Mad Love (Jerome Valeska)
Les arbres retrouvaient peu à peu leurs feuilles, et leurs branches ne craquaient plus sous les pliures causées par le vent. A la place, les feuilles chantaient le printemps, toutes en chœur. Et au rythme de la mélodie infatigable, le cirque se déplaçait lentement, mois après mois, jusque dans le Missouri, état où Jérôme avait l’habitude de passer son anniversaire.
Le jeune homme l’attendait dans le chapiteau, tout en regardant son entrainement. Elle avait vraiment prit l’allure des danseuses. Elle pouvait casser gracieusement son corps dans l’air, comme si elle-même avait été un souffle de zéphyr. Ses cheveux attachés en chignon négligé sur son crâne, elle ne pouvait être plus belle. C’est vrai qu’elle avait l’allure d’un oiseau, un grand oiseau aux plumes longues et dorées, qu’il imaginait gracieux et insaisissable.
- C’est beaucoup plus facile de travailler avec le beau temps ! s’exclama-t-elle en venant vers lui, le sortant de ses pensées.
Il acquiesça avec un sourire.
- Dis-moi, Valeska, c’est pas aujourd’hui que t’es un adulte ? demanda-t-elle.
- Plus ou moins, ouais…
- C’est bien ce qu’il me semblait, continua-t-elle avec un clin d’œil complice. Je me change, attends moi là.
Elle revint en effet peu de temps après, une chemise trop grande pour elle ouverte sur un débardeur, et un jean qui lui découpait élégamment la silhouette. Elle lui tendit la main par-dessus les sièges qui les séparaient, comme si elle l’invitait à une danse. Il l’attrapa, et la suivit à l’extérieur du chapiteau. Ils sortaient de a ville de roulottes, et s’approchaient de l’enclos des chevaux de Christopher.
- Ferme tes yeux, ordonna-t-elle.
Après une courte hésitation, il s’exécuta. Elle lui reprit la main pour le guider.
- Suis-moi tout doucement. Attention, lève le pied, y a une branche… Okay…
Elle le plaça comme elle le put, pour le lâcher, et il l’entendit fouiller quelque chose.
- Triche pas, prévint-elle.
Le son d’un briquet qu’on allume, une mèche qui s’enflamme, les pas de Kaysha sur le sol humide et vert.
- Ouvre, maintenant.
Il leva ses paupières, et découvrit un arbre, décoré de banderoles avec écrit « Joyeux Anniversaire ». Sur un rocher était installé un gâteau surmonté de bougies lumineuses. Dix-huit, pour être exact.
- Joyeux anniversaire, Valeska.
Ce dernier tourna son visage vers la jeune femme, pour la prendre dans ses bras en la levant du sol.
- J’ai fait un gâteau, expliqua-t-elle, un peu comme si on le fêtait tous les deux, tu comprends ?
Il lui attrapa les avant-bras.
- Joyeux anniversaire, Kaysha, dit-il alors.
Ils s’assirent l’un en face de l’autre, le gâteau au milieu. Il n’y avait pas de joie à ce moment-là, et aucun n’osait regarder l’autre. Les yeux involontairement bloqués sur le gâteau, Kaysha ouvrit enfin la bouche.
- Je sais pas pourquoi on le fête toutes les années, alors qu’on le déteste tous les deux.
C’était vrai, mais il ne s’était jamais posé la question.
- J’en sais rien, dit-il. Pour garder la notion du temps, et faire semblant de vivre alors que tout nous détruit.
Les paroles du garçon étaient étonnement matures, et Kaysha en fut surprise. Cependant, elle ne releva pas, et ne put qu’acquiescer intérieurement.
- Bon, allez, à trois, on souffle, déclara-t-elle sans transition, retrouvant l’esquisse d’un sourire.
Il commença le décompte, elle prit la suite, et dirent le dernier chiffre ensemble, dans un rythme lent et perdu. Ils soufflèrent en même temps, et les bougies, dont les flammes étaient balancées par le vent, s’éteignirent totalement. Ils restèrent un instant à regarder le gâteau triste, après avoir perdu ses lumières.
- Et maintenant ? demanda-t-elle.
- Peut-être en manger un bout, non ? proposa Jérôme, sans trouver la question de Kaysha idiote.
Il n’avait pas faim, et elle non plus apparemment.
- Ensemble ? demanda-t-elle en désignant le couteau posé à côté d’elle.
Il sourit lentement, et s’assit par terre à côté d’elle. Dans des gestes incertains, et hésitants, il passa son bras dans le dos de la jeune femme pour rejoindre sa main droite. Ils attrapèrent le couteau tant bien que mal, pour couper une part de gâteau. Ils rirent de leurs mouvements, et ils retrouvèrent un peu de joie dans ce rapprochement incongru. Finalement, ils restèrent côté à côté pour déguster l’œuvre de Kaysha.
Jérôme retrouvait l’appétit en goutant le gâteau. Il complimenta Kaysha à plusieurs reprises.
- J’ai tout préparé ici, expliqua-t-elle, comme ça on est dérangés par personne, tu comprends ?
Jérôme eut en effet un sourire compréhensif.
- Ouais, je vois…
Ça l’agaçait vraiment cette manie que tout le monde avait de les déranger, quoi qu’ils fassent.
- C’est le premier anniversaire qu’on fête ensemble, dit-il pour rompre le silence, sachant qu’il n’était apprécié ni d’elle, ni de lui.
- C’est assez bizarre, se confia-t-elle. La sensation n’est pas vraiment… agréable.
- Confuse, hein ? un peu comme si tu aimais, mais qu’en même temps tu détestais. C’est une sorte d’ouragan, dans ta tête.
- Ouais, confirma-t-elle. C’est ce que tu ressens aussi ?
- Pas seulement à mon anniversaire, répondit-il en posant ses yeux en face de lui.
Elle le regarda, interrogative.
- C’est comme ça tout le temps, dans ma tête, dit-il. C’est comme avoir envie d’étrangler quelqu’un, mais aussi de vouloir l’embrasser. C’est comme deux voix dans ma tête, continuait-il en cherchant ses mots. Comme s’il y avait toi d’un côté, et ma mère de l’autre. De son côté, j’entends un claquement sourd, et de ton côté, j’entends une sorte d’éclat de rire. Tu vois ce que je veux dire ?
Non, elle ne voyait pas. Il l’avait bien compris en tournant ses yeux vers elle. Kaysha était en train de réfléchir à ce qu’il disait, pour lui mentir.
- Ouais, je vois ce que tu veux dire Rouquin.
Le tremblotement au dessus de la paupière, indiqué par Christopher il y avait quelques années, s’activait. Kaysha mentait. Elle ne comprenait pas Jérôme. Il s’en voulut presque immédiatement de s’être ouvert à la jeune femme. Il était décidemment trop différent, même pour elle. Pourquoi était-il ce qu’il était ? Seules les feuilles au dessus d’eux répondirent à cette question, dans un souffle incompréhensible. Il n’y avait pas de réelle réponse, alors. Il était ainsi, parce qu’il ne pouvait pas faire autrement. Il était le paradoxe qu’il se refusait à voir, et auquel il devait se mesurer, plus il grandissait.
Et ce paradoxe devenait insupportable, en perpétuelle lutte. Il en avait assez de se sentir déchiré, de se sentir ça. Il n’arrivait pas à mettre des mots sur cette pensée affreuse, qui lui faisait retourner le cœur d’appréhension.