Le pavillon noir est son drapeau
Chapitre 1 : Même si tu parais de glace...
4423 mots, Catégorie: T
Dernière mise à jour 05/06/2025 21:40
Cette fanfiction est une réponse au jeu d'écriture du forum "Les dés sont jetés". Pour jouer il faut jeter un dé à vingt-face afin de tirer au sort six mots-clés précis donnés dans un tableau et d'écrire un texte avec ce qui tombe.
J'ai pour ma part écrit sur le tirage d'une coreligionnaire qui était le suivant : Caractéristique du héros : couard - Lieu : l’eau - Objectif : la richesse - Objet : une chaussette - Rencontre : un pacte - Obstacle : l’air
Le pavillon noir est son drapeau
— J’ai vu une tache ! Qu’est-ce que j’ai déjà dit à propos des taches sur le pont ? Nous ne les tolérerons pas !
Le capitaine venait de foudroyer le mousse de son œil valide et le pauvre Mickey était tombé à genoux pour implorer sa pitié. A vrai dire, le garçon se demandait toujours comment le capitaine Anton Jeremiah Crawle parvenait à distinguer des salissures avec un bandeau d’un côté et un verre opacifié de l’autre… mais il ne lui appartenait pas – et surtout pas maintenant – de faire la moindre remarque.
— Aye, cap’taine. Je suis désolé, cap’taine. J’avais tout briqué et une maudite mouette a tout cochonné pendant que je finissais la poulpe…
Aussi svelte que terrifiant dans son justaucorps brodé d’une tête de mort surmontant deux humérus, le capitaine Crowle était une propagande vivante pour la piraterie. Il secoua sa tête emperruquée à l’ancienne mode et posa une botte sur une caisse pleine de boulets de canon en faisant « tss, tss ».
Personne n’aimait le « tss, tss » qui sortait de ses lèvres. Vraiment personne. Et ces jours-ci un rien contrariait le capitaine dont l’humeur était au diapason de la météo marine : sombre et changeante.
Il fallait dire que depuis des jours qu’ils voyageaient sur l’océan à la poursuite de l’île au Trésor, ils essuyaient tempête sur tempête et on aurait dit que le Ciel en avait spécifiquement contre leur navire La Cavale du Diable. Par ses prières, le seul maître à bord après Satan, était capable d’apaiser les vents violents qui emmêlaient à plaisir leurs cordages, affalaient leurs voiles au pire moment. Ou… envoyaient des mouettes aimant la plaisanterie.
Splash !
Une large fiente vint s’écraser sur le bout de sa botte reluisante et Mickey résista à toute force pour contenir un rire nerveux. Le soleil lui-même se cacha derrière d’épais nuages joufflus, l’eau se fit grise, tandis que le capitaine, arquant le cou en retenant son tricorne, repéra (on ne savait comment) le volatile irrespectueux blotti au sommet de la misaine. On l’entendit faire des « roucoucous » moqueurs.
— Toi ! cria-t-il à l’oiseau, tandis que de la fumée lui sortait littéralement des oreilles. Ce soir, tu finis dans mon assiette ! Quartier-maître ! Vise bien !
L’homme en question, le second, était un grand noir qui devait venir de la Caraïbe. Musculeux, tout aussi mal commode que le reste de la hiérarchie, personne ne connaissait son vrai nom et pour quelque mystérieuse raison, il se faisait appeler « Le Ligure ». Peut-être avait-il été esclave dans la plantation de quelque gentilhomme italien ? Le mousse ne pouvait que spéculer.
L’homme sortit un énorme pistolet qu’il chargea méticuleusement.
— Vous autres, mettez en panne !
Profitant de ce que Mickey soit à genoux, le second lui grogna de se mettre à quatre pattes, prit appui sur son dos pour se stabiliser et contrer le roulis, leva son arme, cligna et tira. Mais la mouette maligne s’était déjà posée sur le bonnet de la vigie qui pâlit d’un coup.
— Pitié ! cria le marin perché qui voyait son trépas venir à lui sous la forme d’une balle en pleine tête.
Une vague frappa la coque à bâbord et le capitaine serra les dents, avec un petit son agacé et un regard torve pour le quartier-maître maladroit. Au même moment apparut d’on-ne-sait-où l’aumônier de bord. L’ecclésiaste filasse, à la triste figure grêlée, avait un air perpétuellement chafouin qui ne plaisait à personne. Vraiment personne.
— J’ai entendu un coup de feu.
— Hastings, on ne vous a pas sonné ! Retournez dans la cabine surveiller le prisonnier !
— C’est Hasture, je vous l’ai déjà dit. Je m’informais, c’est tout. Nous aurions pu être… attaqués.
— Alors je retire. C’est aimable de vous proposer de me servir de bouclier…
Hastings-C’est-Hasture battit promptement en retraite. Il n’était pas d’humeur à tolérer ces persiflages. Il avait le sort de nombreuses âmes entre les mains et faisait son possible pour mener ses ouailles où elles devaient aller.
— Qu’est-ce que vous fichez là les bras ballants, vous autres ! brailla le capitaine. Retournez à vos postes et cap à l’Ouest ! Il faut qu’on échappe au grain qui arrive sur nous… Et toi, ajouta-t-il en se retournant vers Mickey le mousse, tu grimpes à la vigie et tu attrapes ce maudit oiseau. Tu ne redescendras pas tant qu’il ne sera pas mort.
— Aye, cap’taine », bredouilla l’enfant qui avait le vertige depuis toujours.
— Et quand tu auras fini, tu termineras de frotter le pont ! Je veux qu’il brille comme un miroir quand nous ferons halte à l’Ile de la Tortuga ! Attends, donne un coup de polish sur ma botte avant de monter. Et dépêche-toi un peu. Je ne peux pas aller voir le prisonnier en ayant l’air ridicule. J’ai une réputation. Nous avons une réputation ! La Cavale du Diable doit inspirer le respect et la terreur. Compris ?
Mickey courba un peu plus l’échine et se résigna à cracher sur la fiente et à l’essuyer avec sa manche. Le capitaine l’avait déjà obligé à repeindre les flammes qui ornaient la coque pendant leur dernier mouillage sur un caillou désert alors que tous avaient quartier libre… Et voilà qu’il devrait maintenant se promener partout avec du caca de mouette sur le bras ? Il entendait déjà les quolibets et surnoms qui allaient s’attacher à lui toute sa vie… Mickey chie-la-mouette. Ou pire.
Avec un sursaut d’orgueil, il retira sa chaussure, puis sa chaussette et commença à frotter avec. Le capitaine s’était désintéressé de ce qui se passait au niveau du sol et avait sorti sa longue-vue.
En même temps que la vigie, il s’exclama :
— Galère droit devant !
Aussitôt, l’ordre fut donné de déployer les voiles et Mickey resta tout tremblant avec sa chaussette sale en l’air, tandis que le capitaine le regardait en haussant un sourcil et le sourire moqueur sous sa fine moustache.
— Je dois toujours récupérer l’oiseau ou bien aider les artilleurs, capitaine ? demanda-t-il plein d’espoir.
Les voiles tendues en un rien de temps firent bondir le navire en avant et le gamin faillit passer par-dessus bord.
— Baste ! Avec un peu de chance, la foudre qui approche grillera cet insolent palmipède ! Descends plutôt aider aux canons. Mais si l’un des artilleurs se plaint de toi, je te ferai manger ta chaussette !
Mickey se remit debout, époussetant vaguement son pantalon et remettant chaussette et soulier, avant de repartir en soute, la tête basse.
— Vous voulez que je le corrige, capitaine ? suggéra Le Ligure en exposant le fouet qui pendait à sa ceinture.
L’interpelé fit un mouvement négligent de la main pour signifier que non, puis de son pas élastique et l’air ravi, il monta sur le gaillard avec sa longue-vue et un sourire satisfait.
Tôt ou tard, il parviendrait à convaincre le gamin de renoncer à la piraterie.
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Le vaisseau devant eux battait pavillon anglais. Il avait révélé sa ligne fuselée quand la brume qui le couvrait s’était dissipée. C’était une petite frégate rapide qui fendait les flots comme si elle avait La Cavale du Diable à ses trousses. Elle pouvait ! Ce vaisseau redoutable flanquait la frousse où qu’il se montre. En le voyant, les plus rudes marins tremblaient.
Quelques coups de semonce furent lancés par un Mickey tout fier d’avoir allumé la mèche, mais les boulets ayant été malheureusement déviés par un petit roulis imprévisible, l’un fila droit sur la poupe de la frégate, et un autre tapa pile contre l’artimon qui s’inclina dangereusement vers le mat qui le précédait.
Sur le pont du navire pirate, les matelots s’égayèrent en sifflant et en tapant des mains. Joli tir.
Pour une fois avantagée par le vent qu’elle avait dans le dos, La Cavale réduisit la distance entre elle et sa proie en un rien de temps, ne s’arrêtant que pour piaffer dans les vaguelettes à seulement quelques brasses de l’autre voilier.
En face, les quelques membres d’équipage de La Fine Mouche se massèrent tous sur le pont, sabre au clair, pistolets chargés à la ceinture, mines patibulaires vissées sur leurs faces burinées, et bien décidés à vendre chèrement leur vie.
Et c’est là qu’Anton Jeremiah Crowle eut la surprise de voir émerger sur le gaillard d’arrière un visage familier : celui de la célèbre corsaire Isabelle de Zebth.
Dans une vie antérieure, elle avait été une noble lady spoliée de ses terres par un armateur vénal, et pour se venger, elle avait pris un bateau et la mer, s’en allant piller les navires de l’indélicat et récupérer son or. Inflexible et désagréable, elle avait de nombreuses fois croisé le sillage d’autres vaisseaux de sa confrérie, dont celui de Crowle, avec lequel elle s’était parfois associée, lorsque cela profitait à tous les deux.
Tout en lui reconnaissant des qualités et de la poigne, la moitié des pirates la désignaient alors par affection ou par dérision sous le sobriquet de « Belzébuth ».
Mais cette ancienne piratesse avait mal tourné et fini par se vendre à la couronne d’Angleterre pour sauver sa vie et celle de son équipage. Depuis lors, habillée comme un Duc, elle se pavanait dans de splendides fripes de soie verte et noire, coiffée d’un étonnant tricorne orné d’une broche bijou évoquant un insecte. Il se racontait que sous les ailes iridescentes, se cachait un petit poignard effilé, aussi acéré que sa répartie, et dont beaucoup avaient déjà tâté à leurs dépens…
Comme d’autres, Mickey avait entendu parler d’elle ; son aura romanesque l’avait attiré sur le pont comme une force irrésistible. Comme il était cependant hors de question qu’il risque sa vie pour autant, il s’était placé derrière une caisse, proche du grand-mât, et prêt à se cacher sous un tas de corde épaisse, si jamais une fusillade éclatait. Mais de là, il pouvait admirer combien les critiques acerbes la concernant était fausses. Malgré son teint gâté par le soleil et ses courts cheveux couleur corbeau tout ébouriffés, sa jolie bouche et ses yeux noirs eurent tôt fait de gagner le cœur du jeune mousse aspirant pirate. Instantanément, il sut qu’il n’avait pas parié sur la bonne Cavale, ni le bon capitaine. Ici, on le traitait de pauvre petit canard n’ayant qu’un petit pois dans la tête ! Il ne faisait que les corvées alors qu’il n’avait pas du tout l’habitude.
Mais les pourparlers venaient de commencer et il s’y intéressa aussitôt.
— À l’abordage ! avait crié le capitaine pirate sans se soucier de futiles palabres.
— Ah Crowle, moi aussi je suis contente de te revoir. Tu m’enlèves les mots de la bouche ! Artilleurs, parés ? Feu !
Un gros « poum » et un tas de fumée faisant tousser plus tard, Mickey se recroquevilla. « Le mât est l’endroit le plus sûr. Le mât est l’endroit le plus sûr » se répétait-il comme pour s’en convaincre.
La canonnade ne fit pas plus grand dégât qu’une légère blessure d’amour-propre. Par contre, elle ne manqua pas de faire jaillir le prisonnier de la cabine. L’homme avait depuis longtemps perdu de sa superbe, et se mit à s’époumoner pour supplier qu’on le délivre des horribles et terrifiants pirates.
— Silence !
L’ordre claqua comme le coup de fouet du Quartier-maître.
— Attachez-moi cet imbécile et bâillonnez-le ! Pardonne l’intervention de ce rustre, chère Isabelle. Pouvons-nous reprendre là où nous en étions ?
— Ah, j’aurais bien aimé, mais j’ai à faire aux Amériques. Je dois repasser par ces eaux dans trois mois, si tu y es toujours, nous terminerons à ce moment.
— Allons, pourquoi remettre au lendemain ? Je ne serai plus là dans trois mois !
— Que tu crois. Tu es – doublement – frappé par le Mauvais Œil. Ces eaux des Bermudes sont retorses, on y tourne en rond. Tout le monde sait que vous êtes tous morts, et que vous n’êtes qu’un vaisseau fantôme errant depuis des années.
— Ha ha, sornettes que tout cela ! Viens donc me le dire en face ! Tiens, je t’invite. Il y a de la mouette flambée au rhum qui sera servie au dîner !
— Sauvez-moi, madame, pitié ! interrompit le prisonnier.
Le capitaine de La Cavale pivota sur ses talons en soupirant.
— J’avais dit « Bâillonnez-le ». Qu’est-ce qui n’était pas clair ?
Ses matelots se regardèrent d’un air piteux, car franchement, ils n’avaient rien à sacrifier pour faire ça ! Plus de foulard, plus d’écharpe… Plein de ressources, Mickey jaillit alors comme un diable de sa caisse d’armes. Brandissant sa chaussette puant les pieds et la fiente de mouette, il la fourra dans la bouche du prisonnier.
— Pardon, papa, murmura-t-il.
— Magrav, histon.
La capitaine de Zebth afficha un air moqueur, le poing sur la hanche, elle s’accrocha à un cordage.
— Ça va ? Je ne vous dérange pas trop ? Parce que nous, on va y aller.
Une voix précieuse s’éleva soudain tandis qu’un homme élégant au visage poupin et aux fins cheveux blancs sortait de la cabine à l’autre bout du vaisseau.
— My lady capitaine, pourquoi n’avançons-nous plus ? J’ai loué vos services car j’ai ouï dire que votre fringant vaisseau était le plus rapide de tout le Pays de Galles… Oh malheur… votre mât est tout abimé… Mais… sont-ce là des pirates ?
Le nouveau venu portait une redingote damassée de drap fin sur une chemise à jabot, une culotte crème et des souliers à boucles absolument pas faits pour un voyage en mer. Pas forcément mauvais au fond, Mickey pria que la mouette les épargne. Ce fut fait, mais une violente bourrasque fit s’envoler son chapeau et lui envoya un paquet d’eau sur ses bas blancs. Il avait l’air d’un homme bien, un clerc de notaire un peu trop bien habillé.
— La tempête approche, remarqua-t-il en levant le nez vers l’horizon.
— Monsieur, vous êtes observateur, se moqua le capitaine de La Cavale.
— Crowley… Crowle ? s’étonna-t-il en reconnaissant le bougre. Que… que faites-vous là ? Si loin de votre Ecosse natale ?
— Je parlemente en vue d’une transaction. J’essaie d’obtenir une sorte de loyer. Vous nous donnez tout votre or, et en échange, nous ne vous laissons pas couler avec votre vaisseau, en vous recueillant à bord. Si vous vous décidez vite, il sera encore temps d’échapper à cette petite tornade. Et sur l’honneur, vous serez déposés sur la première île déserte que nous trouverons… Nous ne pouvons pas faire moins…
— Oh si vous le pouvez ! En prenant l’or et en nous envoyant par le fond, rétorqua la piquante Isabelle. Armez ! Feu !
Les dix canons de La Fine Mouche bombardèrent tout le flanc pourtant menaçant de La Cavale, en y laissant de jolis trous en manière d’écoutilles supplémentaires. Par miracle, l’eau n’y entra pas.
— Ou alors, contre proposa-t-elle, nous ne vous donnons rien, mais nous ne vous coulons pas. Je suis d’humeur magnanime, je veux bien prendre à mon bord une bouche à nourrir inutile… dit-elle en regardant en direction du prisonnier. Ça vous débarrassera certainement.
L’homme en blanc s’éclaircit la gorge.
— Et pendant ce temps-là, vous pourrez cingler au sud, où vous trouverez l’île que vous cherchez. J’ai une carte, ajouta-t-il avec un faux sourire enthousiaste, en agitant ridiculement un rouleau de vélin terni. Faisons un échange. L’ambassadeur Dowling contre la carte de l’île au trésor.
Le Quartier-maître de La Cavale se rapprocha de son capitaine lui murmurant qu’à n’en pas douter, ceux-ci les prenaient pour des idiots. Les nuages noirs gonflaient de plus en plus, faisant giter le navire tandis que la frégate semblait se trouver sur une mer d’huile.
Le capitaine Crowle défila fièrement sur son pont en cherchant dans les yeux de ses hommes un quelconque signe de désapprobation ou de rébellion.
— Il nous faut de l’or, protesta Le Ligure. Nous ne pouvons par partir les mains vides sans notre prisonnier dont nous aurions pu tirer un bon prix dans un grand port de la Baie de Biscayne. Soit par une demande de rançon soit en le revendant comme esclave, peu importe.
— Tu as raison. Arrangeons cela. Tirez tous vos épées et soyez prêts.
Les pirates obéirent avec des sourires peu engageants.
— Chère Isabelle de la Tourne-Casaque, mes hommes disent que ce n’est pas assez. Et je suis d’accord avec eux. Pour vous laisser aller, nous exigeons : premièrement que vous nous dédommagiez pour la revente de ce prisonnier ; deuxièmement que vous nous donniez la carte pour que nous puissions nous éloigner de votre route ; troisièmement que vous nous fournissiez un mousse car celui que nous avons ramassé est de bonne volonté mais pitoyable, nous vous le laissons volontiers. Ne prenez pas trop de temps pour vous décider. Je suis persuadé que vous ferez le choix de la raison, souligna le capitaine en fixant le clerc intensément derrière son cache-œil pour l’intimider. Nous mettons une chaloupe à la mer…
Isabelle de Zebth se tourna alors vers son mystérieux passager. Ils n’avaient pas l’air bien d’accord entre eux mais au bout d’un moment, avec réticence, elle céda avec un effet de manche en jetant la main en l’air. Le jeune Thaddeus en fut hypnotisé– car Mickey était le nom qu’il utilisait pour faire croire qu’il n’était pas le fils de l’ambassadeur mais un serviteur. Une double rançon coûtait cher.
— Soit. Mais il n’y aura pas d’or, car la carte vous conduira à bien plus de richesses que tout ce que nous avons. Vous y gagnez.
— Certes, mais peut-on croire la parole d’une corsaire sans honneur ? Imaginez que nous ne trouvions pas l’île, ou pire qu’elle ait déjà été pillée ?
— Ou pire : imaginez que nous décidions de partir en abandonnant votre prisonnier qui continuera à vous farcir les oreilles pendant des mois ?
Un murmure de protestation commença à s’élever dans les rangs du vaisseau au pavillon noir. Le prisonnier était un geignard permanent. On pouvait considérer que c’était un vrai sale tour de le leur laisser.
— Hum, fit le clerc blond et bouclé. L’orage vient sur nous maintenant et il est inutile que nous mourions tous. Je suis disposé à sacrifier ma cassette personnelle si ça peut dénouer un peu les négociations…
— Tope-là ! s’écria le capitaine Crowle qui n’attendait manifestement que ça. Chaloupe. Prisonnier. Toi le mousse, adieu et bon vent. Allez me chercher Hastings-ture, il doit veiller sur le salut de leurs âmes si par malheur la tempête les terrassait.
La perruque rousse au vent, il surveilla que sa chaloupe ne verse pas ses occupants par-dessus bord. Hastur faisait un peu la tête mais comme c’était perpétuellement le cas, on s’en fichait. Bientôt la petite embarcation toucha la mer.
En face, sur le pont de la frégate, les corsaires faisaient descendre eux aussi une frêle embarcation où se trouvaient le mousse anglais et l’ange avec un petit coffre et la carte roulée sous le bras. Il se retourna pour les saluer fort civilement avec un sourire pour la corsaire qui l’avait aidée à mettre au point ce plan d’évasion d’un ambassadeur américain, perdu en mer depuis des semaines.
Les deux esquifs se croisèrent dans le calme tandis que « Mickey » admirait la belle Isabelle dont le rêve lui semblait de plus en plus accessible à chaque minute.
Son père le tira par la manche pour l’arracher à sa contemplation.
— Mu meux hehiher la hohette mainnenant ?
Le gamin se précipita pour sortir l’infecte boule de la bouche de l’ambassadeur.
— Tu seras privé de sortie pendant trois mois toi aussi ! déclara le père offensé.
Mickey regarda plus intensément la capitaine qui saluait son ancien mousse Éric sans état d’âme.
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Ce dernier n’avait guère le moral, lui qui s’était vu éjecter de l’équipage d’un claquement de doigts sans même avoir pu dire quoi que ce soit… Il contempla l’enfant s’en aller puis se tourna vers l’ange à côté de lui.
— Pourquoi je suis toujours embarqué dans ces combines, soupira-t-il.
— Mon jeune ami, ne soyez pas triste. Il y a vraiment une île au trésor sur cette carte. Vous aurez votre part.
Le jeune homme roula des yeux, l’air peu convaincu. Il connaissait la réputation du pirate en question. Il pouvait être un peu moins inflexible que Belzébuth lorsqu’il était de bonne humeur, mais dans le cas contraire, ses colères étaient terribles…
Dès qu’ils furent à bord, Mickey s’émerveilla quand il découvrit que la frégate corsaire lançait ses « moteurs à vapeur » sous l’œil médusé des marins fantômes n’ayant jamais vu une pareille magie.
Le capitaine Anton Jeremiah Crowle s’approcha de son nouvel invité pour lui prendre d’autorité sa cassette des mains, ainsi que la carte qu’il tendit aussitôt à son second.
— Elle contient mon bien le plus précieux, avertit l’ange avec un sourire.
Le capitaine l’ouvrit avec assez de suspicion, avant de découvrir ce que cela signifiait.
— Oh par la barbe de Barbossa ! s’écria-t-il.
Sur un petit coussin de velours rouge, reposait une bible de poche enluminée et dorée sur tranche.
— Elle a été confectionnée tout spécialement pour l’empereur Charles Quint, expliqua l’ange en rayonnant de fierté.
Le pirate floué referma le coffret d’un coup sec en lui adressant un regard sévère derrière son verre fumé mais un léger sourire flottait sur ses lèvres, comme s’il lui disait « bien joué ». L’ange gagnait toujours au jeu de la vérité. L’objet était certes précieux mais difficile à refourguer au premier port venu.
Il s’en retourna avec elle sous le bras pour surveiller la manœuvre. La tempête avait miraculeusement disparu, le soleil brillait et le vaisseau cinglait vers le sud sur des eaux d’un bleu magnifique.
— Alors, comment procédons-nous ? questionna le faux clerc de notaire à voix basse en trottinant derrière lui. Je suppose que je ne suis pas vraiment prisonnier ?
Le capitaine dévoila ses dents légèrement pointues
— Oh, si. Juste un petit peu… répondit-il suavement. Et j’espère pour toi qu’il y a vraiment un trésor. Parce qu’en attendant qu’on mette la main dessus, tu seras soumis aux rations du bord. Et pas de miracle, tu te ferais repérer, pas vrai ?
L’ange écarquilla les yeux en jaugeant le côté cruel de sa situation.
— Il faut bien que je donne le change, murmura le démon en marchant à son côté.
Son homologue hocha la tête, semblant accepter le fait de bonne grâce. Il réfléchit un instant, en desserrant sa cravate sous l’éclatant soleil qui rosissait son délicat épiderme.
— Et est-ce qu’il y a des livres à bord ?
— Oui ! Depuis quelques minutes, il y en a un ! acquiesça-t-il d’un ton taquin en le laissant à la porte de sa cabine.
L’ange posa sa main sur le linteau de bois en constatant soudain l’état dégradé du navire : les vergues en piteux état portaient vaille que vaille des voiles trouées, les haubans rongés menaçaient de rompre à chaque instant en grinçant, seul le pavillon noir claquait fièrement dans la petite brise qui venait de se lever…
— Combien de temps vas-tu garder captifs ces malheureux dans ce vaisseau ?
— Quoi, tu veux que je les envoie direct en Enfer ? Quel manque de charité venant de toi ! Ici, au moins, ils ont l’espoir de trouver un fabuleux trésor et ils ne sont pas torturés…
Aziraphale sourit sans rien dire.