée, ce qui permit aux effluves d’imbiber son palais. Il y avait là tout un panel d’odeurs, un bouquet de parfums à décortiquer. La première, suave et appétissante, caressa ses papilles ; on n’était pas très loin des cuisines. Une autre lui piqua le nez, comme une épice mal digérée ; sans doute une fiente de hibou, la volière était à côté. Par chance, domestiqués et bien nourris, ces animaux-là ne chassaient pas dans les parages ; ce n’était pas un danger. Elle décela, à la dérobée, un troisième arôme, furtif, discret, léger, une particule qu’elle ne connaissait pas. C’était trop fin pour son nez, trop éparpillé, étouffé, cela venait sans doute de loin.

Rassurée, elle jeta un coup d’œil hors du nid. Le sol vibrait encore entre quelques notes de silence, mais le chemin des cuisines lui parut dégagé ; pas une ombre pour l’aveugler. Elle s'appuya sur sa queue et entreprit une nouvelle analyse olfactive pour voir s’il y avait du nouveau. Toujours les mêmes odeurs, à droite une lignée alléchante qui mettrait en appétit le plus civilisé des trolls ; à gauche, ce picotement nauséabond, putride, comme une carcasse décomposée ; enfin, ici et là, erratique, un arôme inconnu au bataillon. Les sens en alerte, elle observa longuement l’espace qui la séparait de son but. Il était là, tout près, la voie dégagée, et personne aux alentours pour l’empêcher d’avancer.

Dévorée par la faim, elle retint son souffle et se lança à toutes jambes. Sans un regard en arrière, sûre d’elle, elle se faufila comme un vif d’or, avec la furtivité d’un éclat de soleil, la tête enivrée par ces odeurs croustillantes et dorées ; des montagnes de nourriture pour enluminer ses papilles, tout cela rien que pour elle ; c’est du moins ce qu’elle s’imaginait. Elle serait hors du danger une fois la porte franchie, elle pourrait alors se repaître à sa guise et se remplir la panse. Elle ramènerait peut-être un petit quelque chose à grignoter aux enfants ; il fallait bien qu’ils découvrent les richesses de la gastronomie, ça leur ferait plaisir. Elle s’en rongeait les babines.

Elle ne vit rien venir. Une masse lourde et puissante lui écrasa le dos, le monde s’effondrait sur ses épaules ; elle n’arrivait plus à avancer. Elle voulut rebrousser chemin, prendre ses jambes à son cou, mais un terrible coup porté depuis les cieux la foudroya à l’arrière du crâne. Un croc pointu, acéré d’un froid d’hiver, se planta dans sa chair et lui déchira la colonne. Une atroce douleur la fit convulser, elle n’avait jamais autant souffert. Paralysée, elle se sentit soulevée par une gueule chaude et humide, une haleine fétide, presque trop douce dans ce champ de torture, elle en perdit connaissance...

—   Bonjour le chat, c’est une belle souris que tu as là !

L’inspecteur Martin Lazare rejoignait son bureau à grands pas quand il vit le félin trotter vers lui, fier, la queue en clef de sol et un rongeur pendouillant de chaque côté de ses canines. Il se pencha pour essayer de le caresser du bout des doigts, mais l’animal s’enroula en huit entre ses chevilles avant de se dérober. Il cherchait un refuge pour savourer sa chasse du jour. Il sauta sur une chaise, escalada une étagère, fit tomber sans gêne quelques livres sur les litiges des procès moldus au Moyen-Age (les couvertures s’abimaient depuis des lustres), et gagna d’un bond souple et assuré le haut d’une armoire, encastrée dans un mur, sur laquelle reposaient un reste de thorax dépecé, de la poussière par milliers, et une vieille fiole vide, oubliée de tous, qui servait de mausolée à une araignée desséchée. « Tout travail mérite salaire », songea Martin pris de naïveté en regardant le chat se glisser sous le plafond. Il ne voyait plus que le bout de sa queue remuant comme un ver qui se tortille. Un homme l’interpella et le sortit de sa rêverie.

—   Inspecteur, avez-vous écouté le match hier ? Les Girouettes du Mont-Ventoux ont collé deux cents points aux Tornades de Kiev.

—   Bonjour Gill, beau match en effet, je crois que Willi Dust met quatre-vingt-dix points à lui tout seul ? C’était le moment de miser un Gallion.

—   Ouais, ce gars est imprévisible, la semaine dernière il était aux abonnés absents, et là il nous sort le grand jeu. Je ne pensais pas qu’il jouerait…

—   Quand vous avez le bon remède, railla un sorcier qui passait derrière eux en trainant un homme menotté.

Il salua son monde et ajouta d’un signe de tête :

—   Je l’ai surpris faisant les poches à trois gobelins.

L’inspecteur dévisagea la fripouille.

—   Décidemment, dit-il, vous passez plus de temps avec nous qu’avec votre pauvre mère.

—   J’aime bien voir vos sales têtes, répondit l’autre sans ambages, ma mère n’est pas aussi drôle que vous.

L’agent secoua le sac de Gallions qu’il avait chapardé.

—   Joli petit larcin, dit-il, faut avoir du culot pour s’attaquer à trois gobelins.

—   Je voulais vous offrir un peu de sympathie, répondit le vaurien sardonique.

—   Coffre-moi ça avec le loup-garou, ça lui fera les dents, répliqua l’inspecteur.

Il fixa le voleur.

—   Une journée avec la bête vous apprendra à garder les mains dans les poches.

L’autre pâlissait alors qu’on le forçait à avancer.

L’inspecteur se retourna vers Gill.

—   On en reparle à midi, si tu veux, je suis sur une affaire urgente.

—   Ah, toujours les tripes ?

Martin acquiesça avant de continuer son chemin. Il accéléra l’allure. Il salua rapidement ses collaborateurs, d’un geste de main, pour leur faire comprendre qu’il était pressé. L’interpellation aurait lieu aujourd’hui même. Il s’engouffra dans un couloir en demi-cercle, franchit une volée de trois marches, et arriva devant la porte de son bureau où reluisaient sur un écriteau d’or les beaux mots d’« Inspecteur Lazare ». La poignée s’ouvrit à son passage et il lança sa veste et son chapeau qui allèrent se ranger sur le porte-manteau en forme d’épouvantail.


Martin Lazare avait été nommé, voilà cinq ans, Auror en chef au Département des Affaires de Criminalités Magiques, autrement dit : inspecteur. Seuls trois autres sorciers pouvaient se targuer d’un tel poste de responsabilité : Guerwald Bredole, Théodose Lugarus, et Félix Horkidor, formant avec lui l’implicite Quatuor de la Rosace, l’élite des Aurors du pays.

La promotion de l’inspecteur avait eu lieu quinze ans après la chute de Vous-Saviez-Qui. Il faut dire que lorsque le jeune Potter avait terrassé le Seigneur des Ténèbres, les bureaux d’Aurors de tous les continents avaient tourné à plein régime. Martin avait bénéficié de cette époque de chasse aux sorcières pour faire ses armes et prendre du galon.

Sa réputation de chasseur de mages noirs n’était plus à faire, il avait à son tableau une vingtaine de sorciers coupables des crimes les plus abominables, dont l’affaire Leoni Catelo, une longue traque de deux ans qui nécessita la participation de tous les services du pays. La capture du criminel, qui avait coûté la vie à un Auror expérimenté, décida le ministre de la Défense Magique, Alicius Suspis (lui-même ancien Auror et directeur de ce qu’on appelait alors le Département National d’Enquêtes Magiques) à nommer l’inspecteur Lazare à son nouveau poste, choix qu’il ne regretta pas. En effet, Martin était, de tous les Aurors en chef, celui qui avait le moins d’affaires criminelles « classées sans suite », ce qui lui valut en interne son surnom d’inspecteur Croc-sorcier, en référence à cette créature des pays chauds qui se nourrit exclusivement des sorciers imprudents osant s’aventurer sur son territoire. Quant au territoire de Martin, il était très vaste, il pouvait s’étendre du sud de la Manche au nord de la Méditerranée, en passant par le golfe de Gascogne et les berges du Rhin. Il avait néanmoins creusé son terrier entre la Normandie et la Bretagne, deux des régions les plus peuplées en sorciers, en brouillard, et en créatures du monde magique. Il laissait, selon un accord tacite, la prérogative des trois autres coins du territoire à ses trois autres collègues du Quatuor de la Rosace.  

En plus de son dur travail de terrain qui consistait à inspecter pour rattraper la vermine et les assassins, Martin avait tout un monde à gérer. Ce n’était pas une mince affaire, il devait jongler habilement entre les ordonnances imprévisibles et contradictoires qui venaient d’en haut, les contestations qui émergeait d’en bas, et la nécessité de clôturer les enquêtes afin d’alléger le casier des enquêtes inachevées.

Il avait sous ses responsabilités une centaine d’agents en tout genre, et pour toute situation : des Unités d’Intervention Rapide qui se dépêchaient de débouler sur les lieux d’un crime, aux spécialistes du Cabinet des Affaires Moldues chargés (comme le nom l’indique) de s’occuper des interactions avec les Moldus, en passant par des experts en créatures magiques que l’on voyait toujours la main fourrée dans un tas de crottin qu’ils fournissaient généreusement comme engrais aux botanistes. Ces derniers, à l’abri et au calme dans leurs serres chaudes et humides, cultivaient des rangs de mandragores, des patates douces, et de multiples plantes locales et exotiques. Ils approvisionnaient les locaux des maîtres des potions et des alchimistes qui, entre eux, se chamaillaient sans cesse sur la composition précise des contrepoisons. Pour les uns, il était intolérable de laisser tremper l’asphodèle dans le mercure quand, pour les autres, il était inenvisageable de remplacer le mercure par de l’armoise. Cas classique de conflit d’école.

Il y avait aussi les mystérieux ASM (Agents Spécialistes des Maléfices), des ASCM (Agents Spécialistes des Contre Maléfices), un croque-mort légiste (qui passait son temps à la cantine pour disséquer les beefsteaks), sans oublier l’essentiel bureau des Arts Divinatoires qui comprenait, en l’absence de voyants qualifiés, une oniromancienne improvisée et chargée de classer les prophéties selon sa propre compréhension de la chose. Elle surveillait en même temps un bric-à-brac d'artefacts dont on avait oublié à quoi ils servaient, et beaucoup de toiles d’araignées alourdies par la poussière et le poids des ans. Cette liste, non exhaustive, négligeait comme souvent l’ensemble de la petite main-d’œuvre, celle tenue d’offrir des conditions de travail agréables pour tout ce beau monde, c'est-à-dire des elfes de maison à foison, occupés au ménage et à la cuisine, ou encore d’une volière logeant une trentaine de rapaces au-dessus d'une couche de fiente (que les elfes curaient une fois la semaine). Il y avait en plus tout un parc animalier de créatures qu'il fallait entretenir. Une bonne moitié d’entre elles avait été confisquée à des propriétaires ou des trafiquants peu scrupuleux.


A vrai dire, quiconque côtoyait Martin reconnaissait en lui un homme brillant. C’était un sorcier réfléchi, habile, doué en magie, sorti de l’Académie avec les félicitations du jury, ce qui le destina tout droit à une carrière d’Auror. Il franchit pas à pas et sans incident toutes les marches qui le conduisirent à ses nouvelles responsabilités, bien supporté par son chef d’alors qui voyait en lui un homme loyal et serviable. C’était quelqu’un d’honnête, travailleur, rationnel, cartésien, méthodique, parfois docile mais peu naïf ; un homme qui avait parfaitement investi son rôle d’inspecteur, difficilement corruptible car peu intéressé par le pouvoir, disons-le, un homme qui mettait un point d’honneur à son intégrité et à la parole donnée. Il ne détestait qu’une chose, se gardant bien de le crier sur tous les toits, il peinait à enfourcher un balai, traumatisme d’une lourde chute, plus jeune, où il était passé, en moins de temps qu’il n’en faut à la foudre pour s’abattre sur terre, d’un flirt avec le soleil à une discussion avec les carpes au fond d’une mare. Il savait tenir un manche, mais toujours avec un cognard dans le ventre.

 

Martin enquêtait depuis plus d’un mois sur une banale affaire, un trafic de tripes de Skvader, un animal originaire des pays froids et protégé du fait de sa rareté. Le braconnage de cette pauvre bête était considéré comme un crime de lèse-majesté. Les tripes de Skvader n’avaient aucune propriété magique, mais bien cuisinées dans un bouillon de thym, accompagnées d’un verre de vin, elles fondaient sous les papilles. Or, dans un pays où manger est un art et chaque repas une messe, le malfrat espérait faire bonne fortune. L'inspecteur devait le coincer dans la journée, l’informateur pouvait arriver à tout moment.

En attendant, Martin déplia la pile de courrier qui s’était écroulée sur son bureau. La première lettre avait tout l’air d’un règlement de compte. Elle dénonçait un élevage clandestin de Scroutts à pétard dans un appartement en cœur de ville. Les explosions régulières dérangeaient les riverains qui n’en dormaient plus, elles risquaient d’attirer l’attention des Moldus. « Un sortilège de sourdine aurait fait l’affaire », songea Martin. Il trempa sa plume d’oie dans un encrier et inscrivit quelques mots au bas du parchemin : Demande à Lepetit d'aller régler l’histoire.

Il signa, et la lettre se replia de telle façon qu’elle fut transportée à tire-d’aile jusqu'à son destinataire. La seconde lettre était marquée du sceau du Département des Affaires de Criminalités Magiques (un cochon croquant une pomme), écrite par la main même de son collègue et ami Horkidor. Ce dernier sollicitait Martin pour recevoir auprès de lui un jeune Auror qui avait entrepris de devenir inspecteur, un dénommé Henri Dessouche, travaillant sous ses ordres. Horkidor le jugeait suffisamment brillant pour tenter de monter en grade. Le dossier était impeccable, Martin avait entendu parler de lui. Il ne rechigna pas à recevoir un peu d’aide, maintenant que Filbert avait raccroché. Il répondit par l’affirmative et demanda à ce qu’on lui envoya Henri après la résolution de l’enquête, enquête qui devait s’achever, espérait-il, le jour même.

La porte de son bureau s’ouvrit sans un bruit, une tasse de café lévita tranquillement vers lui comme sur un coussin d’air, une cuillère remuant la petite goutte de calva que Martin appréciait tant. Il saisit l’anse du mug pour y déposer ses lèvres, laissant les arômes caresser les papilles et la faïence réchauffer ses mains. « Cette brave Goudie est vraiment aux petits soins. Je devrais faire plus attention à elle. Ça fait combien de temps qu’elle bosse là ? Quinze ans ? » Il faisait référence à l’elfe de maison qui tous les jours lui préparait sa boisson.

Il remua son fond de café et le termina d’une gorgée avant qu’il ne refroidisse. La tasse, une fois vide et posée dans sa coupelle, s’envola en sens inverse mais vint buter contre la porte close. Elle força et rebondit une fois, deux fois, trois fois, avant que la porte ne s’ouvre d’un coup sec et ne l’envoie se briser contre le mur. Des perles noires coulèrent sur le revêtement et sur le sol. Les morceaux se recollèrent comme un puzzle, et la tasse put enfin quitter la pièce sans demander son compte, laissant une tache dégoulinante et un peu de marc sur la peinture blanche.

Martin n’y prêta guère attention, il parcourait toujours le paquet de lettres qu’il survola jusqu'à la dernière, un parchemin mal en point, gondolé sur les bords, comme grignoté par des petites dents. Il le retourna recto/verso, mais la place réservée à l’expéditeur était vierge. Seul le destinataire était indiqué d'une écriture minuscule, et encore, avec une précision toute relative, puisque la lettre s’adressait à l’attention de l’Auror en chef. Sur le morceau de parchemin, il put lire ces quelques mots tracés d’une écriture fine et tremblante, des bavures à la place du point des i :

26   Bis, route de Nohant, Sarzay.

Une marque sombre salissait le papier, comme une tavelure sur la peau d’une pomme bien mûre. L’inspecteur recevait tellement de courriers inutiles qu'il s’apprêtait à la chiffonner, mais la porte de son bureau s’ouvrit de nouveau à la volée dans un branle-bas de combat. Il sursauta, et la lettre emportée par le courant d’air glissa sous un meuble.

—   On le tient ! cria l’homme qui entra en trombe.

Il était suivi par une oie blanche prénommée Péguy. Elle avait comme signe distinctif un ruban bleu autour du cou. Elle cacarda plus fort qu’une trompette en longeant les murs du bureau tel un poisson dans son bocal, ce qui mit Charlie en colère ; le hibou essayait de récupérer de sa nuit de travail. Mécontent, il hulula à son tour prêt à pincer le moindre doigt qui lui passait sous le bec.

Sans perdre de temps, Martin attrapa son traditionnel Fédora noir, revêtit un long pardessus d’un beige à nuance vénitienne (manteau qu'il gardait toujours à portée de main et qui aura une grande importance dans la suite de l’histoire), s’assura d’avoir sa baguette bien en poche, et emboita le pas de son subordonné qui lui-même suivait son oie au triple galop.

Ils traquaient un vaurien prénommé Kabih, identifié comme étant le cerveau du trafic de trippes de Skvader. Suivant un plan habilement exécuté et dont l’idée de départ fut suggérée par l’intendant responsable des cuisines, ils avaient réussi à lui tendre un piège en se disant intéressés par la marchandise.

Une demi-heure plus tard, très méfiant, comprenant qu’il venait de se faire coincer comme un bleu, Kabih jeta sa contrebande et tenta de prendre la poudre d’escampette. L’inspecteur avait réussi à le désarmer, mais il manqua son sortilège d’immobilisation. Le filou profita de cet intervalle de temps pour s'esquiver derrière un angle de bâtiment et sortir un vieux Nimbus 2000 de sa poche. Il s’envola comme une flèche, masqué par le building empêchant les agents sur place de hasarder quelques sorts.

Etant le seul en mesure d’engager la poursuite, Martin, à contrecœur, enfourcha son balai et se mit en chasse. Le malfrat filait à toute vitesse, tête baissée, les cheveux ébouriffés ; il fonçait vers les épais nuages qui recouvraient le ciel tout en louvoyant pour éviter les sorts que lui balançait l’Auror. Sans doute espérait-il semer l’inspecteur dans l'amas de pluie qui s’approchait dangereusement. Ce dernier avait du mal à le suivre ; sa propre monture, un vieux coucou, était plus apte à chasser la poussière qu’à une course de vitesse.

D’un coup d’œil l’inspecteur analysa la situation, il ne devait pas laisser Kabih atteindre son but ou il le perdrait de vue. Il essaya de jeter un maléfice pour le ralentir, mais la pression de l’air rendait la manœuvre compliquée ; à chaque fois qu’il se redressait pour viser, l’autre, habile comme un moineau, étendait la distance qui les séparait dans un ballet aérien.

Kabih s’engouffra dans un immense cumulus pareil à du blanc d’œuf battu en neige. Il était si étendu qu'il lui suffirait de prendre la direction opposée pour être certain de semer son poursuivant. Martin contourna le nuage par le haut et gagna en altitude. Il observa attentivement à 360°. Hélas, à cette distance un homme au loin n'apparait pas plus gros qu’un point noir sur le nez. Il commençait à avoir froid, de l’eau condensée ruisselait sur son manteau jusqu’à passer par l’encolure de sa cape et à glisser le long de son cou.

—   Volassignis !

Une boule de lumière pareille une chandelle rouge flotta un instant en l’air avant d’exploser et d’illuminer la masse de coton comme l’éclair illumine la nuit. Le sorcier restait invisible à l’abri du nuage. Bonne nouvelle, tant que Kabih était acculé ici, il ne savait pas où il allait. Mauvaise nouvelle, il y avait d’autres cumulus dans les environs.

Une oie survola Martin. Il reconnut son ruban bleu qui lui pendait au cou.

—   Péguy ! Cherche ma belle.

Le volatile du Département, entrainé pour suivre les pistes et retrouver les traces, tombait au bon moment comme un cadeau du ciel. Son plumage blanc de sel lui garantissait discrétion et camouflage, seul son petit bec orangé sobrement bossé contrastait avec le reste de ses plumes. Martin essaya de la coller au train.

L’oie bifurqua et plongea lentement dans le nuage. Il ne fallait pas lui laisser plus d’un mètre au risque de la perdre de vue dans ce frimas embué aussi froid qu’est chaud un hammam. Elle fit un grand cercle, une fois, deux fois, resserrant à chaque tour la circonférence de la spirale, puis la quatrième fois, alors que Martin la serrait de près, elle secoua la tête pour signaler quelque chose. Aussi soudainement qu'elle était apparue, elle se volatilisa dans une embardée d’entonnoir qui laissa l’inspecteur seul au cœur du nuage. Il n’eut pas le temps de la suivre qu’il s'emplafonna dans l’autre sorcier aussi violemment qu’un coup de bélier. Le contrebandier, qui attendait en vol stationnaire, gelé dans l'humidité des cieux, fut projeté de son balai et chuta comme une pierre qu'on laisse tomber au fond d'un puits.

—   Aaaaaaah !

« Ce n’est pas vrai, quel imbécile ! » Martin, grelottant, agrippé au manche de son coucou, les genoux claquants, plongea en piqué dans un élan d’inconscience ; des larmes remplirent ses yeux à cause du vent qui lui cinglait la figure. Il aurait ouvert la bouche qu’elle se serait déshydratée. Il rattrapa le trafiquant à la bordure du nuage.

—   ACCROCHEZ-VOUS ! essaya-t-il de gueuler dans un râle emporté aussitôt par le vent.

Kabih chutait en boule, sonné ; il se tenait les côtes en grimaçant à l’endroit du choc. Il n'avait pas réalisé qu'il allait s'écraser. Il leva la tête et fit un signe de main à Martin pour lui indiquer où il avait mal.

—   ACCROCHEZ-VOUS ! hurla-t-il encore.

La terre se rapprochait dangereusement dans un tourbillon à vous renvoyer l’estomac. Martin se crispa sur son balai, des crampes le saisirent aux poignets. L’autre le regarda, un sourire de douleur bouclé à chaque oreille. Plus étourdi qu’un gnome, il indiqua qu’il n’entendait toujours pas. « Ce type est stupide », songea l’inspecteur. Il l’attrapa par une cheville et, avec son autre main, il tira de toutes ses forces sur le manche. Ils arrivèrent trop vite, ayant tout juste le temps de ralentir pour ne pas percuter le sol. Ils s’écrasèrent à vive allure sur l’étal d’un marché au milieu des Moldus.

BANG !

Martin était sous le choc, un maquereau sur la tête et des glaçons dans les manches.

—   Excusez-moi, dit-il en se relevant confus, alors que le poissonnier et ses clients le regardaient bouche bée.

Il n’eut aucun mal à interpeller Kabih ; il le retrouva nez à nez avec des crabes qui profitaient que l’aquarium ait explosé pour s’enfuir. L’un d’eux s’agrippa au lobe du malfrat qui était tombé dans les pommes.

Voir deux individus tomber du ciel sur un balai mal contrôlé n’était pas chose courante dans la région. Une petite foule s’attroupa comme un poulailler devant un seau de grain, avec clameur et une curiosité pas désintéressée. Les uns poussaient les autres pour avoir le droit d’être au premier rang. Quelques téléphones filmaient la scène ; une vieille dame profita du tumulte pour remplir son chariot à roulette avec le poisson qui trainait par terre, puis elle continua son chemin comme si de rien n’était. Bien lavée, la morue aurait bon goût. 

Martin menotta Kabih en criant pour rassurer son monde que tout allait bien, que tout était sous contrôle. Pendant ce temps-là, les équipes d’intervention Magiques et celles des Affaires Moldues débarquaient, comme la cavalerie, pour prendre en charge une population inquiète et qu’il fallait alléger de ses soucis. En une demi-heure l’affaire était réglée, et les témoins non désirables avaient tout oubliés de l’incident du jour. Quelques-uns pourraient dire qu’ils avaient assisté de loin à un accident, mais ne pouvant pas donner plus de détails, ils n’approfondiraient pas leur sujet.

L’inspecteur était assez fier de son coup de balai. Pris dans l’action, il avait surmonté sa peur, quoique son épaule douloureuse ait pâti de la loi des chocs. L'exploit du jour lui rappela une histoire de son enfance : Garnol le Dragon et le Chevalier Manchot. Dans ce récit, le héros, en lutte avec Garnol, un dragon qui ravageait la campagne environnante, parvenait en pleine chute libre à s’accrocher au cou de la bête. Il finissait par la dompter grâce à la force de sa volonté et de deux doigts judicieusement placés dans les yeux. Le dernier chapitre parlait du chevalier, fier et amoureux, chevauchant sa monture sous le ciel étoilé. Il promettait à sa princesse qu’il lui décrocherait la lune avant la fin de la nuit. Ainsi se terminait ce conte de jeunesse.


Laisser un commentaire ?