Histoires d'Avant la Fournaise

Chapitre 10 : À l'Arche du Lion. Partie I

2069 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 04/10/2023 11:33

À l’Arche du lion.

Partie I


Annastasia était assise au pied du phare qui marquait l’entrée du port. Face à elle, la baie de l’Arche du Lion ouvrait ses bras aux navires venus accoster.


Partie de la Colonie d’Ascalon un peu avant le lever du soleil, elle était arrivée à L’Arche en début de matinée, accompagnée d’Emma et du Capitaine Vent-gris.

Emma avait alors commencé les démarches pour être reçue par les autorités de l’Arche. Il avait fallu attendre devant la porte de la forteresse… Et vers neuf heures, un huissier était venu annoncer qu’on allait les recevoir.

Les choses s’étaient envenimées lorsque l’huissier avait annoncé que seuls les représentants des autorités militaires seraient reçus. Emma avait haussé le ton… Mais Annastasia, soucieuse de ne pas provoquer d’esclandre, avait accepté et les portes de la forteresse s’étaient refermées. Emma avait eu juste le temps d’échanger avec sa cousine, un regard affolé…


Désœuvrée, Annastasia avait alors erré dans les rues et les places de la ville. Discutant avec les marchands, les chalands et les pécheurs, revenus de leur ouvrage.

Après avoir contemplé le grand lion de pierre qui surplombait la ville et lui donnait son nom et admiré la grande fontaine qui constituait le centre officieux de la ville, elle s’était dirigée, en suivant la plage, vers le phare bâti sur un éperon rocheux qui dominait la baie.

Là-bas, Annastasia contempla l’horizon pendant un long moment. Elle n’avait jamais vu la mer…


« Et maintenant que je la vois, je crois que je m’en fiche »


Puis elle avait quitté son perchoir. Délogée à la fois par la faim et par une bande de jeunes gens qui venaient célébrer bruyamment le troisième mardi du mois…


Elle s’était dirigée vers les cahutes improvisées, alignées le long du quai, où des femmes de marins vendaient un plat à base de poisson, de céréales et de légumes bouillis, le tout accompagné par une sauce légèrement pimentée. Mais son attention fut attirée par un attroupement bruyant d’où fusaient des cris de bête que l’on tire vers l’abattoir.

Elle s’approcha et se dressa sur la pointe des pieds pour regarder au-delà du cercle de badauds :

Un homme, bleu de douleur, était assis sur le sol et beuglait sa détresse et sa souffrance. Son bras pendait à son côté, inanimé, et son épaule formait un angle bizarre…


Annastasia joua des coudes, fendit la foule et s’approcha de l’homme assis par terre, sous le regard amusé des curieux.

Elle s’agenouilla et sourit à l’homme qui cessa presque instantanément de crier. Elle se saisit délicatement de son bras et le palpa avec douceur. Ses gestes étaient précis, mesurés. Elle remonta vers l’épaule et hocha la tête.

Elle se leva et vint se placer dans le dos de l’homme. Toujours avec délicatesse, elle empoigna l’homme par l’épaule et posa sa main gauche à plat au milieu du dos.

– Ne résistez pas ! Souffla-t-elle.

D’un geste lent et mesuré, elle fit effectuer une rotation à l’épaule, tout en pressant fortement au centre du dos.

Puis elle saisit l’homme à bras le corps, une main sur le col, l’autre sur l’épaule, et tira de chaque côté. Il y eut un « clac » retentissant qui fit sursauter toute l’assemblée. L’épaule était remise en place.


Par réflexe, l’homme cria, mais s’interrompit presque aussitôt, en constatant que son bras était redevenu fonctionnel.


Annastasia sourit à l’homme et se releva. Elle lui tendit la main, l’homme la saisit et se leva à son tour.

– Merci, merci infiniment ! Je suis tombé de cet échafaudage. Je vous dois la vie !

– N’exagérons rien ! Vous auriez pu vous faire plus mal, monsieur ?

– Jacob, je m’appelle Jacob.

– Promettez-moi de bien faire attention à vous, Jacob.


Annastasia salua l’homme et fendit la foule qui s’écarta à son passage.

Elle se dirigea vers les quais, quand quelqu’un l’interpella :

– C’était très généreux de votre part !

Elle se retourna et découvrit la personne qui l’avait apostrophée : un jeune homme. À peu près son âge. Habillé d’une robe blanche à capuchon avec des motifs brodés.

Là-bas, la foule qui entourait Jacob s’était dispersée, certains badauds jetant des regards méfiants à l’homme en robe.

– Qui êtes-vous ? demanda Annastasia.

Le jeune homme s’approcha et tendit la main.

– Josias, pardon, Frère Josias ! Puis il ajouta : je suis de l’ordre du Blanc-Manteau.

– Pourquoi dites-vous que c’était généreux, Frère Josias ? Je n’ai fait que mon devoir…

– Hé bien, ce Jacob… on le connait bien, à l’Arche du lion… Il est un peu marin, un peu maçon… enfin, il change souvent d’emploi… C’est surtout un bon à rien ! Je suppose que s’il est tombé, c’est qu’il avait bu.

– Vous supposez mal. D’ailleurs, est-ce que cela change quelque chose ? Je n’aurais pas dû l’aider ?

– Peut être pas… S’il est tombé, c’était la volonté des Invisibles, pour le punir de sa vie dissolue.

– Ou peut-être est-il tombé à cause d’un échafaudage glissant et mal monté…

– Vous voyez ? Il s’est montré négligent dans son travail, et il a été puni ! Par les Invisibles !

– Qui sont ces « Invisibles » ?


Frère Josias se rengorgea, visiblement très fier de la question qui lui permettait d’aborder un sujet qui lui plaisait.


– Les Invisibles sont les seuls vrais dieux de la Tyrie. Le jour venu, ils chasseront les faux dieux Dwayna, Melandru et autres imposteurs ! Ils chasseront les hypocrites et les menteurs.

– Chasser les hypocrites de Kryte ? Plaisanta Annastasia. Voilà un plaisant programme ! Frère Josias, j’ai été ravie de discuter avec vous, j’espère que nous nous reverrons bientôt.


« Mais le plus tard possible ».


Plantant-là Frère Josias, les bras ballants. Annastasia remonta avec regrets la rue en direction de la place centrale. La nourriture vendue par les femmes le long des quais était appétissante et elle s’était montrée polie envers le religieux. Mais elle préféra quand même mettre du large entre elle et Frère Josias…


« Il n’a pas dit “hérétiques”, mais c’est tout comme. Je n’aime pas ce bonhomme… Non, pas du tout. »


Sur la place centrale, elle trouva Emma et le Capitaine Vent-gris qui attendaient prés de la fontaine.


« Déjà ? »


Un seul regard permit à Annastasia de deviner que l’entretien s’était mal passé :

Emma tournait en rond, d’un air très agité. Le teint habituellement hâlé de sa cousine était en train de tourner au bistre, et il sembla que de la vapeur s’échappait de ses narines.

De son côté. Le Capitaine Vent-gris avait l’air suprêmement emmerdé de celui qui est témoin d’une situation gênante sur laquelle il n’a aucune prise ni responsabilité.


Annastasia s’approcha et héla sa cousine. Quand elle la vit, Emma leva les bras au ciel.


– Alors ? demanda Annastasia.

– Alors ? Alors rien ! Glapit Emma. Absolument rien !

– Les Krytiens ne nous aideront pas ?

– Absolument pas ! Rien ! Pas ça ! Zéro ! Que dalle ! Nib ! C’est à se taper la tête contre les murs !

Le Capitaine Vent-gris se permit une objection :

– Ce n’est pas tout à fait exact, chef, le conseil nous a fait une proposition…

Emma manqua exploser :

– Ah ! Oui ! La proposition !

Et prenant Annastasia a témoin :

– Vous souvenez-vous de ma remarque sur les ficelles et le prix ?

– Les autorités de l’Arche vous ont proposé de travailler pour eux, en échange de nourriture ?

– C’est exactement ça ! Ah ! Je ne pensais pas qu’ils oseraient nous servir ce chantage ! Il faut croire que les cons, ça ose tout !


Annastasia tenta de tempérer sa cousine :

– Du calme, voyons ! Ce n’est après tout pas une surprise, au fond…

– Vous trouvez ça juste ?! Fulmina Emma.

– Juste ? Non ! C’est abusif, limite léonin. Mais il fallait s’y attendre… Que vous ont-ils proposé, au juste ?


Emma s’assit sur une des marches menant à la fontaine. Elle se passa la main dans les cheveux et souffla par le nez. Elle avait l’impression d’être bernée, voire abusée. Mais le calme d’Annastasia commençait à déteindre sur elle.


« La politique, c’est vraiment pas mon truc ! »


Elle reprit :

– Les autorités de l’Arche ont un problème avec des bandits. Un groupe très bien organisé, avec des soutiens dans la population et tout… Cela fait des mois qu’ils leur font la chasse, sans résultats ! Bref, avec le problème de morts-vivants, la Garde n’a plus les moyens de s’en occuper. Et ils ne veulent pas non plus s’adresser au Blanc-Manteau. On a sa petite fierté…


« Et ils n’ont peut-être pas tort », songea Annastasia


– Ils vous ont demandé de débusquer ces bandits à leur place ?

– Et je n’ai pas envie de rentrer dans ce jeu-là… Qui sait ce qu’ils nous demanderont, par la suite…


Le Capitaine Vent-gris pris la parole :

– Nous pourrions peut-être faire jouer la concurrence… Et demander de l’aide au Blanc-Manteau…


Emma haussa les épaules, à court d’arguments.


Annastasia répondit :

– Ce n’est peut-être pas une bonne idée… J’ai eu l’occasion de discuter avec l’un de leurs affidés pas plus tard que tout à l’heure…

– Vous avez parlé boutique ? Railla Emma.

– C’est mon métier. J’ai l’habitude de traiter avec d’autres congrégations. La foi, le doute… c’est notre quotidien. C’est aussi grâce à cela qu’on reconnait les fanatiques… ceux-là ne doutent jamais… sont certains d’avoir raison… Toujours, tout le temps… Le frocard que je viens de rencontrer en est un bon spécimen… Si tout le reste de la penderie est cousu dans la même étoffe, nous avons encore un problème sur les bras.


Emma et Vent-gris échangèrent un regard, et Emma repris :

– Lors de notre arrivée en Kryte, nous avons rencontré d’autres représentants de l’Ordre du Blanc-Manteau… Mais ceux-là versaient plus dans le côté « chevalier » que « manteau » et se prenaient très au sérieux.

Emma soupira.

– Pour le moment. Le Blanc-Manteau et la Garde du Lion vivent en paix sous le même toit, mais pour combien de temps ? Combien de temps avons-nous, avant qu’ils ne décident de se jeter la vaisselle à la figure ?


Silence.


« À ce compte-là, on pouvait aussi bien rester avec les nains… »


Emma frissonna. Il lui sembla soudainement que des milliers d’yeux la regardaient de toute part…

Elle se leva, inquiète et agacée. Et jeta de rapides coups d’œil de tout côté, comme pour surprendre quelques indiscrets.


– Ça ne sert à rien d’épiloguer… Rentrons à la Colonie… Les Krytiens, je les ai assez vus, ils me font mal aux yeux.

– Et qu’avez-vous répondu au Conseil ?

– J’ai demandé un délai. Une dizaine de jours… Je veux l’avis de la troupe, et du peuple, et… de tout le monde, en fait… C’est comme ça qu’on fait, désormais ! Maintenant, partons !


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