Histoires d'Avant la Fournaise
Cousinade. Partie I
– Je comprends que cela vous ait surpris… Mais je ne m’attendais pas non plus à vous rencontrer ici !
– À dire vrai, je me croyais dépourvue de famille, de famille encore en vie, s’entend… Et j’apprends que ma mère avait une sœur ! Et j’ai donc… une cousine ? C’est bien cela ? Une cousine ?
Annastasia eut un grand sourire.
– Oui, la fille de la sœur de votre mère… C’est compliqué, n’est-ce pas ?
– C’est surtout un peu long à placer dans une conversation…
Les deux filles se promenaient sur la plage qui bordait ce que les gens du coin appelaient « La Cuvette du Géant ». Un lac, salé, ou bien une mer intérieure, selon à qui l’on demandait.
Plus tôt dans la journée. Emma, un panier sous le coude, était venue à la rencontre d’Annastasia, et l’avait invitée à déjeuner, en tête à tête en pleine nature.
Les deux filles avaient longé les falaises qui bordaient le village et le campement Ascalonien. Jusqu’à trouver un sentier descendant vers les collines, en contrebas. Elles avaient arpenté les collines couvertes d’orchidées qui bordaient la plage, jusqu’à trouver un emplacement qui leur convenait, au pied d’un trio de palmiers poussants de guingois au sommet d’une butte ceinturée de buissons de succulentes. Crassulacées et euphorbes, ravies de l’endroit, cohabitaient en larges plaques.
Elles s’étaient installées, et avaient déjeuné simplement. Emma s’efforçant d’avoir une discussion banale, et de ne pas poser de but en blanc les douzaines de questions qui se bousculaient dans sa tête.
Ce fut Annastasia qui prit l’initiative de parler de leur lien de parenté.
Emma l’écouta longuement parler de sa mère, Sylvia. De son père, Grahame. Puis elle demanda à brule-pourpoint :
– Comment s’appelait ma mère ?
– Vous ne savez pas ? Où l’avez-vous oublié ?
– Probablement un peu des deux… Vous savez… Il y a un grand blanc dans ma mémoire. Une période dont je n’ai aucun souvenir. Ou s’il y en a, tout est confus, mélangé, voire carrément faux !
– Et quel est votre premier souvenir ?
– Le premier dont je sois sure ? Je suis assise en bas des marches qui mènent au plan d’eau d’Ascalon. J’ai les pieds dans l’eau, et je me dis « Et maintenant, qu’est ce que je vais faire ? ».
– Et avant ?
– Rien. Le vide. Ou presque. Je savais où j’étais et qui j’étais. Mais je n’avais pas la moindre idée de comment j’étais arrivée là…
– Et vous aviez quel âge ?
Emma leva le bras à hauteur de poitrine.
– Là… à peu près…
– Douze… Treize ans ? À vue d’œil… Mais… Vous ne connaissez pas votre âge, alors ?
– Par extrapolation… Je pense avoir trente ans… Peut-être plus, peut-être moins… Alors ? Le nom de ma mère ?
Annastasia prit une profonde respiration, et dit :
– Emma ! Votre mère, s’appelait aussi Emma !
Emma demeura silencieuse un long moment. Puis se leva d’un bond, et se mit à marcher de long en large. Elle arracha une fleur d’une orchidée, et la froissa entre ses doigts…
– Je m’appelle… comme ma mère ? Donc… je suis… Emma Indoril… deuxième du nom ? Mais… Mais quelle… andouille !? Donne son propre nom à son enfant ?
– Il s’agit d’une tradition familiale…
– Une tradition familiale ?
Emma revint s’asseoir prés d’Annastasia. Elle ramassa une serviette et s’en servit pour s’éventer…
– Expliquez, je vous en prie…
– C’est ma mère qui m’a expliqué… Voyez-vous… Le nom est attaché à la fille ainée de la famille… Et se transmet, de mère en fille… Ainsi…
– Vous voulez dire que la mère de ma mère s’appelait aussi Emma ? Et combien comme cela ?
– Si votre grand-mère était l’ainée de la famille, c’est possible… Quant à savoir à combien de générations cela remonte, j’en serais incapable…
Emma, fille d’Emma, se remit debout, fit face à la grève tout en s’éventant. Puis elle jeta sa serviette, s’assit sur un rocher, et se prit la tête à deux mains. Annastasia jugea utile de la laisser tranquille un moment… Sa cousine était très agitée, elle parlait fort, faisait de grands gestes… Il fallait la laisser se calmer, ingurgiter et digérer toutes ces nouvelles données à son sujet…
Il se passa quelques longues minutes où les deux filles restèrent absolument silencieuses. Emma tentait de mettre dans le bon ordre toutes ces nouvelles choses qu’elle venait d’apprendre. Annastasia se demandait si elle avait bien fait de tout lui dire…
– Vous savez à quoi elle ressemblait ?
– Pardon ?
– Ma mère… Emma… L’autre… À quoi ressemblait-elle ? Vous l’avez rencontré ?
– Non, je ne l’ai jamais rencontrée. Mais ma mère, Sylvia, disait souvent qu’à part le teint de peau, elle ressemblait beaucoup à sa sœur… Donc, il est possible… Que vous ressembliez à votre mère. Tout comme votre sœur, Anna…
– Ah oui, ma sœur ! Anna ! On saura jamais… Elle est morte !
– Ce n’est peut-être pas sûr…
Emma jeta un regard noir à sa cousine, et se leva lentement… Cette demi-portion en savait beaucoup à son sujet… Plus qu’elle n’en savait elle-même…
« Est-ce qu’elle me prend pour une conne ? Ou sinon quoi alors ? »
– Qu’est-ce que vous voulez dire ? Anna serait vivante ? Après toutes ces années ? Après la Fournaise ? Et comment savez-vous pour Anna ?
Emma s’était rapprochée dangereusement, et pointait un index menaçant sur sa cousine.
– Il va falloir arrêter de me raconter des histoires, ma petite !
Emma saisit le menton d’Annastasia entre ses doigts. « Je n’apprécie pas les… Ouch ! »
D’un revers de la main gauche, Annastasia venait d’écarter la prise d’Emma. Et de sa main droite grande ouverte, elle vint frapper vivement sa cousine en pleine cage thoracique.
Le coup propulsa Emma en arrière et lui coupa la respiration. Elle porta la main à sa poitrine. Le coup était précis, mais n’avait pas été porté fort, délibérément. Elle reprit son souffle et dévisagea sa cousine :
Annastasia était debout. Ses deux pieds étaient fermement plantés dans le sol. Elle avait avancé sa jambe droite et relevé les bras, poings fermés. Dans une posture qu’Emma ne connaissait pas…
– Et moi, Dit Annastasia, à la fois calme et déterminée. « Je n’apprécie ni vos manières ni vos menaces. L’après-midi a commencé de manière cordiale. Mais si vous voulez le terminer en jouant des poings. Cela est possible. Vous ne me faites pas peur, cousine ! »
Emma se massa la poitrine… La sensation de douleur commençait à s’estomper…
Elle jeta un regard menaçant à Annastasia qui ne broncha pas, et garda sa posture…
– Très bien… Restons-en là… Mais si d’aventure, je venais à découvrir que vous avez inventé tout cela, je vous ferais passer le gout de la plaisanterie.
– Vous saurez où me trouver…
Les deux filles s’entre-regardèrent. Puis Annastasia reprit une pose normale, soupira, et demanda :
– Alors ? Je vous dis tout, pour Anna ?