J'ai un bruit
Chapitre 1 : "J'ai un bruit"
2852 mots, Catégorie: G
Dernière mise à jour il y a 28 jours
Cette fanfiction participe au défi d’écriture « La lettre » (mai 2018) du forum Fanfictions.fr.
Catégorie deuxième chance
« C’est une tache que je vois là, hein ? C’est une tache... » siffla Crowley d’un ton menaçant.
Il regarda l’élégante voiture noire droit dans les phares, derrière ses lunettes fumées qu’il ne quittait plus désormais, et dont l’opacité des verres laissait filtrer la fureur que son regard ne cherchait pas à contenir.
« Tu sais ce que je t’ai dit à propos des taches. Je ne les supporte pas. Tu réalises ce que tu as fait ? Tu m’as profondément déçu… »
Ainsi enrageait le démon, accroupi sur le trottoir de Whickber Street et scrutant sur sa Bentley bien-aimée un infime point de rouille au bord de l’aile. Il se déplia lentement pour s’en aller chercher dans le coffre un flacon de WD-40® et un vieux chiffon, qu’il imbiba de produit avec une grimace de profond dégoût. Après quoi il entreprit de frotter la tache. Sans succès.
La veille déjà, il s’était résolu à conduire la voiture chez Diablo Garage, parce qu’il trouvait que la pédale d’accélérateur - sa préférée - ne réagissait pas comme d’habitude. Ça manquait un peu de punch à son goût.
- C’est rien, l’avait rassuré Adam Cure, professionnel réputé dans tout Soho pour sa connaissance pointue des véhicules de collection. Le filtre à air est sûrement encrassé. Alors forcément le moteur aspire des cochonneries, y’a des ratés d’allumage et ça va vous charbonner les bougies et...
Mais Crowley ne l’écoutait déjà plus.
- Ouais, bon. Vous pouvez me réparer ça pour quand ?
- Oh ! Mais je vous fais ça tout de suite si vous voulez ! J’ai justement un temps mort parce que là j’attends le carbu pour une Delahaye-135 et vous savez ce que c’est les transporteurs et les douanes depuis le Brexit et…
Le démon, chez qui la patience n’était pas la vertu la plus développée, avait levé les yeux au ciel dans un soupire excédé :
- Ngk. Faites. S’il vous plaît.
Allons bon. Un retour au garage s’imposait.
- C’est rien, fit Adam en observant à son tour la souillure brun-rouge sur le noir rutilant de la carrosserie. Faut délimiter la zone avec du scotch puis poncer au grain 120 et…
- Pour quand ? s’enquit Crowley laconiquement.
- Ben mon associé, Mr Sanders, va vous arranger ça vite fait. Son prénom c’est Brian, mais on l’appelle Iron Man rapport à la ferraille vous voyez… s’esclaffa l’homme de l’art.
Son éclat de rire fut stoppé par le démon qui haussa un sourcil exaspéré :
- Et donc ?
- Ce sera fait pour ce soir, lui assura le maestro de la mécanique avec un énergique hochement de tête.
Crowley était préoccupé, d’autant que les vitesses craquaient par moments. Mais c’était intermittent, il ne s’en affolait pas.
Il conduisait ce petit bijou depuis qu’il en avait fait l’acquisition en 1933, dès sa sortie du nid de l’usine à Derby. Depuis, elle s’était toujours montrée fiable, fidèle et conciliante. Arrangeante et complice, même. Par exemple elle s’était dotée toute seule d’un autoradio dernier cri avec, le moment venu, un lecteur de CD. Et même pas besoin d’y insérer un de ses précieux disques : il suffisait de l’allumer pour qu’il vous diffuse un titre de Queen. Sauf si Aziraphale était à la manœuvre, bien entendu. Là, on pouvait s’attendre à du bebop, ou du jazz, ou ce que l’angelot appelait « de la musique moderne ». Tant que ce n’était pas son foutu Chostakovitch, après tout...
Ce souvenir lui serra le cœur, phénomène qu’il constatait de plus en plus fréquemment depuis le. Depuis que. Son cerveau tentait vainement de tenir à distance le souvenir brûlant de ce départ précipité, dans les pas du Fâcheux (ç’aurait tout aussi bien pu être la Faucheuse que le résultat serait pratiquement le même). C’est ainsi qu’il surnommait dorénavant le Métatron, pour s’épargner le torrent d’injures que l’évocation du personnage ne manquait pas de provoquer.
Bref, sa voiture lui causait quelques soucis depuis plusieurs jours. Il s’en alla donc la récupérer, le soir-même, chez Diablo Garage. Le magicien du vilebrequin l’accueillit en s’essuyant les mains sur un chiffon dont toute trace de la couleur d’origine disparaissait sous une pellicule noire et grasse.
- Hey ! Mr Crowley ! Elle est comme neuve ! Regardez ! Dix parts de laque pour cinq parts de durcisseur, c’est l’idéal comme mélange pour…
Mais il fut interrompu dans son explication par un sinistre son de corne de brume, étouffé certes, mais reconnaissable, qui semblait provenir du klaxon. Les deux se regardèrent, éberlués.
- Qu’est-ce qui lui prend ? demanda le garagiste stupéfait
- Je sais pas. C’est la première fois qu’elle me fait ça. Vous disiez ?
- Je vous parlais du mélange…
Le bruit déchirant se fit entendre à nouveau. Oh ! Pas fort, mais à fendre l’âme, vraiment ! Crowley réfléchit à la vitesse de la lumière. Une seule explication lui semblait plausible. Il voulut s’en assurer :
- Le mélange ?
Encore.
La voiture réagissait au mot mélange.
La Bentley pleurait en entendant ange, ça ne faisait aucun doute.
Le démon prit rapidement congé d’un sibyllin « C’est rien tout compte fait. Je sais ce que c’est. » laissant le malheureux garagiste à ses questions sur l’incompréhensible fonctionnement de ce klaxon du diable, puis disparut dans un dérapage et un nuage de poussière.
Il se gara non loin de la librairie A.Z. Fell and Co, sortit du véhicule et vint se planter devant, le bout des doigts glissés à grand-peine dans les poches de son jean slim. Il la prit entre quatre phares et lui lança un coup d’œil venimeux, qui se transforma peu à peu en regard compréhensif, puis compatissant, tandis que ses épaules s’affaissaient soudain.
« Alors, ma belle, à toi aussi il te manque ? »
Elle répondit d’un soupir chuintant, comme le bruit d’un pneu qui se dégonfle. Non, pas comme, le pneu avant gauche se dégonflait vraiment, et fut bientôt complètement à plat.
Crowley avait récupéré son logement à Mayfair depuis que Shax l’avait déserté pour rejoindre les plus basses sphères de l’enfer en remplacement de Belzébuth en personne, partie batifoler avec son nigaud d’archange suprême sur un lointain système stellaire. Toutefois, il n’eut pas le cœur de laisser sa voiture seule au bord du trottoir toute la nuit. Étant donné que le garage avait fermé ses portes à cette heure, il commença donc par réaliser un tout petit riquiqui miracle démonique pour regonfler la roue (ce serait plus confortable pour tous les deux), puis s’installa à sa place, se promettant d’aller terrifier ses plantes à l’appartement le lendemain dès potron-minet (c’est-à-dire vers 11h).
En attendant que le sommeil le gagne, il alluma l’autoradio, dont il espérait comme d’habitude l’obéissance aveugle, vu qu’il avait en tête « Spread Your Wings » de Queen, chanson qui avait le don de l’apaiser. Malheureusement, en lieu et place de la voix de ce bon vieux Freddy, ce furent les premières notes de « Moonlight Serenade » qui résonnèrent dans l’habitacle. En ronchonnant, il entreprit de triturer le bouton de réglage des stations en le tournant dans tous les sens, mais sans effet aucun.
De guère lasse, il éteignit le poste et se résolut à s’endormir entouré du brouhaha feutré des rues du quartier, encore bien animées à cette heure. L’autoradio restait hermétique aux miracles, de toute manière. Il finit par s’assoupir, mais dormit d’un sommeil agité où des rêves lui firent revivre les récents incendies dont avaient été victimes la librairie A.Z. Fell, la Bentley, et… lui-même, au paradis, sous les traits de l’ange.
Le lendemain en fin de matinée, il s’extirpa de la voiture dans un imbroglio de membres enchevêtrés, qu’il finit par réarranger chacun au bon endroit. Encore englué dans une semi-conscience, de fort mauvaise humeur, il s’étira longuement, remit ses lunettes à leur place, puis jeta un regard en coin au véhicule, comme pour s’assurer de sa présence. Il renifla les effluves de la ville en effervescence d’un air passablement dégoûté. Pas de doute, ça sentait l’essence.
À quatre pattes devant le capot, sa fine écharpe grise traînant par terre, il aperçut une flaque irisée, manifestement la cause de cette odeur. « Et merde ! » bougonna-t-il à la pensée d’un retour chez Diablo Garage.
- Ah ! Mais vous avez pété une durite, à force de pas entretenir régulièrement votre bolide ! Une durite faut la changer tous les quatre-vingts mille, sinon le caoutchouc vieillit, et il se craquelle et alors là c’est la fuite assurée ! expliqua doctement l’homme de l’art.
- Elle n’a jamais eu besoin d’aucun entretien, lui affirma le démon.
- On dit ça, et après y’a des pièces qui s’abîment et on s’en rend compte trop…
- Vous en avez pour longtemps ? l’interrompit Crowley fort impoliment.
- Ben dites donc, c’est votre jour de chance on dirait ! Je viens d’en recevoir tout un stock parce que j’ai justement une Studebaker qui attend ça depuis…
- Et ?
- Revenez dans une heure, ce sera bon, lui promit le maître es tuyauterie.
Une fois son trésor récupéré, le démon se décida à prendre le taureau par les cornes. Assis derrière le volant, il s’adressa à sa voiture :
- Benty. On peut pas continuer comme ça.
Au bout d’interminables minutes, la Bentley émit un sifflement qui semblait provenir du ventilateur de chauffage. Crowley colla son oreille aux ouïes qui pulsaient habituellement l’air chaud à l’intérieur de l’habitacle.
- T’as quelque chose à me dire, ma grande ?
Il était rare qu’il use d’un ton aussi aimable et prévenant avec quiconque. Benty dut ressentir sa sincère bienveillance, qui poussa un nouveau soupir par la soufflerie d’air chaud. Il se redressa brutalement, médusé.
- Tu veux écrire une lettre à l’ange ?
Nouveau mugissement de corne de brume, qui fit se retourner quelques passants interloqués.
- Ok, ok, t’énerve pas. On va faire ça. Mais par pitié, arrête de nous faire remarquer !
Il fouilla dans la boîte à gants pour en extraire un bloc-notes et un stylo. Puis, attentif et concentré, il remit son oreille contre l’arrivée d’air.
- Je t’écoute. Tu dictes, j’écris.
« Très cher archange suprême,
Votre Excellange,
C’est sans filtre que je me permets de vous écrire aujourd’hui.
La roue tourne, votre Grâce. J’ai soufflé mes quatre-vingt-dix bougies avant-hier. Mais ce n’est pas tant le poids des ans qui me fait perdre les pédales que votre départ soudain il y a une semaine. Sept longs jours, déjà. Quand je regarde dans le rétroviseur, je me dis que vous formiez un couple pas banal, avec Anthony. Disparate, certes, mais dans le fond pas si éloignés l’un de l’autre qu’il n’y paraissait à première vue. Parfaitement complémentaires, je dirais.
Depuis, pas un jour ne passe sans que mes phares se brouillent d’un voile nostalgique. Le souvenir de l’échappée belle à Edimbourg me tire chaque fois quelques gouttes irrépressibles qui s’échappent de ma buse de lave-glace. Oh ! J’étais si jolie en jaune ! Je donnerais tout pour me retrouver à nouveau vêtue de cette nuance tournesol qui m’a rendue, le temps d’un voyage, si allègre et euphorique ! (Je dois admettre que je puis me montrer coquette…). Las ! Je demeure aussi noire que ma coupelle à bonbons reste vide.»
Crowley sourit à ce souvenir. L’ange voulait se rendre à Edimbourg, pour mener l’enquête au « Resurrectionist », le pub dont le jukebox diffusait invariablement « Every Day » de Buddy Holly. Et pour ce faire, il avait entrepris de voyager non pas en train, mais en Bentley, « leur » voiture ! Quelle impudence ! Le démon lui avait tout d’abord opposé une fin de non recevoir :
- Il n’y a pas de notre voiture
- Mais si, voyons. N’est-elle pas de toute beauté ?
- Cette Bentley est techniquement ma voiture.
- Oui, tout comme la librairie est techniquement ma boutique. Mais nous en faisons tous deux bon usage…
L’argument avait cloué le bec du déchu, qui s’était résolu - non sans inquiétude - à lui confier la prunelle de ses yeux. Il avait cependant parfaitement ressenti, pendant cette expédition, la vitesse beaucoup trop faible et la couleur beaucoup trop lumineuse de son bolide adoré.
La dictée reprit :
« Anthony me jauge souvent d’un air inquisiteur. Je crois qu’il est bielle et ben inquiet et malheureux, lui aussi. Ah ah ! Je m’essaye à l’humour ! En vain. Car nul calembour, aucune contrepèterie jamais ne parvient à me dérider la calandre, qui demeure bien froissée depuis votre départ, ou devrais-je dire votre fuite ?
J’étais là quand il vous a menacé d’un « Je me casse l’angelot ! Et une fois dans les étoiles, j’aurai même pas une pensée pour toi ! » Oh ! Je le connais mon Anthony ! Tout feu tout flamme, désinvolte, il fanfaronne, jouant son personnage avec une parfaite maîtrise. Il a des mots durs parfois, qu’il regrette aussitôt. Car dans le fond, c’est un gentil, il a un cœur gros comme ça… »
- NGK ! grogna Crowley, se demandant s’il devait continuer à écrire de telles insanités sous la dictée de sa voiture.
- Humpf ! souffla Benty en retour, lui signifiant de poursuivre séance tenante.
Le déchu reprit sa copie. Le stylo dans sa main carburait à toute allure pour suivre le rythme de la dictée.
« Mon cylindre se serre, j’ai les pistons qui grippent, et rien ne saurait amortir ma peine, si ce n’est l’espoir de vous revoir un jour à Whickber Street. Je me languis de vos petites tapes affectueuses sur ma carrosserie, de vos sourires qui illuminaient la rue aussi sûrement que mes phares à pleine puissance. Aussi, je dépose à vos pieds toutes mes prières pour votre retour, si vous voulez bien en envisager l’éventualité. Acceptez que je me considère comme techniquement votre voiture à tous les deux, et accordez un moment de votre précieux temps pour considérer ma supplique. Par pitié, ne m’ôtez pas tout espoir...
Avec toute mon affection nostalgique,
Votre dévouée,
Benty »
Crowley posa le stylo, secoua sa main engourdie, puis relut silencieusement la lettre, dans une alternance d’acquiescement et de déni. Mais il avait promis de respecter les paroles de Benty. Et si les démons mentent, jamais il n’aurait trahi sa voiture bien-aimée, même si cette démarche, pensait-il, était aussi ridicule que vaine. Une petite voix lui chuchotait « Et si ça marchait ? », qu’il fit taire aussitôt. Non, non, non, les espoirs déçus, il avait déjà donné, merci bien.
Il plia soigneusement la feuille de papier. Restait à souhaiter que la transmission du courrier vers les plus hautes sphères fonctionne mieux que celle du moteur, dont les frottements lugubres à chaque passage de vitesse ne manquaient pas de provoquer, depuis quelque temps, des sueurs froides et des frissons angoissés tout le long de la démoniaque colonne vertébrale.
Et que le courrier soit distribué au bon destinataire.
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Note : j’ai gardé pour la voiture le petit nom de « Benty », sorti de mon histoire sur Roger Rabbit.