L'enfant
Je reprenais mes esprits dans une position inconfortable: à genoux, jambes repliées sous moi, pieds et poings liés, attaché au cou par deux cordes tendues qui m'empêchaient de bouger la tête. Quelque chose de chaud et poisseux tombait à grosses gouttes sur ma tête, coulant dans mes longs cheveux, me donnant des frissons. J'avais toujours les yeux bandés. Le silence régnait, et seuls les craquements des flammes résonnaient dans le camp. Pas de voix, de bruit de pas, seulement une odeur douceâtre de chair brûlée et de fumée. Je tentais de me libérer de mes liens... En vain. Les centaures avaient tant serré les liens que la corde, même si je n'avais pas remué, avait mis mes poignets et mes chevilles à vif. Je ne pouvais qu'attendre avec ce liquide, dont je devinais qu'il s'agissait de sang, gouttant régulièrement sur le haut de mon crâne. Écoutant le silence qui jouait une funèbre mélodie, ponctuée d'un cri humain ou centaure, au loin. Enfermée à ciel ouvert dans un noir auditif et visuel, je me posais bien des questions: Y-avait-il des survivants? Qu'allais-je faire s'il n'y en avait pas? Pourquoi m'avoir épargnée, moi, et pas un autre? Était-ce un cadavre qui se balançait au-dessus de moi, me berçant de ses petits grincements à peine audibles alors qu'il semblait se balancer au bout d'une corde? Puis, un moment plus tard, je ne saurais dire exactement combien de temps, j'entendis des bruits de pas se rapprocher. Je relevais la tête, comme si je pouvais y voir quelque chose. Le bruit s'accéléra, l'inconnu se mettant à courir. J'entendis sa voix:"Iryenna? N'aie pas peur. C'est Eileen. Ne remue pas trop, je viens te détacher."Il s'approcha, puis il y eut un bruit de couteau, et mes liens se détendirent brusquement les uns après les autres. Je secouais mes membres engourdis, mais quand Eileen m'enleva le bandeau que j'avais sur les yeux, je me figeais: Du camp il ne restait que des cadavres noircis, cloués au sol par une lance, une épée ou une flèche. Les tentes n'existaient plus, et l'atelier de chasseur où je fabriquais jadis mes flèches avait entièrement brûlé. En levant les yeux je découvrais le cadavre de ma mère, nu, pendu par les pieds juste au-dessus de moi. Éventrée, le contenu de son ventre gisait au sol à mes côtés, et du sang s'écoulait de la plaie béante, passant sur son front où une étrange inscription avait été peinte, puis gouttant sur mon front. Je m'éloignais d'un bond de la pluie de sang, tentant d'échapper à la vision d'horreur qui venait de violer ma sensibilité, et renvoyais le contenu de mon estomac, agenouillée telle une malpropre, tremblant de tout mon corps couvert de boue et de sang. Mais peu à peu, aussi sûrement que le soleil laisse place à la lune, l'effondrement céda la place à la haine. Une haine qui nait dans les veines, qui gangrène cœur et esprit, qui vit dans les yeux... Et qui ne meurt que dans le sang des ennemis. Car ce jour-là, on m'avait non seulement ôté ma mère et ma sœur dont je ne retrouverais pas le corps, mais aussi la seule situation heureuse que je n’aie jamais eue. On l'avait piétinée, tranchée, brûlée et finalement pendue au-dessus de moi pour vider son sang sur ma tête. Tout ça sans que je ne puisse rien y faire. C'était trop. Je me relevais, séchant mes larmes à la chaleur de ma hargne, et me tournais vers Eileen:"Merci. Que vas-tu faire maintenant?-Sûrement retourner au Promontoire, et me faire assigner un autre poste, me répondit-il, tu viens?-Non, désolé...".Il me fixa longuement, interloqué et peut être déçu. Puis haussa les épaules:"Mais, tu vas faire quoi maintenant?-Me débrouiller seule. Vivre libre. Merci pour ton enseignement Eileen, fis-je en m'inclinant." Tu as été une élève incroyable. Fais comme tu veux, je comprends ton choix. Tu as vu tes cheveux?-Non? Pourquoi?-Ils sont rouges sur le dessus.-C'est le sang de ma mère... Ça partira...-Je ne crois pas non, dit-il en pointant du doigt la rune magique sur le front de ma mère. C'est une rune de Scribe et tout liquide qui passe dessus ne décolore jamais. Très utile pour les runes et pour les enchantements.-Alors je vais parfaire la couleur... Qui est le chef Tamini?-Ulgoth le Modniir, dans les Hinterlands Harathis. C'est tout ce que je sais.-Ça ira. Merci pour tout Eileen. Puisse Dwayna illuminer ton chemin.-Attends, dit-il avant de me lancer son arc. Prends ça... Et bonne chance.-Merci beaucoup".Sur ce il sortit du camp sans se retourner, bifurqua à la sortie, et disparut dans les plaines. Je contemplais l'arc. Comme ça, on aurait dit un arc Krytien avec lequel j'avais l'habitude de m'entraîner. La seule différence était les deux lames effilées accrochées aux deux extrémités. Cela permettait non seulement la défense au corps à corps, mais aussi un meilleur équilibre de l'arme, bien qu'elle soit alourdie. Je ramassais un carquois, et autant de flèches que je pouvais en trouver, qu'elles soient humaines ou centaures, soit une vingtaine. Je tentais de me dénicher de nouveaux vêtements, mais tout avait brûlé, si bien que je gardais mes sandales de cuirs, ma tunique en coton blanche tachée de suie et de sang, qui était d'ailleurs plus marron et rouge que blanche. Je trouvais aussi un canif planté dans l'épaule d'un des rares Tamini tués, que j'attachais à ma ceinture. Néanmoins, il me restait une chose à faire pour définitivement enterrer mon passé douloureux. Ramassant un long morceau d'étoffe légère, je la trempais dans une flaque d'huile de cuisine qui n'avait pas brûlé, je ne sais par quel miracle. Après l'avoir enroulé autour du corps de ma mère, l'avoir couverte d'huile et avoir fait de même pour ma sœur, j'enflammais une flèche, et incinérais leurs corps. J'avais un but, de la volonté, un arc et des flèches, et aussi surprenant que cela puisse paraître, j'étais presque heureuse alors que je sortais du camp au pas de course.