Le Temps de la Nuit
Chapitre 19 : Now the joke is on our dear Gotham
4593 mots, Catégorie: T
Dernière mise à jour 10/12/2016 18:04
- Dormeuse, dormeuse, dormeuse, entendit-elle.
Elle se réveilla en reconnaissant la voix de Jérôme, étouffée par la barrière vitrée, en croyant d'abord qu'elle l'imaginait.
- Ginger, souffla-t-elle en s'entendant à peine.
Elle n'avait jamais utilisé ce surnom auparavant. Cela lui était pourtant venu naturellement, souvenir lointain de Barbara qui utilisait ce terme pour le désigner.
- De beaux rêves ?
- Sanglants, répondit-elle en s'asseyant.
- De très beaux rêves, alors.
Elle sentit un léger picotement sur son flan droit. Elle leva son débardeur, et redécouvrit le bandage teinté de rouge. Elle fronça les sourcils, en comprenant qu'elle aurait du avoir bien plus mal. Intriguée, elle retira rapidement le bandage.
- T'emballes pas, Beauté, on est toujours séparés.
- Je lève pas mes vêtements que pour ton bon plaisir, Jay'.
Il se contenta de sourire en soupirant de déception. Elle retira tout à fait la bande, et examina sa peau en la tâtant du bout des doigts. Elle ne ressentait plus la douleur vive de la veille, et la peau était plus nette, les brûlures n'apparaissaient quasiment plus.
- Ça... commença-t-elle sans réussir à terminer immédiatement. Est-ce que tu vois ça, bordel ?
- Quelque chose d'incroyable ?
- Hier, je me suis fait brûler en me battant contre une barjot avec des flammes, une autre des enfants de Strange. J'étais vraiment brûlée, et regarde... y a presque plus rien. Je sais même plus si je dois aller arracher la peau à Strange, ou le remercier.
- Si tu veux, tu le remercie pendant que je lui marque chaque parcelle de peau au fer rouge.
Annie leva les yeux vers Jérôme avec un sourire moqueur.
- J'adorerais, répondit-elle.
- Je te promettrais bien ce présent, Arley.
Elle ne répondit rien, et reprit l'inspection de sa blessure. Elle se leva et fit quelques mouvements, qui se révélèrent indolores.
- Incroyable, souffla-t-elle.
Un chariot passa au même instant pour délivrer les repas. Les deux jeunes adultes furent servis, et mangèrent sans appétit. Longtemps après, chacun fut sortit de sa cellule en même temps. Annie ressentit une sorte de satisfaction à les voir tous les deux enfin dehors, en même temps, si proches l'un de l'autre sans qu'aucune barrière ne les sépare. Alors que les infirmiers les emprisonnaient dans des menottes, ils s'observaient, sans exprimer aucune émotion. Ils se contentaient de retrouver l'autre dans sa réalité la plus parfaite.
- Regarde-les, tous les deux, à se regarder comme s'ils allaient pouvoir se retrouver, c'est presque touchant, se moqua l'infirmier en face d'Annie.
Son collègue ricana.
- Vous profitez bien de votre séjour à Arkham ? Demanda l'autre en face de Jérôme. Dommage qu'on n'ait pas de chambre double, cela dit, ça nous aurait fait passer le temps.
- Je peux vous l'écourter, par contre, proposa Jérôme en posant sa tête de côté avec un sourire malsain. Moi, je suis juste en vie, continua-t-il, je pourrais vous arracher les yeux avec mes dents, ce qui aurait un goût sûrement surprenant que j'aimerais probablement, mais je n'aurais pas le temps de terminer. Par contre, je pourrais lui demander à elle de vous mettre au sol sans que vous ne l'ayez entendu se déplacer. Et vous n'auriez qu'à vous plaindre au près de votre cher Docteur Strange.
Annie, par instinct sûrement, écarta très légèrement ses jambes, pour avoir plus d'équilibre et réagir à la moindre demande ou geste significatif venant de Jérôme.
- J'aurais bien aimé voir ça, mais on doit vous amener à Strange, répondit l'infirmier en face d'Annie.
Annie regarda Jérôme en coin, discrètement. Celui-ci émit un très léger mouvement de tête pour désigner son infirmier, et Annie réagit sans plus attendre. Elle fit rapidement un tour sur elle-même, pivotant sur son talon, pour prendre de l'élan, et envoya son talon dans la joue de l'infirmier devant elle. Ses mains déjà rejointes, elle n'eut qu'à attendre quelques secondes que l'infirmier se redresse pour lui enfoncer violemment ses deux coudes juste au fondement de son cou, pour qu'il s'écroule sur le sol.
Elle prit ensuite la direction de l'infirmier qui était juste en face de Jérôme, pendant que ce dernier se reculait pour la laisser faire. L'infirmier fit marche arrière, en appelant à l'aide dans son microphone accroché à sa ceinture. Elle prit son appareil et le jeta, pour le laisser pendre depuis sa ceinture. Elle lui attrapa la gorge de ses mains, le soulevant très légèrement. Elle sentit Jérôme se rapprocher d'elle avant qu'il ne la touche. Jérôme posa sa joue contre celle d'Annie.
- Serre plus fort, murmura-t-il alors que son souffle s'étalait sur elle.
Elle s'exécuta. Les tremblements de l'infirmier se faisaient plus rapides et frénétiques, annonçant sa mort prochaine. Il prit le débardeur d'Annie entre ses mains, coincées dans le dos de la jeune femme à cause des menottes qui l'empêchaient d'entourer sa taille.
- Encore, Ann, encore, dit-il avec un souffle de désir qu’il retenait coincé comme il le pouvait.
Le dernier souffle de l'infirmier craqua dans sa gorge, et ses tremblements cessèrent. Elle le laissa tomber sur le sol. Elle se retourna immédiatement. Elle attrapa son col des mains pour combler la séparation entre leurs deux corps. D'un élan commun, ils s'embrassèrent, redécouvrant le goût de leurs lèvres et la chaleur de leurs langues. Elle entoura son cou comme elle le pu, et elle passa ses doigts dans ses mèches rousses. Jérôme coinça Annie contre le mur d'un mouvement des hanches, suivit de son corps entier.
- Pourquoi j'ai envie de toi quand y a un cadavre à côté ? questionna-t-il.
- Ils arrivent, dit-elle pour toute réponse.
- Encore un peu de temps ?
- Je sais pas, trente secondes ?
Il redoubla la force des baisers, et elle tira plus fort sur ses cheveux. Les infirmiers accompagnés d'hommes armés apparurent, et les séparèrent immédiatement. Ils ne firent rien pour les en empêcher, et ils les menèrent dans des couloirs différents.
Annie fut assise dans une autre pièce, plus petite. On s’affaira autour d'elle, sans qu'elle ne comprenne pourquoi. D'abord, ses cheveux écopèrent de soins tout particuliers. Lavage, couleur, rinçage. On lui appliqua un maquillage gras et imprécis autour des yeux, de sorte à ce qu'on ne reconnaisse pas le haut de son visage. Elle observait avec précision chacun des gestes des infirmiers, et faisait attention plus particulièrement à ceux qu'elle ne voyait pas. Ils lui posèrent enfin un masque sur la bouche et le nez, en latex complexe, avec des nœuds et des lacets qu'ils ajustèrent. Ils la tournèrent vers le miroir. Elle mit du temps à comprendre que c'était son reflet en face d'elle. Elle avait l'air plus féroce, ainsi anonymisée. Elle fut lâchée une nouvelle fois dans une pièce de la même sorte que la veille.
Le son roulant d'une porte qui s'ouvre et se referme grinça. Strange lui faisait donc le même cinéma que la veille. Alors, elle se concentra pour supprimer toutes les informations inutiles qui lui parvenaient. Le frottement lointain de l'air, le son entêtant de la chaîne qui se balançait plus loin, l'étrange impression de ses muscles qui se contractaient inconsciemment, le sang qui lui battait plus vite dans les veines. Il fallait qu'elle maîtrise tout, l'extérieur, l'intérieur, et ce qu'il y avait entre. Elle se dirigea vers la porte. Il n'y avait personne. Si ce n'est une odeur volatile, presque imperceptible, même pour elle. Elle ne savait pas si c'était la vraie, ou si c’était Strange qui voulait lui faire croire en la présence de Jérôme, pour la déstabiliser. Elle entendit sa propre respiration plus épaisse dans le cache bouche. Elle fit un tour sur elle-même. Un pied avait très légèrement dérapé sur le sol.
Elle se dissimula derrière une énorme colonne, invisible, et trouva enfin la forme spectrale. Elle tenait négligemment une arme, comme si elle ne s'attendait à rien. Une fois de dos, Annie se lança sur la silhouette pour la faire tomber d'un mouvement rapide et précis, avant d'éloigner l'arme au loin d'un coup de pied. Elle posa ce dernier sur le torse de l'adversaire. À nouveau la même donnée odorante. Elle se baissa pour retirer le masque qui recouvrait le visage de l'autre. Jérôme la regardait avec un sourire.
- J'ai reconnu tes hanches, expliqua-t-il.
Elle lui sourit, sans qu'il ne puisse voir sa bouche, alors qu'il distinguait à peine le plissement de ses yeux cachés par la pénombre et son maquillage. Elle lui tendit sa main, qu'il attrapa avec force, pour l'aider à se relever. Annie fit voyager ses yeux dans tous les recoins de la pièce avec intérêt.
- Que veut Strange ? Demanda-t-elle la voix rendue grave et étouffée par le cache bouche.
- Je pense que ça va pas tarder, répondit Jérôme avec un roulement lassé des yeux.
Annie entendit quelque chose de nouveau. Elle ne comprit pas tout de suite.
- Récupère ton arme, se contenta-t-elle de dire.
C'était un souffle. Un souffle épais, et gras, qui n'appartenait à personne qu'elle n'avait encore eut l'occasion de rencontrer à Indian Hill, dans les sous-sols de Strange.
- De la visite ? Interrogea Jérôme en prenant l'arme entre ses mains.
- Je crois, oui.
Enfin, un pas, lourd lui aussi.
- Il arrive.
- Quel côté ?
Elle laissa s'écouler une poignée de secondes.
- Les caisses, devina-t-elle. Derrière.
Sans plus attendre, elle s'élança sur la colonne, la repoussa avec son pied pour se retrouver percher se les caisses. Elle s'accroupit immédiatement, et vit la montagne de muscle qui les attendaient de l'autre côté. Du coin de l'œil, elle aperçu Jérôme qui faisait le tour des caisses. Le grand homme était dos à eux, et semblait les attendre. Elle descendit les caisses avec précaution, et après avoir conjecturé inconsciemment ses possibilités de le mettre à terre, et s'élança dans un saut silencieux. Elle posa les pieds juste derrière lui, récupéra son élan pour entourer le cou de l'autre avec ses cuisses. Elle tenta de l'étrangler ainsi, ajoutant son avant bras sous son cou, avec une grimace provoquée par l’effort. L'homme s'agita comme un diable. Il attrapa le corps d'Annie à l'aveuglette, et le jeta littéralement contre le sol. Elle roula sur plusieurs mètres, avant de se cogner contre un mur.
Elle souffla de douleur en fermant les yeux. Elle maintint sa tête quelques instants, en pliant ses jambes sous elle pour se relever. Elle ne pu bouger tout d'abord. Les coups de feu lui éclatèrent les tympans, et elle ouvrit les yeux pour surprendre Jérôme au dessus du sol, la gorge entre les doigts énormes l'homme. Il reçu le même traitement qu'elle.
- Très bien, murmura-t-elle en se levant.
Oubliant la douleur, elle se mit à trottiner vers lui. Quand il fut à peu près sûr qu'elle allait lui tomber dans les mains, elle accéléra, et glissa sur le sol pour passer entre ses jambes. Elle se retourna immédiatement pour continuer sa glisse sur les genoux, s'appuyant sur ses pieds pour se relever. Elle le frappa à l'arrière des genoux, l'obligeant à atterrir sur ces derniers. Elle se déplaça et enchaîna les coups sur son visage jusqu’à ce qu’il crache du sang. Elle remarqua que les balles tirées par Jérôme n'avaient pas raté leur cible, mais qu'elles étaient restées incrustées dans sa peau, sans qu'il ne semble les avoir ressenties. Que dire alors des coups qu'elle lui administrait.
Elle lui attrapa les cheveux en haut de son crâne et tira sa tête en arrière sans ménagement, lui cassant presque le cou et la nuque. Elle misa sur la colonne vertébrale, qu'elle sentit craquer sous son pied. Elle le lâcha, la respiration haletante. Il tomba lourdement sur le sol, sans bouger. Elle allait pour rejoindre Jérôme qui avait du mal à se soulever, et qui riait aux éclats en réponse à la souffrance.
Mais, subitement, la pénombre fut effacée par une lumière éclatante qui aveugla le jeune homme quelques instants. Annie, quant à elle, se sentit assaillit par la vivacité mordante et le contraste soudain qu'elle marquait avec les ténèbres. Elle posa ses mains sur ses yeux dans une grimace de douleur. Elle ne put continuer à avancer, déboussolée, et incapable de lutter. Elle gémit une première fois. Elle tenta d'ouvrir les yeux, mais voilà que les couleurs à leur tour semblaient trop puissantes. Et des sons furent ajoutés, des bruits d'animaux, des bruits de rires, de pleurs, certains indistincts.
Elle retira le cache bouche de force, pour se libérer, se griffant la peau dans la foulée. Ses yeux se fermèrent, et elle boucha ses oreilles. Tout lui parvenait en même temps. Elle se sentait à la merci d'une force impalpable qu'elle ne pouvait pas contrôler. Elle tomba sur ses genoux en hurlant, hurlant si fort qu'elle cru ne jamais avoir ressenti une telle douleur. Les pleurs coulèrent malgré elle, ne cessant de hurler. Elle laissa tomber son visage sur le sol bétonné et s'allongea sur le côté, les genoux proches de la poitrine, frappant une fois son poing contre le sol.
- Assez ! Suppliait-elle.
Mais rien n'arrêtait. Elle entendit dans tout ce tumulte des coups de feu, sûrement assurés par Jérôme. Il essayait d'amoindrir la lumière, de faire taire les enceintes. Mais il avait écoulé toutes ses balles sans pouvoir finir. Il lança son arme. En regardant vers Annie sans que son visage n'exprime aucune expression, il vit l'autre bouger ses mains, comme s'il allait se relever. Il s'empressa de le rejoindre, au milieu des sons. Sans plus attendre, il l'abattit sur le sol en lui lançant plusieurs fois son pied dans la tête. On ne distinguait même plus sa figure, recouverte de sang. Jérôme se déplaça ensuite rapidement vers Annie, laissant derrière lui des traces de pas rouge sur un seul pied. Il s'accroupit près d'elle, et il la souleva sans aucun soin, lui enfonçant ses longs doigts dans ses côtes déjà souffrantes, pour la tourner vers lui.
Elle ouvrit les yeux, pour le regarder rapidement, et les referma presque immédiatement en forçant dessus. Il la coinça contre lui et lui plaqua sa tête juste sous son menton, lui recouvrant ses oreilles de ses mains. Il laissait traîner ses yeux dans toute la pièce, en attente d'un mouvement, d'un changement, retenant Annie et ses sanglots de tomber.
La jeune femme sentait son âme vaciller. D'un seul coup, sa tête tomba en arrière, et ses mains s'abattirent sur les jambes de Jérôme. Ce fut son seul répit.
* * *
Elle se réveilla dans la lumière de sa cellule. Elle prit tout d'abord le temps d'apprécier le silence, et l'unicité des informations. Elle se concentra sur sa respiration, pour la rendre lente et profonde. Elle se leva.
- Jérôme, appela-t-elle.
Il apparut à la vitre. En la voyant debout, un affreux sourire s'étira sur son visage, lui creusant les joues.
- On se demanderait presque quand vas-tu enfin accepter de mourir.
Elle sourit à son tour, faisant découvrir ses dents, et elle s'approcha de la vitre. Elle posa son front et une main dessus.
Le silence. Apaisant. Reposant.
Rien de plus. Jérôme ne disait rien. Pas un mot grinçant, ni un mot rassurant, Annie le remerciait silencieusement. Après plusieurs minutes, il rompit enfin le silence.
- Tu es restée comme ça presque deux jours.
Elle ouvrit les yeux pour voir s'il ne mentait pas.
- J'ai cru mourir, répondit-elle.
Il ne répondit pas. Il n'y avait rien à répondre, de ce fait.
- Jérôme ?
Il la regardait, attendant la suite.
- C'est comment mourir ?
- J'ai oublié, dit-il sans expression.
Elle n'ajouta rien. C'est vrai, pensa-t-elle, on se souvient de la mort des autres, mais pas de la nôtre. C'était logique, après tout.
Les jours qui suivirent, personne ne vint chercher ni l'un ni l'autre. Ils restaient dans leur cellule, à attendre qu'on vienne. Mais c'était le calme plat. Ils voyaient bien que ça s'agitait parfois, mais ce n'était pas pour eux. Annie passait le plus clair de son temps à trottiner dans sa minuscule pièce, sous l'agacement de Jérôme. Ce dernier, quant à lui, pouvait rester allongé longtemps sur son lit. Un jour, Annie avait même essayé de rejoindre Jérôme dans sa cellule. Elle s'était mise devant la vitre et avait réfléchi, pendant qu'il regardait le plafond.
Elle mit un premier coup de poing. Jérôme se redressa immédiatement en la regardant.
- Qu'est-ce que tu fous, Arley ?!
Elle recommença. Elle sentit le verre bouger très légèrement, à cause de la vibration.
- Je suis sûre que je peux casser ce verre, dit-elle.
Un nouveau coup, plus au milieu. Le verre vibra plus intensément. Les bleus apparurent au cinquième coup.
- Ta stupidité t'a suivie jusque là, remarqua Jérôme qui s'était assis sur le lit, les mains sur ses genoux.
Elle ne l'écoutait plus. Le septième coup fit une toute petite fissure au centre de la vitre.
- Ma stupidité, vraiment ? Demanda-t-elle en frappant le huitième coup.
Jérôme se leva, curieux, pour observer la vitre. Annie fit mine d'ignorer la douleur sur sa main, sachant qu'elle finirait par disparaître rapidement.
Elle prit plus d'élan, et frappa la vitre de toutes ses forces. Une énorme fissure la fit craquer, mais elle ne céda pas. Elle ne sentait plus son avant bras.
Elle posa sa main, dont les jointures saignaient, à plat sur la fissure.
- Y a pas à dire, dit-elle essoufflée, j'adore ce que m'a fait Strange.
- Sauf quand tu es prête à en crever, répondit-il.
- Je vais réussir à me concentrer. C'est ça qu'à voulu me dire Strange, c'est que je suis pas capable d'être meilleure pour l'instant. Mais lorsque je pourrais l'être, je te jure que je le tue.
Jérôme fit un mouvement rotatif de sa main, ennuyé par le discours répétitif.
- Change de disque, Beauté.
Elle ne répondit pas et se posa sur son lit, pour prendre son avant bras dans son autre main. Elle s'apprêtait à appeler Jérôme, mais elle se retint. C’aurait été inutile. Et qu'aurait-il répondu à un « Jay', j'ai besoin de sentir ton corps » ?
C'est sur cette pitoyable question qu'un groupe d'infirmier agité courut devant leurs cellules. Curieuse, Annie se leva pour les observer. Elle se concentra sur l'extérieur. De l'angoisse. Une animation inhabituelle. Des voix. Un bouillonnement collectif. Arkham entière bougeait.
- Jérôme, le motiva-t-elle.
Il se leva à contre cœur. Trois infirmiers entourant une forme quasi-humaine passèrent devant eux. Annie et Jérôme se regardèrent, les sourcils levés. Les monstres défilèrent. La sirène signalant le danger s'enclencha. Annie ferma les yeux quelques secondes pour reprendre ses esprits. Jérôme ne tressaillit même pas, comme s'il n'avait rien entendu. Des infirmiers alarmés ouvrirent leurs cellules avec précipitations. Ils les emportèrent, sans un mot, les faisant traverser tous les couloirs, pour les mener jusqu'à une sorte de grand hangar pour les jeter dans un camion, au milieu des autres créations de Strange.
Annie faisait tourner ses yeux, en les étudiants chacun leur tour. Des déformations, des griffes à la place des mains, des regards rouge sang, des mâchoires bestiales, des nez retroussés à la façon d'une chauve-souris. Des monstres aux allures indescriptibles. Elle croisa le regard de Jérôme. Strange était fou. Ses monstres étaient la description de son âme. Un visage se détacha cependant des autres.
- Bruce ? Demanda-t-elle.
Mais le concerné ne tourna pas la tête. Elle se tu. Aucun ne parlait. Tout s'enchaîna rapidement, les portes se fermèrent, même si tous les monstres n'étaient sûrement pas dans le camion. On entendit des exclamations, des timbres inquiets de voix, et notamment celui d'une femme. Des coups de feu. Le camion démarra sans plus tarder, et prit la route. Le camion se bousculait dans tous les sens, et les monstres étaient promenés de partout. Au bout de quelques minutes, le conducteur émit une grosse accélération. Le camion tangua et finit sa course dans l'affolement imperceptible des monstres. Annie regardait activement autour d'elle.
Des voix, encore des coups de feu, un face à face semble-t-il. Puis, plus rien.
Annie se dirigea vers la porte en frappant dessus avec ses pieds. Mais elle persistait à rester close. Elle se recula dans le camion, vaincue. Après plusieurs minutes, les monstres commencèrent à appeler à l'aide, en frappant contre les portes.
Étonnement, on ouvrit. Une vieille dame, vivant dans la rue, prête à aider, mais bien vite submergée par la peur en voyant ces être hors-normes en sortir. Une immense satisfaction s'empara d'Annie lorsqu'elle sentit l'odeur de la ville, et qu'elle la voyait, enfin. Sans attendre, elle sortit du camion. Elle sentait chacun de ses muscles se contracter et se décontracter avec une immense facilité. Elle ne savait plus si ses pieds touchaient réellement le sol, et pourtant, elle le sentait vivant sous elle, pour la première fois.
Le sang battait dans ses veines avec véhémence, elle le savait chaud et fluide. Annie avait conscience d'elle-même, enfin libre. Elle comprit que Strange lui avait offert le monde. Gotham était pourtant bien incroyablement animée, pas comme dans ses souvenirs. Un instant, elle eut l'impression que tout s'abattait sur elle. La jeune femme fit un tour sur elle-même en se demandant comment arrêter ces immeubles qui s'écroulaient tout droit, ou bien comment taire ces voix, ces sont incertains et flous qui lui attaquaient l'esprit. Elle s'arrêta un moment, pour se rendre compte que rien ne se passait. Tout était calme autour d'elle. Mais une voix soudaine, dissonante, inconnue, s'immisça dans son esprit. Une voix, qu'elle ne reconnu pas et qui lui était paradoxalement familière. « Ne t'y fies pas... Le monde n'est jamais calme, tu le sais ». Suivit un ricanement aigu, qui faisait écho dans sa tête. Elle posa les mains sur ses oreilles, et fit balader son regard pour trouver Jérôme, inquiétée. Elle l'avait presque oublié. Elle se précipita vers lui.
- Qu'est-ce que tu fous ?
- La même chose que toi, Arley, je prends la route.
- Il faut qu'on s'éloigne, la police va pas tarder... et toi et moi, on doit récupérer Gotham.
- Soit pas si pressée, Arley. Détruire un monde ça prend du temps. Et on va pas refaire les mêmes erreurs. Allons-y.
Les deux s'empressèrent de se détacher des autres monstres, pour retrouver les rues noires de Gotham. Annie ressentait tout ce qu'elle avait déjà ressentit, mais en plus parfait. C'était la même Gotham, mais en plus limpide, en plus claire. Elle voyait parfaitement les ruelles sombres. Entendait les chats lointains gratter les poubelles, et les rats se faufiler entres elles. Elle pouvait enfin entendre Gotham, la comprendre, la traverser. Et bientôt, elle le croyait, elle pourrait se jouer de Gotham, et réveiller une nouvelle fois sa haine.
Jérôme et elle l'avaient mérité.