Trois fleurs de cerisier
Chapitre 1 : Trois fleurs de cerisier
6159 mots, Catégorie: K+
Dernière mise à jour 11/09/2020 02:15
Cette fanfiction a été écrite pour le défi : Un petit détail anodin du forum de fanfictions.fr
Bonne lecture !
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C’était avec l’esprit préoccupé par le match du lendemain que Wakatoshi Ushijima pénétra dans la chambre que partageaient Semi et Tendō. Il tenait dans sa main le dernier exemplaire du Shonen Jump que lui avait prêté son ami et qu’il avait promis de lui rendre. En vérité, il aurait pu attendre le lendemain, voire le week-end suivant mais il n’arrivait pas à rester en place dans sa propre chambre. Il avait besoin de marcher, de respirer un peu. Les corbeaux de Karasuno n’en finissaient pas de l’inquiéter. Bien sûr, il avait toute confiance en ses capacités et celles de son équipe, mais qui savait de quoi pouvaient se révéler capables ces outsiders ? Au moins, avec Aoba Johsai, il savait à quoi s’attendre. Et puis, il mourait d’envie de se mesurer à Oikawa une nouvelle fois. L’idée qu’un type de son niveau ait été vaincu par une équipe tombée en disgrâce le questionnait autant qu’elle l’irritait.
Dans la petite chambre, il n’y avait personne. Tendō et Semi étaient sans doute déjà partis manger et Ushijima se dit qu’il ne devrait pas tarder à en faire de même. Il posa le magazine sur le bureau de Tendō et entreprit de sortir son portable de sa poche. Il lui enverrait un message pour le prévenir qu’il arrivait et les rejoindrait au réfectoire. Alors qu’il extirpait le téléphone de son pantalon, une pièce de cent yens fut emportée elle aussi. Avant qu’Ushijima ait eu le temps de s’en rendre compte, elle avait roulé jusque sous le lit du bas. Dans un soupir, il se pencha pour la ramasser. Certes, ce n’étaient que cent yens, mais on lui avait appris la valeur de l’argent. Et puis, il manquait toujours de pièces pour le distributeur de boissons.
Dans un soupir, il se mit à genoux et regarda sous le lit de Tendō à la recherche de sa pièce. Il y trouva d’abord un sweatshirt roulé en boule, puis un stylo qu’il replaça sur le bureau et enfin, arriva à mettre la main sur ce qu’il cherchait. Les cent yens avaient arrêté leur course contre la tranche d’un cahier, qui pendait entre les lattes du sommier. Ushijima se promit d’expliquer à Tendō à quel point il était important de prendre soin de ses affaires et sortit le tout.
En se relevant, il souffla sur la pièce pour l’épousseter. C’était une vieille pièce, qui était sans doute passée entre des dizaines, voire des centaines de mains avant la sienne et les trois fleurs de cerisiers de la face étaient couvertes de crasse. Il la replongea dans sa poche, à sa place et reporta son attention sur ce qu’il avait trouvé d’autre sous le lit. Le stylo se retrouva lui aussi là où il devait, dans le pot à crayons, puis Ushijima plia le sweatshirt et le plaça sur le lit. Il hésita à le mettre directement dans le panier à linge mais se dit que ce serait à Tendō de le faire lui-même. Le vêtement était doux, le tissu moelleux. Ushijima y laissa posée sa main plus que de raison. Il s’y imagina Tendō emmitouflé pendant une froide soirée d’hiver, visualisa ses bras minces dans les larges manches et le bas de son ventre qui se découvrirait alors qu’il s’étirerait. Le rouge aux joues, il retira sa main.
Il se pencha un peu plus en détail sur le cahier. Sa couverture l’intriguait. C’était un cahier Campus, comme ceux qu’ils possédaient tous, mais il appartenait à la collection fruitée que la marque avait sortie l’année passé et arborait poires, pommes, citrons et autres raisins. Si le règlement de Shiratorizawa tolérait les cahiers de toutes les couleurs, les couvertures fantaisie comme celle-ci étaient bannies des salles de classe. Ushijima songea qu’il s’agissait peut-être de celui que Tendō emmenait à ses cours du soir, avant de se souvenir qu’il n’en avait pris qu’en deuxième année.
Curieux, il ouvrit le cahier et le feuilleta. Rien n’était noté sur sa couverture, aucune matière, aucune année, mais les pages étaient remplies des griffonnages nerveux de son coéquipier. Ushijima s’arrêta sur une page au hasard et se concentra pour la lire, les yeux plissés.
24 Juin
Wakatoshi s’est séparé de Chikako et j’ai un peu honte d’être content. Il n’a pas l’air vraiment triste mais c’est dur à dire avec lui. Peut-être aussi que je me fais des films. Je me suis fait la promesse de l’oublier, d’oublier tout ça et de passer à autre chose, mais c’est plus facile à dire qu’à faire. C’est pas juste d’être magnifique à ce point. Dès que je suis dans la même pièce que lui, je ne peux pas m’empêcher de le regarder. Je suis sûr que Reon m’a grillé l’autre jour. Heureusement que c’est Reon et qu’il s’en fout.
Le regard d’Ushijima s’était tout de suite retrouvé attiré par son nom. Il lut le paragraphe en entier avant de comprendre ce qu’il avait sous les yeux. Il voulut le fermer au plus vite, le remettre là où il l’avait trouvé et ne plus jamais y penser, mais une phrase avait attiré son attention. « Dès que je suis dans la même pièce que lui, je ne peux pas m’empêcher de le regarder », disait-il. Au début, Ushijima avait pensé qu’il parlait de Chikako. Tendō s’était toujours comporté de manière étrange avec son ex-petite amie, au point que la jeune fille se sentait mal à l’aise quand il était dans les parages. Cela n’avait été qu’une des nombreuses raisons qui les avaient poussés jusqu’à la rupture.
Mais non, cette phrase confirmait que ce n’était pas pour Chikako que Tendō avait des sentiments. Confus, Ushijima tourna encore quelques pages, jusqu’à repérer de nouveau son nom dans les gribouillages de son ami. Il s’en voulait d’envahir ainsi sa vie privée mais il avait besoin d’en avoir le coeur net.
La page était gondolée par endroit, et l’encre avait bavé puis séché, rendant certains passages illisibles.
28 Juillet
Je me suis retenu toute la soirée et maintenant, j’arrive plus à m’empêcher de pleurer. J’espère que Semi ne m’entend pas. Tout à l’heure, pendant le repas, les gars parlaient de cet acteur, Rokuro Honda, qui joue dans Blue Days. Quelqu’un a mentionné qu’il était gay. Wakatoshi ne comprenait pas, j’ai trouvé ça mignon. Quand on sort du volley, il ne sait pas grand-chose, mais c’est aussi ce que j’aime chez lui. Reon lui a demandé s’il savait ce que ça voulait dire « homosexuel ». Il a dit que non, qu’il avait déjà entendu ce mot, mais que tout ce qu’il en savait, c’est que c’est une espèce de pervers. Je crois que j’ai littéralement entendu mon coeur se briser haha Au moins, comme ça, je suis fixé.
Il se souvenait de ce moment. Il arrivait souvent que ses coéquipiers discutent de sujets qui le dépassaient complètement. La plupart du temps, il laissait couler mais parfois, quand il était d’humeur à participer à l’échange, il leur demandait de lui expliquer telle référence ou tel sous-entendu qu’il ne comprenait pas. Ce jour-là, personne ne lui avait expliqué de quoi il s’agissait et ils étaient si vite passés à un autre sujet qu’Ushijima n’avait pas pensé à se renseigner ensuite. Sans bien savoir comment, il avait blessé Tendou en expliquant qu’il ne savait pas ce que ce mot signifiait. Était-il possible que cela ait un lien avec le fait d’aimer un autre homme ? Il n’en savait rien. Tendō avait raison : en dehors du volleyball, il ignorait énormément de choses. Mais jusque-là, jamais ses lacunes n’avait fait de mal à qui que ce soit. En général, on se moquait gentiment de lui et, si l’humeur s’y prêtait, on lui expliquait de quoi il retournait.
Il s’arrêta un instant sur les cercles gondolés qui maculaient la page et comprit à ce moment que c’était là qu’étaient tombées les larmes de Tendō. Il ressentit à ce moment-là une furieuse envie d’aller le serrer dans ses bras en même temps qu’une colère sourde contre lui-même. Il l’avait fait pleurer et le fait que ce soit involontaire ne constituait pas une excuse suffisante à ses yeux.
La dernière entrée datait de la veille. Debout au milieu de la pièce, il ne pensait plus à l’horrible violation de vie privée qu’il était en train de commettre. Il voulait juste comprendre.
22 Octobre
J’en ai marre. J’en ai marre de voir Wakatoshi tous les jours, de le voir à l’entraînement, de le voir dans les dortoirs. Tout ce que je veux, c’est l’oublier et oublier mes sentiments pour lui. L’année scolaire est bientôt finie, j’ai postulé dans une université près de Tokyo pour être sûr de ne plus le voir. Je crois que c’est la seule solution. Je suis jamais aussi heureux que quand je joue au volley et encore plus quand je joue avec lui mais au final, j’ai l’impression que je me fais plus de mal qu’autre chose. Parfois, j’ai envie de lui avouer tout mon amour pour lui et dans ces moments, je rêve qu’il me prenne dans ses bras, qu’il me dise que lui aussi il m’aime depuis longtemps et qu’il m’embrasse. Mais en réalité, il me traiterait juste de pervers et je perdrais son amitié pour toujours.
— Bonjour ?
Ushijima referma le cahier d’un coup sec, le coeur battant. Dans l’embrasure de la porte, se tenait Semi, en pyjama, les cheveux encore mouillés après la douche. Il le dévisagea d’un air curieux, son regard passant tour à tour du visage d’Ushijima au cahier qu’il tenait entre les mains.
— Tendō a… accepté de me prêter ses notes du cours de géographie.
Ushijima se savait piètre menteur, mais il se doutait aussi que dire la vérité n’était pas une solution envisageable dans son cas. Dans le meilleur des cas, il passerait pour un fouineur et dans le pire, Semi voudrait lui aussi jeter un coup d’oeil et c’était hors de question.
— Tu veux pas plutôt que je te passe le mien ? demanda Semi en s’installant à son bureau.
Trop soulagé que son bobard ait fonctionné, Ushijima se contenta de secouer la tête, tout en marmonnant un « non, non, t’inquiète » qu’il s’efforça de rendre intelligible.
— Comme tu voudras. J’espère que tu sais lire les hiéroglyphes alors.
Ushijima ne se fit pas prier dès qu’une opportunité de s’échapper se présenta à lui. Il regagna sa chambre, rangea le cahier dans un des tiroirs de son bureau et s’efforça de prétendre que rien ne s’était passé pendant toute la durée du dîner. Il s’attarda encore moins dans les communs qu’à son habitude et préféra s’enfermer dans sa chambre. Goshiki avait amené son lecteur DVD portable et toute l’équipe était penchée sur le dernier match de Karasuno. D’ordinaire, il serait resté pour un dernier point technique mais aujourd’hui, il savait qu’il ne pourrait pas se concentrer et qu’il s’en frustrerait plus qu’autre chose.
— Tu ne restes pas, Wakatoshi ? demanda Tendō quand il se leva.
Ushijima partit sans lui répondre. Son nom dans sa bouche avait maintenant une toute nouvelle saveur et il ne savait quoi en penser.
Arrivé dans sa chambre, il ouvrit des manuels au hasard et tenta de réviser un peu. Mais peine perdue, rien ne parvenait à capter assez son attention pour lui changer les idées. Finalement, il s’allongea dans son lit, les bras derrière la tête et cogita jusqu’à l’arrivée de Reon. Ce qu’il avait lu dans le journal de Tendō l’intriguait au plus haut point. Il ne croyait pas se tromper en comprenant que son ami nourrissait des sentiments amoureux à son égard. D’un autre côté, il ne pouvait pas exclure avoir lu de travers et qu’il ne s’agissait que d’une très forte amitié. Est-ce que cela se faisait de s’embrasser et de se dire « Je t’aime » entre hommes, en tout bien tout honneur ? Peut-être bien. C’était même l’hypothèse la plus probable, finit-il par décider. Jamais de sa vie il n’avait vu deux hommes ou deux femmes sortir ensemble. Si cela existait, c’était sans doute interdit ou illégal et ces gens devaient cacher leur relation. Sinon, il en aurait vu. Il en aurait forcément vu.
— Dis-moi, Reon ?
Son compagnon de chambrée se pencha depuis le lit du haut et l’invita à poursuivre d’un « Hmm ? ». Depuis le temps qu’ils se connaissaient, Reon avait pris l’habitude des questions farfelues qu’Ushijima pouvait lui poser. Il savait qu’il ne le jugerait pas.
— Est-ce que deux hommes peuvent s’aimer ? Comme un homme et une femme, je veux dire…
— Est-ce que je dois craindre pour l’intégrité de mon anus ?
Ushijima lui répondit d’un froncement de sourcils. Reon avait parfois le chic de lui répondre à ses questions par d’autres questions des plus cryptiques.
— Laisse tomber. Bien sûr que oui, c’est possible.
— Et c’est autorisé ?
— Quoi ? Bien sûr… Au Japon, en tout cas, oui, c’est autorisé, on a même légalisé le mariage et l’adoption par les couples gays l’année dernière.
— Vraiment ?
— Oui, vraiment. Comment tu peux ne pas savoir ça ? Des fois, tu me sidères, tu sais…
Ushijima ignorait ce que « sidérer » voulait dire, mais au moins, Reon avait su lui apporter la réponse qu’il cherchait.
— Merci.
— C’était pas un compliment.
Reon disparut à sa vue, laissant Ushijima à ses réflexions. Ainsi, c’était si simple que cela… Ce qu’il avait pris si longtemps pour une bizarrerie dont lui seul était victime n’en était pas une, finalement. Il n’était pas un cas isolé, loin de là. Tendō aussi était comme lui et, mieux encore, il partageait ses sentiments. Ushijima repensa à ce que lui avait dit Reon et s’imagina, quelques années plus tard, quand ils auraient tous les deux un emploi stable, épouser Tendō. Ils pourraient avoir ensemble une ribambelle de bambins, qui hériteraient du talent de leurs parents au volleyball. Le mieux à faire, désormais, était de lui en parler, pour qu’ils puissent enfin être un couple. Ushijima se rendit compte qu’il n’avait aucune idée de la façon dont il devait s’y prendre. Jusque-là, toutes les filles à qui il avait plu s’étaient déclarées les premières.
— Eh, Reon ?
Reon réapparut par dessus la barrière du lit du haut, un cran plus excédé que la fois précédente.
— Comment on fait comprendre à quelqu’un qu’il nous plaît ?
Reon prit une profonde inspiration, signe que sa patience arrivait à ses limites. Il était toujours plus nerveux les veilles de matchs, encore plus quand il s’agissait d’un éliminatoire.
— Est-ce que j’ai l’air de ressembler à Don Juan ?
— Aucune idée, je connais mal les joueurs hispaniques, répondit Ushijima face à cette nouvelle question incongrue.
Reon soupira et le dévisagea longtemps avant répondre.
— Tu sais quoi ? Arrête de te tracasser sur je-ne-sais-qui et pionce. Tu réfléchiras à l’homme de ta vie quand on sera qualifiés.
Il étendit le bras pour éteindre la lumière et le noir se fit dans la pièce. Reon a raison, se dit Ushijima. L’important était de se concentrer sur le match à venir. Il se coucha sur le côté, les yeux fermés et tenta de trouver le sommeil. D’habitude, il se serait endormi en quelques secondes mais, cette fois, impossible de s’endormir. De l’autre côté de la cloison, Tendō devait être en train de se préparer pour la nuit, lui aussi. S’était-il rendu compte de la disparition de son journal ?
Ushijima posa sa main sur le mur qui séparait les deux chambres. Jamais il n’avait songé à une réalité où Tendō ne serait plus à ses côtés tous les jours. Depuis trois ans, il le voyait du réveil au coucher, d’autant plus qu’ils étaient dans la même classe cette année. Mais bientôt viendrait le moment du diplôme et Tendō avait prévu de ne plus jamais lui adresser la parole. Il devait lui parler, et vite.
——
Malgré l’injonction de Reon, Ushijima n’arriva pas à s’endormir. Il se tournait et se retournait dans son lit sans trouver le repos, agité au point où il fut plusieurs fois tenté de sortir du dortoir pour aller faire quelques tours du terrain d’athlétisme. Si le couvre-feu n’était pas déjà passé depuis des heures, il y aurait filé sans hésiter.
Perdu dans son insomnie, il entendit la porte de la chambre voisine s’ouvrir. Le pas sur le lino était celui de Tendō. Il passa devant la chambre d’Ushijima et Reon et poursuivit son chemin vers les communs. Ushijima attendit encore quelques secondes puis, après s’être assuré que Reon dormait, se glissa à l’extérieur lui aussi.
Il trouva Tendou dans la salle commune, devant le distributeur de boissons. Comme à son habitude, il ne portait qu’un short de pyjama. Ushijima ne l’avait jamais rien vu porter de plus long. Il laissa son regard errer sur ses jambes, que découpait la lumière crue du distributeur, avant de se reprendre.
— Tout va bien ?
Tendō sursauta et se tourna vers lui, une main sur le coeur. L’autre était remplie de petite monnaie, dont il fit tomber une partie dans sa surprise. Ushijima l’aida à toutes les ramasser.
— J’ai du mal à dormir, expliqua Tendō en se relevant.
Devant la machine, Tendō recompta ses pièces et pesta. Il lui en manquait une. Ushijima plongea la main au fond de sa poche et en ressortit les fameux cent yens qui lui avaient causé tant de problèmes. Le bout de ses doigts effleura la paume de Tendō et d’instinct, il les retira vivement. Trop vivement, peut-être, car Tendō lui lança un regard curieux qu’il s’efforça d’ignorer.
— Moi aussi.
La petite pièce disparut dans le distributeur. Ushijima sentit son coeur se serrer ; si seulement il ne l’avait pas laissée tomber de sa poche, il n’en serait pas là à l’heure actuelle. Elle était une bénédiction autant qu’une malédiction. La machine ronronna et laissa tomber une canette de rooibos à l’hibiscus. Tendō prit deux verres dans le placard et y partagea la boisson. Assis l’un face à l’autre, ils burent à petites gorgées. On n’entendait rien d’autre que le ronronnement du réfrigérateur et il faisait sombre. Seule les lumières du distributeur et la lueur verte de l’issue de secours les éclairait. La tête posée sur ses bras croisés, Tendō regardait dans le vide. Ushijima l’avait rarement vu dans un tel état.
— Tu t’inquiètes à cause du match de demain.
— Non, pas vraiment. Ces petits corbeaux sont de sacrés adversaires, mais je sais qu’on a de quoi les battre.
Ushijima ne pouvait qu’approuver. Karasuno avait pu connaître quelques fulgurances çà et là, mais un peu de chance ne remplaçait jamais le talent, et encore moins des années d’entraînement acharné auprès des meilleurs. Il ne les sous-estimait pas, loin de là, mais il se savait à la hauteur et leur prouverait qu’il était le meilleur.
— Après tout, on a le grand Wakatoshi Ushijima avec nous, qu’est-ce qui pourrait arriver ?
Ushijima s’apprêtait à répliquer que tous les membres de Shiratorizawa étaient compétents, qu’ils étaient tous à même d’affronter Karasuno quand son regard croisa celui de Tendō. Il l’observait rêveusement, un grand sourire aux lèvres, les paupières lourdes. Il eut de nouveau cette envie qui le tiraillait de temps en temps, de s’approcher de lui, de passer la main dans ses cheveux, d’embrasser sa tempe. D’embrasser sa bouche.
Il se leva, fit le tour de la table. Le silence et la pénombre alentours lui donnait l’impression de flotter dans un rêve. Il s’accroupit près de Tendō. Installés ainsi, son ami le toisait de toute sa hauteur — Ushijima oubliait parfois qu’ils faisaient presque la même taille. Il hésita encore un instant, puis entoura le poignet de Tendō de sa main. Jamais il n’avait été très doué avec les mots, aussi préférait-il laisser parler les actes.
— Wakatoshi ?
Ce n’était rien. Rien qu’un petit baiser. Il avait déjà embrassé des filles, il avait même fait plus que cela. Il n’avait qu’à se redresser un peu, prendre le visage de Tendō au creux de sa main libre et poser ses lèvres sur les siennes. Rien qu’il n’avait jamais fait avant. Pourtant, il sentait entre eux une barrière invisible, que ses jambes tremblantes n’osaient franchir. C’était un mur de fer plus terrible encore que celui de Dateko, parce que personne d’autre que sa propre terreur ne l’érigeait entre eux.
— Eh, qu’est-ce que vous faites ici ? Regagnez vos chambres.
Ils se retournèrent tous les deux pour faire face au faisceau de la lampe torche du surveillant. Si certains étaient plus coulants que d’autres, Watanabe, de surveillance ce soir-là, n’avait pas comme habitude de faire preuve de clémence. Il balaya le rayon de sa torche sur leurs visages, attendant une bonne excuse.
— Désolé, j’avais un peu mal au ventre, expliqua Tendō, je venais boire de l’eau.
Watanabe observa longuement la table, où se trouvaient les deux verres et la canette vide, puis s’attarda de nouveau sur eux. Il ne faisait aucun doute qu’il ne croyait pas un mot de ce que venait de lui dire Tendō, mais il n’avait aucun moyen de prouver qu’il mentait.
— Si tu es malade, va à l’infirmerie demain matin. En attendant, retournez vous coucher !
Ils obtempérèrent après avoir vidé d’un trait le reste de leurs verres. Entre la salle commune et leurs chambres respectives, ils n’échangèrent pas un mot.
——
Ils n’iraient pas au tournoi de printemps.
Cette terrible conclusion le frappa quand le ballon toucha le sol, dans un battement qui calquait celui de son propre coeur. Ba-bam. En une demi-seconde, tout était terminé.
C’était en partie de sa faute. Il s’était laissé emporter par l’idée de rabattre son caquet à ce petit numéro 10. Plus que tout, il voulait lui montrer qu’il avait eu raison de douter de lui et de ses capacités, il voulait lui prouver qu’il n’y avait que sur un sol fertile que prospèrent les champs. Il s’était comporté comme un enfant gâté et, désormais, les nationaux tant attendus lui filaient entre les doigts.
Son coeur manqua un battement quand Tendō lui avoua qu’il arrêterait le volley après le lycée. Et quand il lui demanda, sur le ton de la plaisanterie, de le présenter comme son meilleur pote aux réalisateurs de sa biographie, Ushijima dût se lever pour calmer la colère qui bouillonnait en lui. C’était cela qu’il souhaitait vraiment ? Partir dès la remise de diplômes et l’oublier pour toujours, sans même chercher à savoir si ses sentiments lui étaient rendus ? S’il voulait tirer un trait sur leur histoire avant même qu’elle ne commence, alors Ushijima ne s’y opposerait pas, mais il devait savoir.
Quand il rejoignit le bus, Ushijima vit au loin les membres de l’équipe de Karasuno, sur le départ eux aussi. Ils se tenaient à la porte du véhicule tandis que leurs deux managers faisaient le tour des affaires et s’assuraient que rien ne manquait. En queue de peloton, Hinata et Kageyama, croyant n’être vus de personne, se tenaient par le petit doigt. Sur leurs visages se peignait l’air serein des conquérants. L’air de ceux qui ont tout ce que les autres n’ont pas.
Ushijima détourna la tête et son regard croisa celui de Reon. Il se contenta de baisser les yeux et monta dans le bus, où il se cala contre la fenêtre et ne desserra pas les dents tout au long du trajet.
——
Une fois la réunion avec le coach terminée, chacun rejoignit ses pénates. Il était encore tôt, mais personne n’était d’humeur à se balader et encore moins à jouer au volley. Les cent services de pénalité avaient gravé dans leurs bras une douleur qu’ils n’oublieraient pas de sitôt.
Ushijima avait longuement réfléchi, assis sur son lit. Il pouvait tout aussi bien attendre que Tendō s’absente de sa chambre pour y remettre le journal et ne plus jamais en parler. Mais d’un autre côté, il ne supportait pas l’idée de ne pas savoir, de ce doute qui subsistait. Il finit par se lever et chercha Tendō, qu’il trouva dans un des fauteuils de la salle commune, riant devant une vidéo en compagnie de Goshiki. Ils semblaient de bonne humeur tous les deux, mais leurs yeux encore rougis témoignaient des larmes versées plus tôt.
— Viens avec moi.
Sans discuter, Tendō obtempéra et lui emboîta le pas jusqu’à sa chambre.
— Reon, tu permets ? demanda Ushijima à son coéquipier.
À sa grande surprise, Reon sortit de la chambre sans trop pester ni grommeler, les laissant tous les deux en paix. Ushijima poussa la porte pour leur offrir un peu d’intimité et ouvrit le tiroir de son bureau. Dès qu’il vit la couverture aux motifs fruités, l’expression de Tendō changea du tout au tout. D’une décontraction un brin curieuse, ses traits se tordirent dans une grimace indignée. Dès qu’Ushijima lui tendit le cahier, il le lui arracha des mains et le serra contre lui.
— Je suis désolé. Je l’ai trouvé en voulant ramasser une pièce qui avait roulé sous le lit. Je croyais que c’était un cahier de cours, alors je l’ai ouvert, juste pour voir. Et ensuite, Semi est arrivé et j’ai paniqué donc je l’ai caché dans ma chambre le temps de savoir quoi en faire.
Tendō le dévisagea sans un mot. De nouveau, des larmes poignaient au coin de ses yeux. Ushijima savait ce qu’elles disaient, ces larmes. Tu m’as trahi. Il s’efforça de l’ignorer et sortit un autre carnet du tiroir. Il était plus petit que celui de Tendō et sa couverture noire bien plus sobre.
— C’est mon journal, expliqua-t-il en le lui collant dans les mains. Tu peux le lire, si tu veux.
— J’ai pas envie.
Il accepta tout de même cet étrange présent et le tourna entre ses mains pour l’observer sous toutes les coutures mais sans jamais l’ouvrir.
— Tu en as lu beaucoup ?
— Assez pour comprendre que tu avais des sentiments pour moi.
Ushijima marqua une pause. Depuis qu’il était monté dans le bus, il avait répété ce moment encore et encore. Parler n’était pas son fort mais, pour cette fois-ci au moins, il faudrait qu’il parle. Il avait envisagé tous les tons, tous les registres, jusqu’à se rendre compte qu’il ne saurait jamais faire passer ses émotions par ce biais-là. Il avait finalement décidé de rester lui-même et comptait sur le fait que Tendō le connaisse assez pour ne pas s’enfuir en courant face à son flagrant manque de tact.
— Après ce que j’ai lu dans ces pages, je n’ai aucune envie de parler aux journalistes de Tendō, mon meilleur pote.
— Je me doutais que tu dirais ça. Décidément, j’aurais tout perdu aujourd’hui… Mais merci d’avoir été aussi cash, j’en attendais pas moins de toi.
Il se fendit d’un rire sardonique et essuya une larme du revers de sa manche.
— J’ai envie de leur parler de Satori, mon mari et le père de mes enfants.
Bien sûr, il allait un peu vite en besogne et il le savait. Les relations amoureuses ne se passaient pas toujours comme on l’espérait, pouvait en témoigner sa brève histoire d’amour avec Chikako. Mais il voulait penser dès maintenant à ce futur, pour lui donner une chance d’arriver. Il ne savait que travailler à un objectif, qu’à poursuivre encore et encore un même rêve, qu’il polirait jusqu’à le rendre parfait.
Tendō le dévisageait, bouche bée, incrédule.
— Est-ce que… tu te moques de moi ?
— Tu devrais vraiment le lire, dit Ushijima en désignant une nouvelle fois son propre journal. J’ai mis des marque-pages aux endroits qui pourraient t’intéresser.
Il avait marqué trois passages. Trois passages pour être quitte, mais aussi pour que Tendō ne pense pas à une simple lubie de sa part. Tendō lui lança un regard curieux avant d’ouvrir le carnet au premier signet. Il lut le passage à mi-voix, mais Ushijima n’avait pas besoin de l’entendre pour savoir ce qu’il disait.
16 Novembre
Je crois que je couve quelque chose. Ce matin, je me suis levé plus tôt que d’habitude et je suis tombé sur Tendō dans la salle commune. Il portait encore son pyjama et avait mis la musique très fort dans son casque. Je suis resté le regarder danser doucement pendant un moment et je suis retourné dans ma chambre. Depuis, quand j’y pense, j’ai un drôle de noeud dans l’estomac. J’espère que ce n’est pas la grippe.
Au grand soulagement d’Ushijima, Tendō se dérida un peu à la lecture de ce passage.
— Oh non, tu m’avais vu… marmonna-t-il, le visage enfoui dans la manche de son sweatshirt. La honte…
— Continue.
Le second passage se situait plusieurs mois plus tard, sur un tout autre registre.
22 Juin
Hier soir, Chikako a voulu que nous couchions ensemble. Elle disait qu’après six mois de relation, elle se sentait prête. Je pensais en être capable. Mais le moment venu, je n’ai rien pu faire. J’ai lu pas mal de choses sur le sexe, j’ai posé plein de questions à Reon, mais rien n’y a fait. Elle s’est vexée parce qu’elle croyait que je la trouvais trop laide pour la désirer mais c’est faux. Chikako est une très jolie fille. Mais je n’ai pas envie de faire l’amour avec elle de la même façon que je n’ai jamais envie de l’embrasser. Les seules personnes qui me provoquent ses envies-là sont des hommes. Et en ce moment, je n’arrive pas à sortir Tendō de mes pensées. Je ne peux même pas le regarder boire de l’eau sans m’imaginer à la place de sa gourde.
Tendō s’arrêta sur les dernières phrases, les relut, encore et encore. Ushijima sentait son coeur sur le point de rompre, aussi furieux que dans les dernières secondes d’un match. C’était le moment de vérité.
— Continue.
— J’en ai assez lu...
Tendō referma le carnet et le posa sur le bureau, les yeux dans le vague. Ushijima en profita pour avancer d’un pas et le serra contre lui. Tendō passa à son tour ses bras autour du cou d’Ushijima et ils restèrent là sans bouger pendant un long moment. Ushijima tenta de se rappeler de son mieux de ce à quoi rêvait Tendō, pour le moment où ses sentiments seraient enfin mis à nu.
— Moi aussi, je t’aime depuis longtemps, murmura-t-il à son oreille.
Front contre front, ils se regardèrent dans les yeux. Leurs bouches ne se trouvaient qu’à quelques centimètres l’une de l’autre, si proches qu’Ushijima pouvait sentir le souffle de Tendō sur son visage. Non, pas Tendō. Satori. Désormais, il serait plus correct de l’appeler ainsi. Ils sourirent de concert, s’invitant mutuellement à faire le premier pas. Ils cédèrent au même moment.
La porte de la chambre s’ouvrit à la volée.
— Vous êtes sérieux ?!
Sur le pas de la porte, Semi écumait de rage. Il les regarda tour à tour puis son attention se reporta sur Reon, hilare, qui lui tendait la main. Grommelant, Semi plongea la main dans la poche de ton pantalon.
— J’ai que ça sur moi, je te file le reste lundi.
Sous l’oeil médusé des deux autres, Semi glissa une pièce de cent yens dans la main de Reon, qui en observa les deux faces avant de la ranger dans sa poche. Ils s’éloignèrent tandis que Reon clamait qu’il attendait de pied ferme les vingt-quatre autres, ce qui fut vite suivi par une exclamation de Semi comme quoi, non, il n’oublierait pas, un pari est un pari, mais « s’il te plaît peux-tu ôter cet odieux sourire de ton visage ? ».
— Quelle bande de petits crevards, j’y crois pas… commenta Satori.
Il colla un baiser sur la joue d’Ushijima. Ils restèrent un moment enlacés. Cette incursion inattendue avait plus que brisé la magie de l’instant et ils gigotèrent maladroitement l’un contre l’autre, ne sachant comment se comporter.
— Qu’est-ce qu’on fait maintenant ?
Avant qu’Ushijima ait même pu songer à répondre, son estomac laissa échapper un tonitruant gargouillis, ce qui leur rappela à tous les deux qu’il était déjà l’heure du dîner.
— Manger, ça me va !
Une fois les deux journaux rangés à leur place, ils sortirent du dortoir, épuisés par leur journée mais le coeur léger.
— Il paraît que c’est du riz Hayashi ce soir, en plus !
— Parfait, alors, répondit Ushijima.
La main de Satori dans la sienne, il se dirigea d’un pas déterminé vers le réfectoire. Sur le chemin, il croisa des regards curieux, entendit quelques exclamations surprises, quelques rires, quelques moqueries. Il n’y accorda aucune importance. Il jeta un coup d’oeil à Satori à côté de lui, qui le gratifia un large sourire.
Le mariage et les enfants pouvaient attendre. Ils viendraient un jour, il ferait tout son possible pour. Le diplôme arriverait, Satori partirait à l’université et Ushijima, lui, représenterait le Japon aux championnats du monde. Peut-être ne se verraient-ils pas pendant un moment. Mais aujourd’hui, il avait Satori à ses côtés, il pouvait le serrer contre lui et lui dire tout ce qu’il ressentait pour lui. Ils mangeraient en compagnie du reste de l’équipe, comme ils l’avaient fait tous les jours depuis le début du lycée. Puis, ils se pelotonneraient dans la salle télé, devant le film du mercredi soir. Jusqu’au moment de se coucher, ils seraient ensemble. Et demain encore. Et après-demain. Et après-après-demain.
C’était tout ce qui comptait.