Les Grandes Chaussures

Chapitre 1 : Les Grandes Chaussures

Chapitre final

5495 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 17/08/2020 22:04

Natsu rentra un soir, après avoir accompagné sa maman à l'épicerie, pour trouver dans l'entrée une paire de chaussures de plus que d'habitude. Et quelles chaussures ! Elles étaient gigantesques, dix fois plus grandes que celles de Shouyou et mille fois plus que les siennes, au moins.


— Shouyou a invité un de ses amis à manger à la maison ce soir, expliqua Maman devant son air circonspect.


Natsu opina, pas convaincue pour autant. Elle connaissait les copains de Shouyou, comme Tobio ou Kouji et aucun n'avait d'aussi grands pieds, pas même Tobio qui était pourtant très grand. Il fallait qu'elle voit ce copain de ses propres yeux. Sur la pointe des pieds, elle se glissa dans le couloir, en direction de la chambre de son frère. Elle le trouva assis devant sa petite télé, plongé dans la rediffusion d'un match de volley. Des yeux, Natsu fit le tour de la pièce ; pas de doute, il était seul. Une veste blanche, au col bleu-vert, était posée proprement sur le lit. Elle ressemblait à celle de Shouyou, mais la couleur n'était pas la même et les caractères non plus ; Natsu ne savait pas encore lire ceux-là.


Toujours était-il qu'elle ne voyait aucune trace de ce mystérieux ami et qu'elle doutait de plus en plus de son existence. Mais d'un autre côté, s'il n'était pas là, qui avait laissé ces grandes chaussures dans l'entrée ? Et cette veste sur le lit ? Toute à ces réflexions, elle entendit à peine la chasse d'eau qu'on tirait, ni le robinet du lavabo qui s'ouvrit et se ferma dans son couinement habituel. Ce qu'elle vit, par contre, fut l'ombre gigantesque qui la recouvrit toute entière tandis que quelqu'un approchait dans son dos. Elle tourna la tête.


C'était un géant. Un géant aussi géant que dans les contes que lui lisait Maman le soir, qui prennent les petits enfants et les emportent dans leur tanière pour les dévorer. Des larmes commencèrent à poindre au coin de ses paupières alors qu'il l'observait de ses gros yeux effrayants, sans rien dire. Il allait la manger, c'était sûr, et elle ne lui boucherait même pas une dent creuse ! Ressemblant tout son courage, elle osa enfin bouger, recula de quelques pas et, une fois la distance de sécurité installée entre elle et ce monstre, s'enfuit à toutes jambes en direction de la cuisine.


— Mamaaaan !



Près d'un mois passa sans incident notoire mais, un samedi soir, alors qu'elle rentrait d'une sortie au parc avec ses copines, Natsu vit une nouvelle fois une paire de grandes chaussures dans l'entrée. Il s'agissait de chaussures de ville, et non pas de baskets comme la dernière fois, mais elle ne connaissait personne d'autre avec des pieds aussi gigantesques. Cela ne pouvait signifier qu'une chose : il était là.


La dernière fois, Shouyou l'avait grondée après que le géant soit parti et Maman s'était rangée de son côté à lui, ce qui n'arrivait pour ainsi dire jamais quand ils se disputaient tous les deux. Selon eux, Takanobu était un gentil garçon et elle l'avait blessé en se comportant ainsi avec lui. Elle s'en était un peu voulu mais elle n'y pouvait rien. Il la terrifiait. Il était beaucoup trop grand, avec ses grandes mains, ses grandes jambes et ses gros yeux qui la fixaient sans arrêt. Elle n'était déjà pas bien rassurée avec Tobio, alors lui, c'était beaucoup demander !


Après une mûre réflexion, debout immobile dans l'entrée, Natsu décida que le mieux à faire serait de l'éviter jusqu'à ce qu'il s'en aille. Ainsi, elle éviterait de lui montrer à quel point elle avait peur de lui et elle s'épargnerait des frayeurs inutiles. La dernière fois, Shouyou et lui avait passé tout leur temps dans sa chambre, à regarder des enregistrements de matches. Il lui suffirait de rester tout l'après-midi dans le jardin pour être sûre de ne jamais les croiser. Chacun chez soi et les moutons seront bien gardés !


Elle fouina dans le placard à chaussures pour en sortir ses vieilles baskets, qui ne servaient qu'aux activités salissantes depuis que Maman en avait achetées des neuves spécialement pour l'école. Et puis, c'était tant mieux si elle devait rester dehors, comme ça, elle s'entraînerait au volley. Ces derniers temps, elle réussissait de mieux en mieux les exercices que lui avait appris Shouyou et il lui tardait de lui montrer à quel point elle avait progressé. D'un pas léger, elle sortit sur le perron.


Se stoppa net.


Ils étaient là. Chaussés eux aussi de vieilles baskets qui ne craignent rien, face à face, en position pour recevoir puis renvoyer le ballon une fois qu'il arriverait vers eux. Quand ils remarquèrent sa présence, ils la saluèrent tous deux d'un signe de la main avant de continuer sur leur lancée. Natsu ne bougea pas, un sourire nerveux figé sur le visage. Elle ne pouvait plus fuir maintenant. Si elle partait, elle allait encore se faire gronder et une fois, c'était déjà bien assez. Bon, il fallait faire preuve de courage. Pour l'instant, Takanobu était focalisé sur le ballon, il ne lui prêtait aucune attention. Il suffirait à Natsu de s'installer à l'autre bout du jardin, là où elle ne les dérangerait pas et de faire comme s'il n'était pas là.


Ce plan fonctionna parfaitement. Installée près du laurier rose, elle s'entraîna à faire des passes au-dessus de sa tête. De temps en temps, elle jetait des regards en coin aux deux grands, qui semblaient infatigables. Ils avaient cessé leurs passes et s'entraînaient désormais aux blocs, utilisant le fil à linge comme un filet de fortune. Au tour de Shouyou, qui ratait souvent, Takanobu s'arrêtait, passait de l'autre côté du fil et corrigeait sa posture, en lui montrant le bon placement de ses mains et de ses genoux. Parfois, il se plaçait derrière lui, ses énormes mains autour des bras de Shouyou et décomposait le mouvement au ralenti, bougeant les bras de Shouyou à mesure qu'une balle imaginaire passait au-dessus du filet. Dans ces moments-là, le visage de Shouyou devenait tout rouge, si rouge qu'on aurait dit qu'il avait pris un coup de soleil.


— Je vais nous préparer un peu de thé glacé !


Cette phrase, somme toute anodine, que Shouyou prononça quelques minutes plus tard, marqua le début des problèmes. Natsu pria pour que Takanobu l'accompagne, mais il n'en fit rien. Il resta là, au milieu du jardin, jongla un peu avec le ballon, s'étira. Mais surtout, il regarda Natsu. Sans Shouyou comme barrière de sécurité entre eux, Natsu sentait la peur refaire surface, lentement mais sûrement. Qu'allait-il faire ? Tant bien que mal, elle tenta de se concentrer sur ses rebonds. Tant qu'elle gardait les yeux sur la balle, elle pourrait faire abstraction de sa présence. Shouyou n'en aurait pas pour longtemps à préparer le thé glacé, elle n'aurait qu'à tenir jusque là et le tour était joué.


Seulement voilà, c'était plus difficile à dire qu'à faire. La balle finit par lui échapper des mains et partit dans la pire des directions possibles. Elle toucha le sol et roula jusqu'aux pieds de Takanobu, qui s'en saisit et l'observa, un air indéchiffrable au visage. Natsu s'avança. Elle n'avait pas à le craindre, elle le savait. Il avait beau ne pas ressembler du tout à Shouyou, ils avaient quasiment le même âge tous les deux ; alors si elle n'avait pas peur de son frère, elle n'avait pas de raison d'avoir peur de Takanobu non plus. C'était simple, très simple. Est-ce que tu peux me la rendre, s'il te plaît ? C'était tout ce qu'elle avait à dire. Pourtant, son coeur cognait fort et elle sentait une grosse boule de larmes se former derrière ses yeux.

Takanobu la regarda encore une fois, il semblait en pleine réflexion. Finalement, il s'assit en tailleur par terre et fit la dernière chose à laquelle Natsu s'attendait.


Il lui fit une passe.


Elle en fut tellement décontenancée qu'elle laissa la balle tomber à côté d'elle. Jamais Shouyou n'avait accepté de lui faire des passes, sous prétexte qu'elle n'arriverait pas à les rattraper, de toute manière. Encore peu sûre que ce qui venait de se passer était réel, elle ramassa le ballon et le renvoya vers Takanobu. Elle visa un peu haut et lança un peu fort, mais Takanobu, avec ses bras de géant, ne s'en souciait pas. Il réceptionna son lancer sans problème, balança un peu la balle entre ses doigts et lui renvoya tout doucement, si doucement qu'elle réussit du premier coup à la lui passer de nouveau. Ils continuèrent ainsi jusqu'à ce que Shouyou revienne avec un grand pichet de thé glacé et trois verres.


Ils s'échangèrent des balles jusqu'à ce qu'il fut l'heure pour Takanobu de partir prendre son train. Pour une fois, Shouyou n'eut rien à redire. Il ne se plaignit même pas qu'elle demande toute l'attention, comme il l'aurait fait d'habitude. Assis sur le perron, les mains en coupe sous le menton, il les observait avec, aux lèvres, un sourire qu'elle ne lui avait jamais vu.


Natsu devait admettre que Shouyou et Maman avaient raison : Takanobu était un gentil garçon. Il ne parlait pas beaucoup et souriait encore moins, mais il lui faisait des passes et c'était tout ce qu'elle demandait. Quand il fut temps pour lui de se préparer à partir, elle se prit à regretter qu'il ne reste pas plus longtemps.


— Tu reviens quand ? lui demanda-t-elle tandis qu'il laçait ses chaussures.



La nuit tombait, installant avec elle une fraîcheur bienvenue. Enfin, on pourrait dormir un peu mieux, sans étouffer sous la chaleur écrasante de l'été. Mais Hinata était à des kilomètres de s'en soucier. Pour l'instant, il ne pensait qu'à une chose : Aone était sur le point de partir et, avec les matches de qualification à venir, il ne savait pas quand ils auraient le temps de se voir de nouveau. Tout l'été, il s'était habitué à le faire venir chez lui le week-end. Ce qui n'avait commencé que comme une simple proposition de regarder ensemble les dernières performances du Japon aux Jeux Olympiques s'était vite transformé en une routine bien huilée et, les deux dimanche où ni l'un ni l'autre n'avaient pu se libérer lui avaient laissé un goût étrange de manque.


Il avait compris dès l'année précédente que ses sentiments pour Aone dépassaient la simple rivalité. Quand Dateko avait été vaincu par Aoba Johsai, il avait ressenti un pincement d'amertume à l'idée qu'il n'affronterait pas de nouveau Aone. Il n'avait réalisé que plus tard, quand le bus les ramenait à la maison après leur victoire sur Shiratorizawa que c'était bel et bien à Aone qu'il voulait se mesurer de nouveau. Pas l'équipe de Date Tech au complet, pas Koganegawa, pas Futakuchi. Juste Aone. Quand il se figurait leur match, qu'ils ne joueraient jamais, il ne voyait que ce ballet aérien, bloqueur contre attaquant, flottant au ralenti avec le ballon comme seul objectif.


Il n'avait cessé d'y penser depuis et avait dû se rendre à l'évidence quand, à l'annonce de leur match d'entraînement à venir contre Date Tech, juste avant le tournoi du printemps, sa première pensée était allée à Aone plutôt qu'au volleyball. C'était à ce moment qu'il avait rassemblé tout le courage dont il était capable et qu'il avait réussi, au prix d'effort surhumains, à lui demander son numéro de téléphone.


Depuis, leur relation n'avait cessé d'évoluer, au point où Hinata ne savait plus vraiment ce qu'ils étaient l'un pour l'autre. Ils s'étaient enlacés, une fois, et n'en avait plus reparlé depuis. Dans l'esprit des membres de l'équipe de Karasuno, à qui il avait demandé conseil, ils étaient pratiquement mariés.


La semaine précédente, Hinata avait enfin décidé de sauter le pas. Même s'il risquait de s'y casser les dents et de se prendre un magistral rateau, il ne serait sûr de rien tant qu'il ne demandait pas. Assis sur son lit, Aone installé en tailleur sur le sol, Hinata avait inspiré profondément et demandé, le visage en feu et le regard fixé sur ses doigts de pied :


— Est-ce… est-ce que toi et moi, on sort ensemble ?


Pour toute réponse, Aone avait pris sa main et l'avait serrée dans la sienne. Hinata avait regardé, incrédule, leurs doigts entremêlés et cette immense paluche autour de sa toute petite main. Sans un mot, il avait compris.


Hinata se tenait désormais sur la première marche du petit escalier qui menait à l'extérieur. C'était toujours étrange, de lui dire au revoir comme ça, sans savoir quand ils allaient se revoir. Mais la journée n'était pas tout à fait terminée. Il lui restait une chose à faire ; il y avait pensé toute la journée, sans jamais trouver le bon moment et surtout, sans avoir Natsu dans les pattes.


— Je peux t'embrasser ? demanda-t-il en s'approchant autant que la marche le lui permettait.


Les yeux écarquillés, Aone resta interdit mais finit par hocher la tête. Quand leurs visages se rapprochèrent, Hinata sentit la main d'Aone se glisser autour de sa nuque. Leurs lèvres se rencontrèrent et il n'y eut pas, comme le promettent les films romantiques, de grand feu d'artifice dans son cerveau, mais simplement la confirmation que c'était ce qu'il attendait depuis tout ce temps.


Hinata ferma les yeux. Jamais il n'avait eu beaucoup de succès avec les filles et sa seule expérience de baiser au collège se résumait à un jeu de la bouteille au terme d'une soirée ennuyeuse à mourir en compagnie des amis du club de foot de Kouji. La fille, une jolie blonde du nom de Tataki — à moins qu'il s'agissait de Tadaki, il n'était plus très sûr — avait collé sa bouche contre le coin de la sienne pendant environ un millième de seconde avant de se reculer et de retourner vers ses copines, qui faisaient toutes la grimace. Ce baiser-là n'avait rien à voir. Il n'était plus question d'un simple défi, d'une bravade dont on se dérobe au plus vite. Ses mains dans les cheveux d'Aone, il aurait voulu qu'ils restent ainsi des heures.


Pendant ce temps, Natsu, fraîchement sortie du bain, cherchait désespérément son nouveau grand copain. Même si elle était toute propre, il y avait moyen qu'il accepte de lui faire une passe ou deux avant d'aller dormir. Elle n'aurait qu'à rester sur les marches pour ne pas se salir et le tour était joué. Mais catastrophe ! Il n'y avait plus personne dans le jardin et dans l'entrée, elle ne vit pas les grandes chaussures. Il était déjà parti. Ignorant Maman qui lui disait de ne pas sortir en pyjama, elle ouvrit la porte d'entrée. Avec un peu de chances, elle pourrait au moins lui dire au revoir.


Par chance, il était encore là. Il se tenait sur le pallier, en bas de l'escalier, face à Shouyou. Takanobu avait mis ses mains autour de la taille de Shouyou et Shouyou les siennes sur les épaules de Takanobu. De dos, on aurait dit qu'ils se faisaient un câlin. Non, pas un câlin...


— Ah, beeeeerk !


Les deux adolescents se décollèrent l'un de l'autre à la vitesse de la lumière et se tournèrent vers la source de la voix. Seule la tête de Natsu dépassait de l'encadrement de la porte, ses cheveux encore humide à la sortie du bain lui collaient au front. Elle les fusillait du regard, une moue exagérément écoeurée aux lèvres.


— Maman, ils se font des bisous sur la bouche, c'est trop dégueu !


Un rire sonore émergea de l'intérieur de la maison. Shouyou, lui, faisait cette tête qu'il faisait toujours quand il se demandait s'il pourrait ramener sa charmante petite soeur au service après-vente, dans l'espoir qu'on puisse encore faire jouer la garantie et l'échanger.


— On ne dit pas « trop dégueu » quand on est une petite fille polie, Natsu, dit leur mère depuis la cuisine. Et laisse un peu ton frère tranquille.


Elle n'arrêta pas pour autant de les scruter, passant tour à tour de son frère à Takanobu, dont le visage avait viré au rouge brique.


— Trop dégueu ! répliqua-t-elle de nouveau en leur tirant la langue.


Takanobu lui adressa un petit signe de la main en guise d'au revoir. Après un bref regard en direction de Shouyou, il tourna les talons et s'en alla. Le frère et la soeur le regardèrent partir et attendirent son retour pendant trois longues semaines.



Une fois, Takanobu vint un samedi plutôt qu'un dimanche et passa toute la journée en ville avec Shouyou. La saison des tournois arrivait à grands pas et ils avaient tous les deux décidé qu'il était grand temps d'investir dans de nouvelles chaussures. Toute la semaine, Natsu avait tenté de négocier pour les accompagner mais rien n'y avait fait. Aucun de ses arguments — pourtant excellents — n'avait suffi à faire plier Maman, et encore moins Shouyou. Même bouder ne l'avait menée à rien. Elle avait donc pris son mal en patience toute la journée, et avait erré dans la maison comme une âme en peine, entre les dessins animés et ses jouets. Pour ne rien gâcher, il pleuvait à verse ce jour-là et Maman refusait catégoriquement qu'elle amène son ballon à l'intérieur.


Elle sauta sur les deux garçons à la seconde où ils passèrent la porte d'entrée. Ils eurent à peine le temps de se débarrasser de leurs vestes trempées qu'elle se jeta sur le sac qui contenait les deux boîtes à chaussures. Les deux paires étaient magnifiques, comme elle s'y attendait. Celles de Shouyou étaient ornées de rayures noires et oranges, et celles de Takanobu tout en nuances de bleu.


Elle les regarda sous toutes les coutures, des petites étoiles plein les yeux, jusqu'à remarquer le numéro inscrit en dessous. Il était composé de deux chiffres, qu'elle savait lire individuellement, mais pas du tout ensemble. Un quatre, puis un six. Pour les nombres à deux chiffres, elle ne savait pour l'instant compter que jusqu'à trente, qui était justement sa propre pointure. Elle devinait bien que ce nombre-là devait être beaucoup, beaucoup plus grand que ça, sans en prendre la mesure. Elle nota mentalement qu'il faudrait demander à la maîtresse comment se lisait ce nombre et oublia presque aussitôt.


Alors que les garçons se séchaient les cheveux, et après avoir promis un bon millier de fois qu'elle ne les abîmerait pas, Natsu glissa ses pieds dans les chaussures de Takanobu. Elle rit devant la différence de taille qui était tout bonnement grotesque. Mais bientôt, son rire fut remplacée par un autre sentiment. Un jour, quand elle serait grande comme eux, elle aussi ferait du volley et alors ce serait à son tour de s'acheter de si jolies chaussures juste avant de partir affronter les équipes les plus fortes du Japon. Ainsi gonflée de toute cette ambition, elle fit un pas en avant, oubliant qu'elle portait des chaussures deux fois trop grandes pour elle.


Ce fut ainsi que Natsu Hinata perdit sa première dent de lait.



Ils s'étaient levés tôt ce matin-là, pour aller courir avant de commencer leur journée. C'était la première fois que Takanobu dormait à la maison et, quand il s'était réveillé, Hinata avait passé de longues minutes à le regarder dormir sur le futon étalé à côté de son lit, profitant des premiers rayons du soleil qui filtraient à travers les rideaux.


Les dimanches matin, comme il n'avait pas entraînement, Hinata courait pendant une petite heure, histoire de ne pas perdre le rythme. Le coach lui avait expliqué à plusieurs reprises, avec plus ou moins de patience, que la récupération faisait partie de l'effort et que s'ils ne s'entraînaient pas le dimanche, c'était bien pour se reposer. Mais Hinata se connaissait : s'il restait toute une journée sans se dépenser, il finirait par devenir fou. D'autant plus que ce matin, il ne serait pas tout seul.


Pendant une heure, il se laissa porter par ses pas, profitant simplement de la campagne qui s'éveillait et des pas de Takanobu qui se calquaient sur les siens. Le soleil montait dans le ciel à mesure qu'ils avançaient, tranquille et tiède derrière les nuages.


— Premier arrivé, premier à la douche ! s'écria-t-il alors qu'ils arrivaient presque au bout du trajet.


Il sprinta sur les deux cents derniers mètres, creusant la distance entre lui et Takanobu. Ce dernier prit la peine d'accélerer un peu, mais essoufflé comme il l'était, jamais il n'aurait pu rattraper Hinata.


La première place dans la douche revint donc sans grande surprise à celui qui avait lancé le défi. Debout sous le jet d'eau chaude, Hinata guettait, le rouge aux joues, la porte de la salle de bains. Il aurait aimé que Takanobu le rejoigne pour qu'ils profitent ensemble de ce moment de détente, qu'ils se savonnent mutuellement le dos, voire… Il arrêta le cours de sa pensée en même temps que le jet d'eau. Jamais ce grand timide de Takanobu n'irait le rejoindre de son propre chef, pas si Hinata ne le lui demandait pas explicitement — et encore. Il se demandait parfois si son petit ami voulait aller plus loin, et qu'il n'avait besoin que d'une petite impulsion pour agir ou s'ils n'en étaient pas du tout à ce stade de leur relation. Une fois sec, Hinata noua sa serviette autour de sa taille, le temps d'en sortir une autre du placard pour Takanobu. Il s'arrêta un instant, et baissa les yeux vers le noeud serré sur sa hanche. Il avait une idée.


— J'ai fini, tu peux y aller.


Hinata entra dans sa chambre et ferma la porte derrière lui. Son coeur cognait si fort dans sa poitrine qu'il était certain que Takanobu pouvait l'entendre. Il n'était encore vêtu que de sa serviette en guise de pagne, et des quelques gouttelettes qui tombaient de ses cheveux pour rouler le long de son dos et de son torse. Jamais il ne s'était montré aussi dénudé à son petit ami, et il était beaucoup plus gêné que prévu. Ça n'avait rien à voir avec les douches qu'il prenait après les entraînements, en compagnie de Kageyama, Nishinoya ou Tanaka, où personne n'avait aucun problème à se montrer dans le plus simple appareil. Cette nudité portait une promesse et une intimité que les vestiaires de gymnase ne comprendraient jamais.


Takanobu, assis sur le lit, ne répondit pas. Ne bougea pas non plus, figé dans cette pose que Hinata s'était amusé à surnommer « Aone.exe a cessé de fonctionner » et dans laquelle il se repliait dès qu'il était trop embarrassé pour réagir normalement. Cette réaction valait mille mots ; c'était tout ce que Hinata avait besoin de savoir. Il s'approcha du lit, s'arrêta face à Takanobu et serra le bout de ses doigts entre les siens. Il y sentait leurs deux pouls palpiter à un rythme aussi terrifié qu'impatient.


Hinata lança un rapide coup d'oeil en direction de son réveil. Il n'était que dix heures et quart, sa mère et Natsu ne rentreraient pas du marché avant un bon moment. Ils avaient la maison pour eux tous seuls.


Doucement, tant parce qu'il voulait donner le temps à Takanobu de le repousser s'il le voulait que parce qu'il avait peur d'entrer en combustion spontanée s'il le touchait trop vite, Hinata grimpa à califourchons sur les genoux de son petit ami. Dès qu'il se sentit un peu à l'aise, il laissa descendre ses doigts jusqu'au bas du t-shirt de Takanobu qui, comprenant le message, leva les bras pour le laisser lui retirer. Une fois cet encombrant bout de tissu jeté au sol, Takanobu s'aventura autour de la taille de Hinata.


— Non, non, souffla Hinata. Comme ça…


Il prit la main de Takanobu et la glissa sous la serviette, le long de sa cuisse, là où la peau était toujours humide. Malgré lui, il laissa échapper un geignement qui lui fit encore plus monter le rouge aux joues. Il jeta de nouveau un regard en direction de son réveil, de peur qu'une heure ne soit passée en un battement de cils. Mais il ne s'était pas encore écoulé cinq minutes ; ils avaient largement le temps.


Une grosse averse avait éclaté à peine quelques minutes après que Natsu et sa maman soient descendues de la voiture. Il faisait pourtant beau quand elles étaient parties de la maison, mais rien à faire, la pluie continuait et semblait ne jamais vouloir s'arrêter. Alors, contrairement à d'habitude, elles n'avaient pas flané, ne s'étaient pas arrêtées pour regarder les vêtements et les bijoux. Maman s'était simplement dépêchée d'acheter des légumes et de la viande pour le déjeuner et n'avait pas cessé de pester sur le chemin du retour, sur les dames de la météo qui racontent toujours n'importe quoi.


Il ne pleuvait plus quand elles arrivèrent à la maison, ce qui acheva de faire enrager Maman. Natsu, elle, était aux anges. Ici, le sol ne semblait pas si trempé que cela, elle pourrait sans problème aller jouer dehors si elle troquait ses beaux habits du dimanche contre des vieilles fripes faites pour se salir.


Mais d'abord, le plus important, c'était d'aller réveiller Shouyou et Takanobu. Ils n'étaient ni dans le salon ni dans le jardin, et la porte de la chambre était fermée, ce que Maman interdisait quand ils étaient tous les deux à la maison — sans que Natsu comprenne bien pourquoi, puisqu'ils étaient trop grands pour faire des bêtises. Ils devaient faire la grasse matinée, ces deux flemmards. Le plus amusant serait de les réveiller en fanfare, comme elle avait vu faire plusieurs fois dans les dessins animés. Ni une, ni deux, elle attrapa le tambourin dans son coffre à jouets, se rua vers la chambre de Shouyou, ouvrit grand la porte.


Et hurla.



Comme chaque dimanche, en rentrant du marché avec Maman, la première chose que faisait Natsu était de vérifier les chaussures dans l'entrée. Depuis qu'il avait commencé sa quatrième année, Takanobu partait souvent en stage et il venait de moins en moins à la maison. Parfois, c'était même Shouyou qui le rejoignait dans le petit appartement qu'il louait à Sendai. Natsu avait eu beau hurler à l'injustice, ça n'avait rien changé. Désormais, c'était déjà bien si Takanobu venait une fois par mois.


À son grand désespoir, Shouyou lui avait annoncé la veille que Takanobu ne viendrait pas ce week-end, une fois de plus. Pourtant, quand elle arriva dans le vestibule, elle repéra tout de suite la paire de grandes chaussures qui était alignée au milieu des autres. Elle n'avait jamais vu cette paire-là, mais à part Takanobu, qui pouvait porter de telles péniches ? Tout de même prudente, elle en souleva une et regarda la pointure. Oui, quarante-six, c'était bien ça, aucun doute !


Pleine d'un enthousiasme qu'elle contenait à grand peine, elle s'élança vers la chambre de Shouyou et tambourina une dizaine de fois sur la porte. Depuis le dernier incident, Maman et Shouyou s'étaient évertués à lui dire, répéter et rerererépéter de frapper avant d'entrer. Ce qui était tout à fait inutile ; elle avait très bien retenu la leçon toute seule.


— Si vous êtes tous nus, rhabillez-vous parce que je vais rentrer ! s'exclama-t-elle, assez fort pour être sûre d'être entendue de l'autre côté.


La porte s'ouvrit à la volée avant que Natsu ait eu le temps d'atteindre la poignée, laissant apparaître son frère qui la toisait de toute sa hauteur, le regard noir et le visage écarte.


— Tu peux juste frapper, ça suffira, marmonna Shouyou entre ses dents.


Elle l'ignora et se pencha à l'intérieur de la chambre, pour dire bonjour à Takanobu. À sa grande surprise, ce jour-là, il y a avait foule dans la chambre de Shouyou. Installés autour de la table basse, penchés sur leurs devoirs, elle vit quatre personnes. Parmi elles, elle reconnut sans problème Tobio, qui lui adressa un petit coucou quand il la vit. Il y avait aussi une fille aux cheveux blonds et deux garçons : un grand tout mince, blond lui aussi, qui portait des lunettes et un autre, plus petit, dont le visage était constellé de taches de rousseur. Ces trois-là, elle ne les avait jamais vus et ce n'était pas eux qui l'intéressait.


— Il est où, Takanobu ?


Shouyou la dévisagea, interloqué.


— Il est pas là, je t'ai dit hier qu'il viendrait la semaine prochaine…


Natsu, furieuse, fit gonfler ses joues pour bien lui montrer tout le bien qu'elle pensait de cette réponse. S'il croyait s'en tirer comme ça et garder Takanobu pour lui tout seul, il se fourrait le doigt dans l'oeil.


— T'es qu'un menteur ! Je sais qu'il est là, j'ai vu ses chaussures dans l'entrée !

— Ses chaussures ? répéta Shouyou comme s'il ne savait pas très bien de quoi il était question.

— Oui, des grandes chaussures rouges ! J'ai regardé, c'est du quarante-six et le quarante-six, c'est les chaussures de Takanobu ! Je le sais !


Elle s'apprêtait à continuer, pour démontrer point par point à son idiot de grand frère qu'on ne la lui faisait pas, à elle, quand un ricanement attira son attention. C'était le grand blond tout mince, qui relevait ses lunettes sur son nez en la fixant d'un air sournois.


— Ce sont mes chaussures, déclara-t-il, un sourire mauvais fendu d'une oreille à l'autre. « Si vous êtes tout nus, rhabillez-vous », hein ?

— Oui, expliqua Natsu, le plus naturellement du monde, parce qu'une fois je suis rentrée et qu'ils faisaient des cochoncetés et même que…


Shouyou plaqua sa main sur sa bouche avant qu'elle ait eu le temps de développer sa pensée. Il la fixa de ce regard qui voulait dire : « Si tu ne t'arrêtes pas très vite, je te scotche dans un colis et je t'envoie à Tombouctou en recommandé ». Maman disait qu'il ne le ferait pas pour de vrai, parce que ça coûterait trop cher en timbres, mais elle préférait ne pas prendre le risque.


— Je peux rester avec vous ? demanda-t-elle quand Shouyou la laissa enfin parler.

— On travaille, Natsu…


Heureusement pour elle, la fille blonde — Natsu apprendrait plus tard qu'elle s'appelait Hitoka et qu'elle était gentille, contrairement au grand blond tout mince, dont elle ne fit même pas l'effort de retenir le nom — vint à son secours, en disant qu'elle ne les gênerait pas et qu'elle était sûre que Natsu pourrait se comporter comme une grande fille et s'occuper en silence. Déterminée à ne pas la faire mentir, elle s'installa sur le lit de Shouyou avec sa console et joua à Pokémon tout l'après-midi, écoutant d'une oreille distraite ce qui se disait chez les grands. Un moment, le grand blond fit une plaisanterie sur la taille des pieds et sur ce qu'on en disait, que Natsu ne comprit pas mais qui sembla beaucoup embarrasser Shouyou, ainsi que Tadashi, qui prit une jolie teinte rouge tomate.


Dès que le groupe de révisions fut parti, Natsu ne décolla pas de Shouyou d'une semelle. Elle savait qu'il ne tarderait pas à appeler Takanobu et elle tenait absolument à lui faire un coucou. Comme elle l'avait prévu, à peine sorti de la douche, juste avant le dîner, Shouyou s'installa sur son lit et lança un appel visio. Natsu se jeta à côté de lui, les yeux débordant de bonheur quand le visage de Takanobu s'afficha à l'écran. Il reconfirma qu'il viendrait le week-end suivant et que, si le temps le permettait, ils iraient tous ensemble à Shichigahama jouer au volley sur la plage.


Dès lors, Natsu ne manqua pas une occasion de jeter un coup d'oeil discret dans le vestibule, au cas où une paire de chaussures taille quarante-six y serait apparue comme par enchantement.

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