Les raisons de la colère

Chapitre 1 : Les raisons de la colère

Chapitre final

2830 mots, Catégorie: K+

Dernière mise à jour il y a 4 jours

Cette fanfiction participe au défi d’écriture « Cache investigation » (avril 2018) du forum Fanfictions.fr.

Catégorie deuxième chance





En cette fin de journée, dans un vaste et luxueux appartement de Mayfair, quartier chic du West End londonien, un démon broie du noir.

Son homologue angélique et lui viennent de rentrer de la fête d’anniversaire du jeune Warlock Dowling, antéchrist présumé, à l’occasion de son onzième anniversaire. Ils n’avaient pu que constater l’erreur de casting, au vu de l’absence manifeste du molosse infernal, ce gros chien maléfique jailli de l’enfer censé le retrouver pour la circonstance. L’enfant devait alors nommer l’animal, il obtiendrait ses pouvoirs, les quatre motards prendraient la route, débuterait alors la fin des temps et tout le tremblement. À l’évidence, il ne s’agissait pas du bon garçon…


Mais alors qui est le véritable fils de Satan envoyé sur terre ? Où se cache-t-il ? Et qu’est-il advenu du bébé que Crowley, conformément aux ordres, a remis à Sœur Marie-Loquace, voilà onze ans, dans une maternité de campagne dirigée par des nonnes au beau milieu de nulle part, pour un échange avec le fils de l’ambassadeur américain ? Trop de questions sans réponse l’assaillent. Son cerveau tâtonne dans un brouillard d’hypothèses. Il n’a qu’une certitude : s’il ne corrige pas rapidement le tir, il court au-devant de graves ennuis avec sa hiérarchie.

Un verre. Il lui faut un verre, pour y voir plus clair.


Le démon se met en quête de sa bouteille de Talisker.

Il se souvient de l’avoir vidée la veille, mais elle a dû se remplir miraculeusement, comme d’habitude. Il farfouille impatiemment dans le meuble bar sous la télé, mais n’y trouve que six verres à whisky. Allons bon… Où diable l’a-t-il rangée ?

Ses yeux de lynx scannent le salon. La pièce, meublée de façon minimaliste, ne comporte que la vaste table faisant office de bureau, le fauteuil ouvragé à haut dossier, l’écran de télévision au mur, le bar, une reproduction de La Joconde qui cache son coffre-fort et, au début du couloir desservant les autres pièces, une statue doré à l’or fin représentant deux entités surnaturelles en train de combattre, posée sur un socle de marbre.

Il y a toujours vu une allégorie de la lutte du bien contre le mal. Ou l’inverse. L’artiste a parfaitement immortalisé les deux personnages, apparemment un ange et un démon, engagés dans un corps à corps sans merci. Muscles saillants, ailes déployées, même si le démon semble avoir le dessus, leurs visages crispés reflètent la même concentration, la même soif de vaincre. Machinalement, il fait glisser sa main sur les cheveux bouclés de l’ange, qui paraît en bien mauvaise posture.

Puis, préoccupé, il poursuit sa recherche. Rien en vue. Qu’à cela ne tienne, une autre est rangée quelque part, en secours, qu’il finit par retrouver dans le frigo. Une hérésie ! Qu’est-ce qui lui a pris de stocker son whisky au frais ? Il se sert un verre, perplexe, qu’il réchauffe rapidement entre ses mains.

Voilà de quoi envisager plus sereinement le futur immédiat.


Il allume la télé, histoire de penser à autre chose. Vautré dans son fauteuil, les jambes nonchalamment croisées sur le bureau, il regarde sans voir, entend sans écouter. C’est l’heure du journal télévisé.

« Et maintenant, faisons le point sur les tensions internationales, avec notre invité spécial, Mr Elliot Black, porte-parole du ministère des affaires étrangères, spécialisé dans l’analyse des conflits au Moy... »

C’est alors que l’image se brouille de parasites et que le son se coupe. Apparaît à l’écran une silhouette bien connue du démon : vêtue d’un imper informe façon Colombo qui n’a pas dû fréquenter un pressing depuis sa création, d’une écharpe marronnasse quelle que soit la saison, la chevelure en bataille d’une teinte oscillant entre le blanc sale et le beige propre, des taches ou des croûtes (Crowley préférait ne pas savoir) plein la figure, un vieux mégot éteint au coin des lèvres, l’apparition n’est pas sans rappeler la brosse étrangement familière posée près de la cuvette des WC.

- Hastur ! Qu’est-ce qui t’amène ? le hèle familièrement le déchu d’une voix traînante.

- Le moment est proche, Crowley. L’enfant va être envoyé à Megiddo avec le chien. Alors les quatre cavaliers entameront leur chevauchée. Et ce sera la guerre, enfin, entre les forces du bien et du mal. Et notre victoire. L’issue tant attendue, le moment de gloire dont tu as été l’instrument le jour de la livraison du bébé, il y a onze ans, tu te rappelles ?

- Ouais bien sûr, tout est prévu, au quart de poil, comment ça pourrait foirer, hein ? Bon, ravi de t’avoir parlé. À plus.


« Par la barbiche de Satan, ça se précise ! » songe-t-il, l’affolement naissant dans la poitrine. Il cherche du regard la télécommande pour mettre fin à ce cauchemar télévisuel. Sa corporation humaine est dotée d’un cœur, qui bat un peu trop vite selon lui. Et cette fichue télécommande, introuvable sur le bureau ! Il regarde au sol, se lève pour vérifier qu’il n’est pas assis dessus, mais non. Il se résigne à éteindre le poste manuellement, se promettant de régler ce fâcheux contretemps plus tard.


Pour l’heure, il a besoin de se défouler. Et rien de mieux pour passer ses nerfs qu’un petite visite dans la serre.

Là, sagement empotées, s’alignent ses monsteras Thaï Constellation et Deliciosa, ses philodendrons Gloriosum , Pink Princess et Splendid, entourés de bien d’autres variétés de plantes parmi lesquelles des fougères Lady in Red et Shiny Holy Fern, ou bien encore des anturiums Spirit et Black Karma. Toutes, au garde-à-vous, tremblent de toutes leurs feuilles sous l’œil affûté du démon, armé d’un vaporisateur qu’il semble utiliser au petit bonheur la chance. Les veinardes qui reçoivent l’humide manne frétillent d’aise, les délaissées retiennent difficilement quelques reniflements et sanglots. Mieux vaut ne pas se faire remarquer quand la menace toute de noir vêtue est d’une humeur massacrante.

C’est derrière le grand pot de ficus Elastica que Crowley repère finalement sa télécommande. Grâce à quoi l’orage ne dure guère, et l’adversaire fait rapidement demi-tour en les gratifiant du rituel « Poussez mieux ! » hurlé à travers la serre.

Par chance, pas une seule ne s’est retrouvée désignée à la vindicte publique et condamnée à la lente agonie du compost, en raison d’une petite tache de rien du tout. Pas plus tard qu’hier, c’est pourtant le sort funeste qu’a connu le sansevieria Moonshine, pour avoir commis le crime de laisser trop mollement retomber l’une de ses feuilles. Et le jour d’avant, le calathea White Fusion, contraint à des adieux déchirants, avait rejoint le cimetière des plantes au prétexte fallacieux d’un minuscule trou, pourtant masqué du mieux possible, sur une feuille.

Non, vraiment, quelle hécatombe en ce moment !


Le démon, un peu soulagé par sa séance quotidienne de « hurlement sur plantes » qui lui tient lieu de sport (à défaut de « yoga sur chaise »), se demande tout de même par quel miracle démonique sa télécommande s’est retrouvée derrière un pot de fleurs.


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Ce que Crowley ignorait, c’est qu’Hastur et son inséparable comparse Ligur (un autre démon pas bien joli lui non plus, affublé d’un crapaud sur la tête) s’étaient vus attribuer la mission de préparer soigneusement l’appartement, avant que le locataire n’investisse les lieux. En fait, ils avaient perdu à la courte paille lors d’une des séances de planification des corvées organisées régulièrement par Belzébuth.

Fort mécontents d’être affectés aux tâches ménagères, ils s’étaient vengés par quelques vicieuses facéties, en cachant par exemple des objets du quotidien en des endroits improbables. De plus, ils avaient conservé un double des clés et passaient de temps à autre ajouter une nouvelle touche de surprise. Ces deux-là étaient restés très gamins.


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À présent, le démon arpente nerveusement son salon. Il faut agir, et vite. Le mieux, à son avis, est de fuir courageusement, le plus loin possible de Londres. Et si possible, avec l’ange.

Pour ce faire, il lui faut convaincre Aziraphale.

« Je vais lui dénicher une jolie brochure touristique, destination une chouette planète, le genre de croisière dans l’espace qu’il ne pourra pas refuser. Avec de bons petits plats à la clé... » songe-t-il.

Il se met alors en quête de son « Grand Atlas de l’Univers ». Il possède quelques livres sur des rayonnages dans sa chambre. L’ouvrage en question ne peut se trouver que là. Il est persuadé de l’avoir récemment aperçu entre « Une saison en enfer » et « Une bête au paradis ». Mais non, pas d’atlas.

Il fouille la chambre. C’est vite fait, il ne possède aucun meuble à part son lit king size où il passe une grande partie de son temps, endormi entre des draps de lin noirs. Pas même une penderie. À quoi bon ? Tous les matins, des vêtements neufs similaires à ceux de la veille se matérialisent sur lui. Juste deux étagères de livres et de bibelots.

C’est dans la cuisine qu’il finit par trouver l’ouvrage, en ouvrant la porte du four qui ne lui sert jamais (un démon ne mange pas, même sous corporation humaine ; il boit par contre, ça, oui). Allons bon, c’est quoi encore cette blague ?

Il tourne les pages d’un index rageur, puis finit par jeter le livre à travers la pièce. Les pages s’en détachent, voletant dans l’air comme des plumes de… de quoi déjà ? Oh ! Peu importe ! Il saisit une feuille au vol : Alpha du Centaure.

« Pourquoi pas ? C’est assez agréable à cette époque de l’année » pense-t-il.


Bon. Passons aux choses sérieuses. Il réussira à convaincre l’ange. Ce sera un franc succès, il n’en doute pas une seconde.

Il s’agit maintenant de décider quoi emporter, et quoi abandonner. Tendu, il arpente nerveusement son appartement, parcourant des yeux ses quelques possessions pour en faire un tri rationnel.


Le salon, d’abord. Sa reproduction de La Joconde, masquant la porte d’un coffre-fort ? Un peu trop encombrant.

Par acquis de conscience, il déplace le tableau et compose le code à cinq chiffres du coffre : 1.6.6.6.7. Comme il s’y attendait, il n’y a là qu’une thermos en tartan remplie d’eau bénite, cadeau de l’ange. Il n’en aura pas besoin si loin de la terre, du paradis et de l’enfer.

Son magnifique fauteuil doré, tout de bois sculpté et capitonné de velours écarlate ? Avec un pincement au cœur, il se résigne à le laisser derrière lui. Trop volumineux.

La cuisine maintenant. Tout est vide hormis, près de la monumentale machine à espresso trônant sur le plan de travail (entièrement automatique, vingt boissons préprogrammées, broyeur de grains à douze réglages intégré, émulsionneur à lait, quinze bars de pression), la bouteille de Talisker qu’il attrape d’un geste sûr.

La salle de bains ne contient pas grand-chose non plus. Dans l’armoire à pharmacie est rangée une bouteille de soude caustique qu’il utilise parfois en bain de bouche. Pas la peine.

La serre à présent. Là, c’est une autre paire de manches. Le choix et difficile, pour ne pas dire cornélien. Que prendre et que laisser ? Il hésite entre le spathiphyllum Magic, le lierre White Wonder, la fougère Red Beauty… Impossible de tout embarquer.

Curieusement, même s’il malmène et terrifie régulièrement ses plantes, il les aime. Peut-être parce que cette opulence de verdure lui rappelle le jardin d’Éden, et sa première rencontre en tant que déchu avec l’être céleste qu’il allait côtoyer pendant quelques millénaires dans cette nouvelle peau. Même s’il se montre intraitable sur leur apparence, il ne saurait s’en passer. « Qui aime bien châtie bien », pas vrai ?

À regret, il choisit finalement de n’emporter que le lierre, le moins massif. Il revient dans le couloir, s’apprêtant à un dernier au revoir à sa statue dorée. C'est la mort dans l'âme qu'il s'apprête à l'abandonner.

Pensif, il caresse doucement l’ange au bras tordu derrière le dos, le visage tout près du sol, les traits déformés par la rage et l'effort, immobilisé sous l’assaut sans pitié du démon.

Et son ange à lui, quelle position va-t-il adopter face à son offre de fuite ? Se rendra-t-il compte qu’il n’est plus temps de choisir son camp ? Qu’il ne reste plus qu’une alternative : leur camp ?

Soucieux, il frôle les muscles tendus qui jouent sous la peau. Il effleure son aile qui pend lamentablement, comme brisée là où elle s’articule sur son dos, sous l’omoplate. Il en caresse tendrement les plumes, de la naissance à la pointe. Il a, sans le vouloir, appuyé son doigt à l’endroit précis qui déclenche un mécanisme invisible à l’œil nu. Il ignore où exactement. Mais, dans un gémissement, la statue pivote lentement sur son socle, dévoilant un large espace vide.

Vide ? Pas tout à fait. Au fond de cette cachette se terrent trois objets.


Alors la colère prend vie au creux de son estomac, grandit puis éclate en feu d’artifice. Il fulmine, il bouillonne, il trépigne en silence. Il tente de se calmer en comptant mentalement jusqu’à dix, comme le font les humains, mais il échoue lamentablement et implose dans un nuage de lumineuse fumée et un cri à donner la chair de poule aux âmes les mieux trempées, provoquant de brèves mais aveuglantes étincelles qui traversent l’appartement et un court-circuit dans toute la rue, soudain plongée dans le noir.


« Oh ! Hastur ! HastUUUUR ! Que le Diable t’empoigne par les cheveux et t’enchaîne en Enfer à jamais ! Qu’il t’y fasse griller à petit feu pendant l’éternité, des ongles des orteils jusqu’à l’extrémité des oreilles ! Je veux te voir trembler comme l’une des feuilles de ces malheureuses que j’ai jetées sans pitié au compost durant tout ce temps ! Je veux t’entendre implorer grâce, en vain, comme le dernier spathiphyllum que j’ai sacrifié sur l’autel de la perfection botanique ! Tout ça pour quoi ? Pour une malheureuse tache, un minuscule trou, alors que le remède était là, juste sous mon nez ! Tu as fait de moi un planticide, un assassin sans foi ni loi (OK, ça, c’est pas entièrement ta faute…) »

Crowley, au comble de la fureur, hurle dans l’obscurité en arpentant la serre, regrettant amèrement son intransigeance passée envers cette innocente végétation, vouant Hastur aux gémonies et se promettant de le retrouver pour lui faire payer ce cruel préjudice horticole.


Le socle creux de la statue renfermait une carte de visite « Hastur, duc des enfers, vous souhaite un agréable séjour à Mayfair » signée d’un petit dessin représentant un diablotin tirant la langue, un flacon pulvérisateur d’un litre de Jungle Feed tout-en-un, de la marque Eden-Bio, engrais et traitement curatif contre les pucerons, cochenilles et araignées rouges responsables de la plupart des maladies de ses protégées, et un guide ‘‘Arrêtez d’assassiner vos plantes d’intérieur !’’ de Veronica Peerless, aux éditions Larousse.



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