Un automne à Angers

Chapitre 1 : Un automne à Angers

Chapitre final

3152 mots, Catégorie: K+

Dernière mise à jour il y a 6 jours

Cette fanfiction participe au défi d’écriture « Mots improbables» (juin 2016) du forum Fanfictions.fr.

Catégorie deuxième chance


Niveau 1 : placer les mots ou expressions (en gras dans le texte) : requin, lémurien, excellente initiative, il pleut comme vache qui pisse, Google est ton ami, trapéziste, tertiaire, dithyrambique, propolis, sinécure, sabre, amanite tue-mouches.

Niveau 2 : introduire à un moment donné un extrait de type journalistique.




Le mois d’octobre s’étirait sur Londres si lentement qu’on craignait de n'en jamais voir le bout. Le temps était maussade et gris en permanence, imprégnant l’air et les esprits de langueurs humides et cafardeuses. Le crachin semblait mener bataille contre le brouillard pour savoir qui remporterait le match. C’était parfaitement déprimant. Tout du moins pour Crowley, qui rêvait du retour des beaux jours où il pourrait à nouveau se prélasser sous les rayons du soleil.

En attendant, il dormait la majeure partie du temps, jeté en vrac sur l'un des antiques fauteuils de la librairie AZ Fell & Co, tout de même plus confortables que les sièges en cuir froid de sa Bentley. Aziraphale n’était par contre en rien gêné par la météo automnale, du moment qu’il pouvait se plonger à toute heure du jour dans un de ses délicieux romans, avec une bonne tasse de thé à proximité, posée sur un petit guéridon marqueté soigneusement lustré.

Un beau soir, alors qu’ils sirotaient un Talisker et un Cherry, le démon proposa :

– Qu’est-ce que tu dirais d’une virée à l’étranger ? J’en peux plus du fog et de la flotte.

L’ange leva les yeux de Love and Friendship de Jane Austen pour lui prêter toute son attention :

Excellente initiative, ma foi. Un peu de dépaysement ne nous ferait pas de mal. As-tu une idée en tête ?

– Ben, je pensais qu’on pourrait retourner en France. T’avais bien aimé la Bretagne, en 1828, je me rappelle. (¹) Mais on pourrait changer un peu, t’en dis quoi ?

– Comme je te vois là, tu as déjà songé à une destination…

– Il m'arrive de lire aussi, mon ange, et je connais quelques classiques, répondit le démon, qui se mit à réciter :

Plus mon Loire gaulois, que le Tibre latin,

Plus mon petit Liré, que le mont Palatin,

Et plus que l’air marin la doulceur angevine.

– Du Bellay, s’écria le libraire, radieux. Ah ça, un grand poète ! Tu es décidément plein de surprises, mon cher.

– Ouais. Angers, ça te dirait ? Le château du roi René, la tapisserie de l'Apocalypse, la maison d'Adam, la galerie David d'Angers,...

– À dire le vrai, j'aimerais mieux un petit cottage, à la campagne...

– Oh mais absolument ! Ça doit pouvoir se trouver, répondit le démon en naviguant sur le site Airbnb de la région.

– Et... Y pourrons-nous déguster de savoureuses crêpes ?

– Pas aussi bonnes qu'en Bretagne, j'en ai peur. Mais tu pourras te régaler de poires belle angevine au vin, de bottereaux, de sandre au beurre blanc, de pâté aux prunes, de galipettes d’Anjou...

Aziraphale avait soudainement rougi jusqu'à la pointe des oreilles.

– Crowley ! s'offusqua-t-il, tu ne suggères tout de même pas ce que j'imagine vaguement que tu évoques ?

Le démon éclata de rire.

– Ce sont des champignons farcis, mon ange, assura-t-il en posant ses lunettes de soleil. Pas d'inquiétude. Cela dit, si tu veux partager tes... pensées, je suis tout ouïe, renchérit-il dans un sourire espiègle, une lueur canaille dans ses yeux ambrés.


Pendant que l'ange bafouillait des justifications incompréhensibles en se tordant les mains, il continua un bon moment à fouiller sur le site, le sourire aux lèvres, avant de finalement placer l'écran sous le nez du libraire :

– Voilà.

C'était, près d'un ruisseau, une maisonnette attenante à un grand bâtiment dont le mur s'ornait d'une roue à aubes plongeant dans le courant.

– Un moulin ? fit l'ange, surpris. C'est très joli ! Oh ! Ça sera tickety-boo !

C'est que Crowley aimait les moulins. Les rares fois où il s'était retrouvé à proximité, la mélodie des pales dans l'eau avait eu le don de l'apaiser quand il se sentait agité, ou de lui redonner la pêche s'il broyait du noir.

Il détestait les meuniers, par contre, depuis le souvenir de l'échec cuisant du pacte conclu autrefois avec l'un d'eux, du côté des Abers, qui l'avait roulé dans la farine en beauté. Pour une fois, il était tombé sur plus malin que lui. Ah ! Il s’était bien payé sa pomme le Mathurin de Plouguerneau ! (²) Pour l'occasion, Belzébuth s'était fendue d'une petite diatribe aussi cinglante qu'humiliante, allant jusqu'à le qualifier de diablotin. Lui ! Un Prince des Enfers ! Il en était sorti mortifié, avec une dent contre les meuniers en général, des être fourbes et machiavéliques selon lui.

Quoi qu'il en soit, que le Moulin Neuf soit en fonction ou pas, le cadre semblait bucolique à souhait. Le logement n'était pas très grand, mais confortablement équipé pour y passer tous les deux quelques jours dépaysants. Restait à souhaiter que la météo soit plus clémente à Saint-Lambert-du-Lattay qu'à Soho...


Ils empruntèrent donc le Shuttle, en ce 22 octobre, avec la Bentley et les plantes dont Crowley refusait de se séparer.

Après un voyage sans encombre (Aziraphale avait prévu sandwiches et thermos de thé pour lui et de café pour Crowley, dans un ravissant panier de pique-nique à l'intérieur tapissé de cretonne tartan), ils arrivèrent au Moulin Neuf, au bout d'un chemin à peine carrossable.

Et l'endroit tenait ses promesses : nichée au cœur d'un site naturel et sauvage, la petite maison attenante au moulin du XVIème siècle offrait tout le confort souhaité. Par beau temps, ils pourraient même déjeuner sur la terrasse qui donnait directement sur la rivière où passaient paisiblement des canards. Une barque était aussi à leur disposition pour une balade romantique. C'était tip-top !

Et le temps était lui aussi de la partie. L'air était doux pour leurs promenades le long de l'Hyrôme ou sur les chemins de randonnée quadrillant le vignoble angevin. Ils avaient aussi passé une journée à Angers (Aziraphale tenait absolument à voir le fameux château) et visité le Musée de la vigne et du vin d’Anjou tout proche, où ils avaient fait provision de quelques caisses de Coteaux du Layon, Bonnezeaux et autres Cabernet pour ramener à Londres.

– Le site est certifié LPO, fit remarquer Crowley un matin. Peut-être qu'on verra des rossignols ?

– J'ai bien peur que non, répondit l'ange. Ils ont dû repartir vers les pays chauds à la fin de l'été.


Le seul bémol, pour le démon, était l'absence de télévision. Cela ne dérangeait pas le moins du monde Aziraphale, et ils mettaient tous deux à profit ce dépaysement linguistique pour écouter les stations de radio du pays ou parcourir la presse locale. Ça les changeait de l'Infernal Times et du Celestial Observer...

– Ouh là là ! observa Aziraphale un soir en terminant la lecture du Courrier de l'Ouest. Mes cours du soir de français avec Mr Rossignol en 1760 sont bien loin ! Je suis un brin rouillé !


Malheureusement, le ciel avait décidé un beau matin de virer à la pluie, qui se mit à tomber sans discontinuer pendant deux jours, les forçant à rester à l'intérieur.

– Aziraphale, j’m’ennuie. J’ai envie d’aller nourrir les canards… finit par se plaindre le démon. L’ange ferma un instant les paupières, pinça les lèvres et retira très lentement ses lunettes de lecture avec un imperceptible soupir d’agacement. La radio était calée sur Nostalgie, car il avait envie d'écouter de la musique "moderne-mais-pas-trop-quand même". À ce moment-là on pouvait entendre une jeune chanteuse autochtone à la voix gouailleuse qui racontait à qui voulait l’entendre une histoire de bébé requin en peluche ou en velours, il ne comprenait pas bien.

– Mais voyons Crowley, la météo d’aujourd’hui me semble inadéquate pour une quelconque activité en extérieur !

Le démon se déhancha vers la fenêtre de la petite maison. Là, il se planta devant la vitre pour observer les trombes d'eau qui s'abattaient au-dehors.

– Mouais… T’as raison. Il pleut comme vache qui pisse.

– Ton langage, mon cher !

– Ben quoi, c’est vrai, non ?

– "Il pleut des hallebardes" serait plus élégant. Ou "des chats et des chiens", à la rigueur.

– C’est ça. Les cinémas sont fermés et c’est la grève des clowns, aussi ?

– Je te demande pardon ?

– Rien. Laisse tomber. Je dis n’importe quoi, j'sais pas. J’ai dû souffler ça à un humain, un jour. (³) On n’a qu’à prendre des parapluies. On n’est pas en sucre.

Aziraphale avait bien évidemment emporté dans ses bagages son grand parapluie en tartan, qu’il s’en alla quérir dans sa valise. Crowley n’en avait pas.

– Je te trouve bien négligent, fit l’ange. Toi qui n’aimes pas la pluie…

– On va bien trouver ça dans le logement, t’inquiète.

Ils se mirent en quête de l’objet protecteur, qu’ils découvrirent coincé dans un cagibi entre la table à repasser et l’étendoir à linge pliable. Le démon déploya l’antique parapluie dans le salon, un accessoire affreux datant sans doute des années 60, blanc à pois rouges, qui lui donnait l’air, une fois dessous, d’une amanite tue-mouches géante.

– Referme ça tout de suite, ça porte malheur ! s’affola Aziraphale.

Crowley lui adressa un sourire mi-indulgent mi-moqueur :

– Me dis pas que tu accordes crédit à ces superstitions ridicules ?

– Bien sûr que non. Mais on n’est jamais trop prudent, bredouilla l'ange piteusement. Ça ne coûte rien de ne pas le faire, on ne sait jamais...


Ainsi affrontèrent-ils le déluge, munis bien entendu d'un sachet de petits pois congelés.

– Ils aiment ça. Et c'est bon pour eux, affirma une fois de plus le démon le plus sérieusement du monde.

Il adorait voir les volatiles se précipiter avec force cancanements vers cette manne tombée du ciel. Bien sûr, ils rentrèrent mouillés à la maison.

Le lendemain, Crowley se réveilla fébrile, abattu, avec la gorge irritée et un début de migraine. Il resta allongé sur le canapé toute la matinée.

– Veux-tu que je te prépare un grog au Talisker ? J'ai emporté des pastilles à l'eucalyptus et à la propolis aussi, si tu veux...

– Ngk, grogna vaguement le déchu. Ça va passer, t'embête pas.

Mais dans l'après-midi, ça n'allait pas mieux. Courbaturé de partout, il n'avait aucune envie de se lever. Aziraphale, inquiet, avait posé sur son corps frissonnant le plaid en tartan qu'il était allé chercher dans la Bentley. Il lui prépara un grand mug de café serré que le démon finit par avaler, plus pour lui faire plaisir qu'autre chose. Il tamponnait régulièrement d'un linge humide son front où perlaient des gouttes de sueur.

Le lendemain, Crowley, toujours fiévreux, ne quitta pas le lit. La tête lui tournait comme à un trapéziste qui aurait malencontreusement lâché la barre, et ses tempes étaient prises dans un étau à se taper la tête contre les murs. Rien, pas même son lointain plongeon dans un lac de souffre bouillonnant, n'était comparable à cette douleur, toute nouvelle pour lui.

– Je suis vraiment préoccupé, très cher. Prends au moins du paracétamol, pour faire baisser cette maudite fièvre, l'implora l'ange. Tu es réellement malade, et...

– Je suis un démon ! Je suis pas malade ! Je suis JAMAIS malade ! s'obstinait le déchu, qui passa le reste de la journée à maugréer sous les couvertures en grelottant.

Ah ! Seigneur ! Soigner un démon n'était pas une sinécure !


– Je pense que c'est la grippe, diagnostiqua Aziraphale le soir venu. Nous allons avoir besoin d'un médecin, si nous voulons nous passer de miracle.

Ils avaient en effet décidé, après l'Armageddon't, de se rendre le plus discrets possible pour se faire oublier du Paradis et de l'Enfer. Seulement, vivre à l'humaine avait ses inconvénients...

Crowley, à qui la seule pensée d'effectuer une quelconque recherche sur un écran donnait envie de vomir, lui lança son smartphone en même temps qu'un sibyllin « Google est ton ami ».

– Quoi ? Quel ami ? Qui est ce Gogol ?

– Un moteur de recherche, l'angelot. Cherche un toubib dans les pages jaunes.

– Mais Crowley, c'est un téléphone, pas un annuaire ! Il n'a pas de pages ! Et que dois-je chercher au juste ? Professionnels du secteur tertiaire ?

– Par le répondeur de Satan ! Il serait temps de t'initier sérieusement aux technologies modernes, Aziraphale ! Regarde.

Le démon se redressa à grand-peine, déverrouilla son appareil, et se rallongea, épuisé.

– Voilà. Tu ouvres les applis, barre de recherche Google, tu tapes médecin généraliste à proximité. Et tu regardes aussi les avis.

– Attend, attends. Tu vas trop vite pour moi, Crowley...

Le démon reprit patiemment ses explications. Une demi-heure plus tard, alors qu'il s'était plus ou moins assoupi, l'ange poussa un cri de triomphe :

– Eurêka ! J'ai trouvé un docteur avec des avis fabuleux ! Que dis-je : dithyrambiques ! Écoute un peu :

« Très bon médecin, à l'écoute, qui fait preuve d'un excellent professionnalisme... Médecin impliqué et accessible que l'on peut appeler médecin de famille par ses qualités humaines... C’est un très bon médecin agréable, professionnel, une excellente consultation. Franchement je le recommande à tout le monde. C'en est à souhaiter de tomber malade... On en sort avec un bon moral et sans trop de médicaments. Merci beaucoup Docteur Bohbot... Un excellent médecin à l'écoute des patients, très bonne consultation avec le sourire en plus... Il est très patient, très à l'écoute, et n'hésite pas à proposer des examens complémentaires en cas de besoin, je le recommande... Très professionnel et efficace... J'avais une fièvre de cheval, un chat dans la gorge et des yeux de lémurien, en trois jours c'était réglé... Médecin à l'écoute de vos besoins, de votre souffrance... Etc, etc. »

– Pas d’avis négatifs ?

– Si, un seul : « Docteur Bohbot ? Aïe ! ». Sérieusement, Crowley, tout le monde écrit des avis sur tout le monde, j’ai l’impression : son coiffeur, son épicier, son garagiste, son curé à confesse, l’enseignant de son enfant ; bientôt les squatteurs vont laisser un avis sur la maison qu’ils occupent en toute illégalité… Je suis effaré.

Crowley, se gardant bien de lui avouer qu’il était le créateur du concept, se contenta de lui répondre :

– Il est trop tard de toute façon. On l'appellera demain.


Seulement voilà, le journal du lendemain n'annonçait pas de bonnes nouvelles, mais plutôt une autre chape de plomb qui allait s'abattre sur le pays, annoncée par un article du Courrier de l'Ouest :


« Dans son allocution télévisée d’hier, le Président de la République a annoncé un reconfinement sur l'ensemble du territoire national à compter du 29 octobre 2020 minuit, pour une durée d’au moins quatre semaines, avec une réévaluation tous les quinze jours. Un décret du 29 octobre en précise les modalités. Ce confinement est décidé alors que la France fait face à une nouvelle vague épidémique causée par le coronavirus. Les mêmes mesures que lors du premier confinement déclenché au printemps 2020, et qui aura duré 1 mois et 25 jours, entrent en vigueur au 30 octobre : attestation obligatoire pour sortir de chez soi (se rendre au travail, à un rendez-vous médical, faire ses courses, porter assistance à un proche, accompagner son enfant à l’école, se promener à proximité de son domicile pendant une heure maximum, se rendre à une convocation judiciaire ou administrative, à un examen ou un concours). Les commerces non essentiels resteront fermés. Réunions privées et rassemblement publics seront proscrits. Les lieux de culte resteront ouverts mais les cérémonies religieuses ne devront pas rassembler plus de 30 personnes. Le télétravail sera privilégié dans la mesure du possible. L’enseignement sera dispensé à distance pour les universités et les établissements de l'enseignement supérieur, mais les écoles (maternelles et primaires) ainsi que les collèges et lycées continueront de fonctionner normalement. Les déplacements entre régions seront interdits, et les frontières extérieures à l’Union Européenne resteront fermées.

Nous vous rappelons qu'en cas de suspicion d'infection, il convient de rester chez soi, de respecter les gestes barrières et, en dernier recours, de se rendre dans une pharmacie pour y être dépisté. »


– Frontières fermées ? Je crois que nous n'avons plus le choix, mon cher, fit l'ange après sa lecture à haute voix. Sans aucun doute, il va nous falloir un miracle pour retourner à Londres. Et tant qu'à faire, autant en profiter pour te remettre sur pied, ajouta-t-il, secrètement soulagé de pouvoir faire en sorte que son démon aille mieux, quelle que soit la méthode employée.


C'est ainsi que s'opéra leur retour à Soho, tous deux en parfaite santé, à l'aube du mois de novembre, en adressant une prière muette à qui de droit pour que ce miracle demeure en dehors des radars de leurs hiérarchies respectives.


– C'était tout de même une très chouette escapade, conclut Aziraphale, retrouvant avec bonheur le confort douillet de sa librairie. Ça m'a donné envie de voyager plus souvent. On sabre le champagne, pour fêter ça ?

– Oh ! Mais on a un Anjou Rosé Fines Bulles qui n'attend que d'être dégusté, répondit le démon en allant chercher deux flûtes.



Il serait toujours temps d'apprendre, quelques jours plus tard, que l'Angleterre allait être à nouveau confinée elle aussi.





Notes :

(¹) Voir « Deux bossus sous influence »

(²) Voir « Juste avant l'enfer »

(³) Dans La Vierge au Dodge 51, HF Thiéfaine, 1979


Autres références :

– le poème "Heureux qui comme Ulysse" de Joachim du Bellay

– la chanson "Bébé requin" de France Gall en 1967




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