Dans l'ombre de Shanna

Chapitre 1 : Dans l'ombre de Shanna

Chapitre final

4223 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 13/03/2025 10:41

Cette fanfiction participe au Défi d’écriture du forum de fanfictions.fr de mars-avril 2025 : L’omnibus des frangibus






Tracy, installée devant le miroir de sa coiffeuse, se brosse les cheveux, songeuse. La journée s’achève. Elle s’est démaquillée soigneusement, la vaisselle en retard de son locataire est lavée essuyée rangée. Elle s’est préparé une bonne tasse de thé, un Earl Grey de chez Fortnum & Mason, son préféré depuis toujours. Elle porte le caftan indien chamarré qu’elle affectionne en soirée.


Quelque chose la tracasse, elle n’arrive pas à mettre le doigt dessus. C’est l’été. Le cœur de Soho s’est animé de sa vie nocturne habituelle. Par la fenêtre ouverte remontent des bribes de musique qui lui agressent l’oreille. Sans doute un jeune qui écoute sa playlist sur son portable en se baladant, négligeant les écouteurs, de sorte que tout un chacun profite de ses goûts musicaux discutables. Elle, ce qu’elle a toujours aimé, c’est la musique classique. Ah ! Beethoven, Mozart, Bach, Vivaldi, là d’accord ! Mais ces chanteurs d’aujourd’hui (si tant est que l’on puisse qualifier de chanteurs ces braillards vociférants) lui donnent la chair de poule et lui écorchent le tympan.


C’est jeudi. Cet après-midi, elle a « levé le voile », comme elle dit (en fait, un simple foulard posé sur sa boule de cristal made in China), dans le petit salon de son appartement sur Lexington Street, pour de généreux donateurs avides de communiquer avec l’esprit de leurs chers disparus. Pas trop compliqué, elle a de l’entraînement, et puis ça paye bien. Ils sont si crédules ! Elle avait débuté en lisant les lignes de la main et en tirant les cartes. Peut-être possédait-t-elle vraiment un don après tout, et pas seulement du bol, comme lui avait fait remarquer Shanna à l’époque de son enfance. En tout cas le bouche-à-oreille avait fait le reste, et en un rien de temps elle était devenue Mme Tracy, médium réputée dans tout Soho (et même au-delà), passée maîtresse dans l’art de la divination et de la communication avec les esprits.


Maîtresse, elle l’était aussi dans un tout autre domaine, mais cette fichue combinaison en latex était de plus en plus difficile à enfiler. Avec les années, elle avait perdu en souplesse et gagné quelques centimètres de tour de taille, d’autant qu’elle ne disait jamais non à une bonne pâtisserie. Ah ! Les Eccles Cakes ! Son péché mignon ! Car sa deuxième activité, qu’on pourrait qualifier de « dispensatrice de soins et relaxation intimes pour gentlemen avertis » n’était pas de trop pour mettre du beurre dans les épinards. Certes, certaines prestations avaient disparu de son catalogue, à cause de l’arthrose dans ses genoux. Mais elle conservait quelques fidèles habitués.


Ces deux métiers, complétés par la location d’une chambre de son appartement au Sergent Shadwell (un vieil ours un peu bourru mais bien gentil, dans le fond), pourvoyaient largement à ses besoins et lui assuraient un niveau de vie confortable.

« Tout va bien songe-t-elle, c’était un jeudi paisible. Alors, qu’est-ce qui cloche ? »


Elle se repasse mentalement le film de sa journée. Brenda s’est montrée exécrable, comme toujours, mais elle l’a rembarrée avec un plaisir à peine dissimulé, prenant la voix de son défunt mari pour l’envoyer sur les roses. Son voisin, à peine la séance de spiritisme terminée, a sorti son paquet de cigarettes pour s’en griller une sitôt dehors. Des Craven A. Sa gorge se noue, elle résiste à l’assaut des souvenirs, dans une vaine tentative pour garder le contrôle. La Carreras Tobacco Company…



♣♣♣♣♣♣♣



Sean et Aileen Murphy, modestes paysans, habitaient un petit village du comté de Sligo. Ils possédaient quelques vaches, des moutons, cultivaient céréales et légumes. Leur vie, simple et rude, rythmée par les saisons et les travaux agricoles, s’était vue bouleversée par l’arrivée d’un premier bébé, une jolie petite fille rousse aux yeux noisette qu’ils prénommèrent Shanna, comme sa grand-mère maternelle. Deux ans plus tard naquit une autre fille, qu’ils baptisèrent Tracy, comme son autre grand-mère. C’était elle aussi un joli bébé au fin duvet cuivré et à la peau pâle, parsemée de taches de rousseur, tout le portrait de sa sœur.


L’ouragan Debbie, en septembre 1961, endommagea grandement leur maison, arrachant la toiture, et causant par ailleurs de nombreux dégâts dans les cultures de céréales, de pommes de terre et de choux. Tout le comté fut sévèrement touché. Ils y virent là un signe du destin : ils songeaient depuis un moment à quitter l’Irlande, ce qui leur fendait le cœur, mais il devenait de plus en plus difficile de vivre à la ferme. La pauvreté guettait, et ils voulaient ce qu’il y a de mieux pour leurs deux filles : Shanna, alors âgée de 2 ans, et la petite Tracy, encore bébé. Leurs économies ne leur permettaient pas de rejoindre les États-Unis, aussi envisagèrent-ils d’émigrer vers l’Angleterre. Londres leur faisait les yeux doux, ils comptaient bien trouver un emploi salarié, moins usant et plus rémunérateur, dans les usines de la ville. Sean trouva facilement un travail à la Carreras Tobacco Company, à Camden Town ; Aileen s’occupait de la maison et des filles, attentive et dévouée. Certes, ce n’était pas très épanouissant que de travailler à la chaîne toute la journée, mais le salaire rentrait régulièrement, les rendant plus sereins pour élever leurs enfants.


Les fillettes grandissaient. Tracy voyait sa grande sœur comme un modèle, cherchant à l’imiter en tous points. L’aînée considérait sa cadette comme une spectatrice de ses exploits, pas toujours angéliques il faut bien l’admettre.


Une fois, Shanna devait avoir sept ans, elles s’amusaient à observer une mouche prise dans une toile d’araignée. Lorsque la bestiole arriva sur les lieux de son festin, elle la captura en l’attrapant par une patte, qu’elle s’empressa d’arracher, avant de jeter l’animal par terre.

- Mais Shanna ? Arrête ça ! C’est cruel ! Tu m’as assurée toi même : « Il faut respecter toutes les créatures de l’univers, même les limaces ! » C’est le vicaire qui l’a dit !

- Ouais, mais il faut aussi respecter les mouches alors.

- Pourquoi les mouches, et pas les araignées ?

- Je sais pas. J’aime bien les mouches.


Plus tard, la plus jeune se montra excellente élève, récoltant bonnes notes et félicitations de ses professeurs. Son aînée ne disposait ni de ses facilités ni de son sens de l’effort, au grand dam des parents. Elle était particulièrement mauvaise en langue anglaise, le vocabulaire et l’orthographe demeurant ses plus grosses lacunes.

La première vraie grosse bêtise remontait à ce soir de vacances scolaires où Shanna, nerveuse, ruminait des idées noires.

- Qu’est-ce que t’as ? interrogea Tracy, anxieuse de voir sa sœur agitée à ce point.

- Mes notes sont pas terribles, papa et maman vont pas aimer ça… Et il faut que je fasse signer mon carnet.

- Oh ! Je vois ! Moi, j’ai rien au-dessous de 15 !

- Arrête de fanfaronner, tu veux ?

- Mais…

- Stop ! J’ai une idée.

Tracy la regardait de ses grands yeux verts, confiante et concentrée.

- Tu vas signer à leur place.

- Mais enfin, c’est une bêtise ! Une énorme bêtise ! Si on le découvre ?

- Personne n’en saura jamais rien. Tu préfères une grosse colère des parents ? ajouta-t-elle perfidement, connaissant l’aversion de la petite pour les situations conflictuelles.

Tracy était tiraillée entre son désir de rendre service à sa sœur, son horreur des mauvaises actions, et son besoin viscéral d’éviter les querelles. Elle aurait préféré se cacher dans un trou de souris que d’assister à la scène qu’elle sentait venir. Elle hésita de longues minutes, mais finit par capituler.

- C’est d’accord, répondit-elle. Même si c’est mal. Mais tu me jures que ça restera toujours un secret ?

- T’inquiète. Je m’arrange avec le mal.

Et Tracy, sur le trottoir, après un rapide coup d’œil au véritable paraphe maternel, signa le carnet de notes le plus naturellement du monde. Pourtant, sa conscience mise à rude épreuve, le stylo semblait lui brûler les doigts.

- Merci sœurette.

- Pas de quoi, répondit celle-ci d’une voix chevrotante, à la fois affolée par ce qu’elle venait d’accomplir et soulagée d’avoir évité des ennuis à Shanna.



♣♣♣♣♣♣♣



Tracy sourit à l’évocation de ces souvenirs. Shanna n’était pas un ange, loin s’en faut, mais c’était sa sœur, quoi qu’il ait pu se produire par la suite. Et puis elle pouvait se montrer charmante et secourable, comme en ces premiers jours de Secondary School.



♣♣♣♣♣♣♣



Quelques jours après la rentrée, une bande de garnements prenait plaisir à houspiller au portail les élèves qui sortaient.

- Hey ! Bébé carotte ! T’as ton stylo-plume qui fuit ? T’as des taches plein la figure !

Tracy resta pétrifiée. Elle avait l’habitude qu’on la malmène pour sa rousseur, mais son entrée dans ce nouvel établissement l’amenait à côtoyer des élèves beaucoup plus âgés qu’elle. Et, à ses yeux, plus toxiques. Timide, introvertie, elle n’osait pas répliquer.

- Il a un problème, Boule-de-Suif ?

Le susnommé (Éric de son véritable prénom, un petit brun avec un peu d’embonpoint) se retourna. C’était Shanna, qui arrivait non loin derrière, le cartable sous le bras, mâchant négligemment un chewing-gum.

- Ah mais y’a un élevage ou quoi ? s’esclaffa le dénommé Boule-de-Suif en prenant ses copains à témoin.

- Touche un seul cheveu de ma petite sœur et je réorganise tes organes vitaux sur des crochets de boucher pour décorer ce portail. Avec un joli cadre doré autour ! gronda Shanna, menaçante.

Et pour clore le débat, elle lui envoya un coup de poing bien senti dans l’estomac.

- Oh ! Ça va, ça va ! On déconne hein, fit le malheureux en reprenant son souffle, battant en retraite avec son gang de casse-pieds.

- Moi pas, conclut-elle.


Des accrochages de ce genre, il y en eut pléthore au cours de leur scolarité. Shanna avait toujours volé à son secours. Il faut dire que sa grande sœur n’aimait pas qu’on leur cherche des poux dans la tête, et était réputée dans l’établissement pour être facilement bagarreuse.



♣♣♣♣♣♣♣



Tracy, toujours devant sa coiffeuse, se retrouve plongée quelques décennies en arrière. Oui, Shanna avait été par moments son ange gardien, mais aussi souvent le petit démon sur son épaule lui soufflant des bêtises. Pourtant, elle a toujours fait de son mieux pour suivre sa trace, marcher dans ses pas, tout en sachant au fond d’elle que ce n’était pas forcément la meilleure chose à faire.

Tracy rêvasse. Tracy se souvient, et sourit.



♣♣♣♣♣♣♣



Oh ! Cette fois où, toute gamine, elle avait voulu regarder la télé un soir, alors que papa et maman insistaient pour que les filles se couchent de bonne heure pour l’école le lendemain ! Shanna l’avait entraînée par la main et toutes deux, en chemise de nuit, avaient rejoint à pas de loup le haut des marches et s’étaient aplaties par terre, l’écran en ligne de mire, en étouffant leurs fous rires pour ne pas éveiller les soupçons parentaux… Ce soir-là, elles avaient regardé « La Mélodie du Bonheur » jusqu’au bout, ravies, même si la sonnerie du réveil les avait fauchées en plein rêve quelques heures plus tard…


Puis, à l’adolescence, Shanna était devenue insupportable et ingérable. Reniant ses origines de modeste paysanne venue d'Irlande, elle avait raccourci, lissé et teint ses cheveux en noir corbeau, au désespoir de leur mère.

- Mais enfin, ma puce, tes jolies bouclettes ?… gémit celle-ci.

Papa et maman en avaient finalement pris leur parti. D’ailleurs cela lui demandait un entretien régulier et contraignant, les cheveux roux acceptant mal la coloration. Mais Shanna était têtue.


Ce ne fut pas d’ailleurs sa seule foucade. À quinze ans, elle avait découvert AC/DC et le hard rock. Depuis, quand elle était dans sa chambre, elle écoutait en boucle et à plein volume cette musique qui la faisait « kiffer », sur le tourne-disque que les parents avaient offert à chacune d’elle. Pour le plus grand désespoir des autre membres de la famille ! S’en étaient suivies la période Iron Maiden, puis Motörhead, puis Metallica… Parmi les chouchous de sa sœur, le seul groupe qui trouvait grâce à ses yeux était Queen. Quand même plus mélodieux que le heavy metal !

C’était un calvaire pour Tracy, quand elle voulait lire paisiblement. Elle adorait la littérature classique, Jane Austen notamment, et avait relu plusieurs fois « Sense and Sensibility » ainsi que « Pride and Prejudice ». Shanna, pour sa part, ne lisait pas.


De plus, elle avait entrepris de ne plus s’habiller qu’en noir. Aubergine ou bordeaux, à la limite. Tracy désapprouvait, qui n’appréciait rien tant que les teintes douces et lumineuses de jaune et d’orangé. Le dimanche, on pouvait en plus la voir exhiber un maquillage outrancier, paupières fardées et rouge agressif sur les lèvres. Heureusement que c’était proscrit à l’école ! Papa et maman osaient à peine lui faire des remarques, tant ses colères noires étaient redoutées de tous.

- Tu es très en beauté aujourd’hui, Shanna.

- Oh, merci ! Tu le penses vraiment ?

- Non. C’était du sarcasme.

Shanna, qui se montrait totalement hermétique à toute forme d’ironie ou même d’humour - de quelque degré qu’il fût - lui lança un regard courroucé avant de tourner les talons.


Dès 16 ans, CGSE en poche, elle avait commencé une formation en marketing numérique, puis s’était spécialisée dans les ressources humaines. Elle voulait devenir « chasseuse de têtes ». Les chasseurs de têtes peuvent améliorer l’efficacité de votre processus de recrutement en assumant la responsabilité de localiser et d’approcher les talents et en utilisant leurs compétences et leur expérience pour identifier les candidats les plus adaptés au poste vacant, pouvait-on lire sur son dossier d’inscription aux cours d’apprentissage à distance du International Career Institute.

C’était de l’hébreu pour Tracy qui, elle, continuait avec succès des études traditionnelles.


À la même époque, Shanna s’était laissée tenter (Seigneur ! Quelles fréquentations elle devait avoir ! Tracy ignorait tout de ses amis...) par le whisky et le gin, par les cigarettes et les « gros pétards de drogue » (comme aurait dit leur revêche et acariâtre voisin Mr Tyler), qu’elle cachait soigneusement dans sa chambre. Il n’était pas rare que Tracy, franchissant sa porte, en perçoive les relents. Un pot-pourri d’effluves de fumée, d’alcool et du cuir de son blouson, qu’elle masquait à grand-peine à l’aide d’un vaporisateur de désodorisant à la lavande. Elle s’inquiétait pour sa sœur, tant de la voir filer un mauvais coton que de la savoir exposée à la découverte parentale de ses agissements, et de la scène qui ne manquerait d’en résulter. Et si papa et maman, n’y tenant plus, la mettaient à la porte ? Mais l’adolescente, comme toujours, passait entre les mailles du filet...


Finalement, Shanna parvint non sans mal à venir à bout de son cursus, et trouva un premier emploi au sein de la succursale anglaise de Sirius Software à Londres. Plus tard, elle entra chez Ocean Software, qui venait de naître à Manchester. Là, elle gravit petit à petit les échelons jusqu’à faire la pluie et le beau temps dans le recrutement des talents créatifs de jeux vidéo.


C’est vers cette époque que Tracy vécut sa propre crise d’adolescence tardive. Elle décida un beau jour que se conformer sans cesse à ce qu’on attendait d’elle, à savoir être une gentille fille, bonne élève et menant une existence aussi paisible, plate et insipide qu’une mer étale, ça allait bien cinq minutes. La vie de Shanna était pétillante, pleine d’imprévus et d’ivresse, un tourbillon de péripéties plus amusantes les unes que les autres. Elle voulait la même vie. Et elle voulait surtout qu’on la remarque pour autre chose que ses bonnes notes et son comportement timide et poli. Elle se mit à bouder les études, commença de sortir le soir, d’être invitée à des fêtes, de fréquenter des garçons. Oh ! Pas au point de Shanna, bien sûr ! Elle savait raison garder. Mais elle trouvait à sa nouvelle existence une saveur croustillante.



♣♣♣♣♣♣♣



Tracy range sa brosse, jette un dernier coup d’œil à son reflet dans le miroir (« Tiens, une nouvelle petite ride, là, au coin de la bouche... »)

Elle souffle sa bougie parfumée citron-bergamote, puis recouvre sa boule de cristal du foulard attitré, un très joli, en soie, imprimé de plumes noires et blanches.

Sa boule de cristal, mon Dieu ! Est-ce que tout a vraiment commencé de cette manière ?



♣♣♣♣♣♣♣



Il y a là les deux sœurs, accompagnées de deux amies de Shanna.

« Esprit, es-tu là ? Frappe un coup pour dire oui. Deux coups pour non. »

Silence. La lumière vacille. Une latte craque. Le guéridon tremblote. Et… boum ! L’incroyable se produit : la table se soulève d’un côté et retombe bruyamment. La réponse est oui ! De quoi être ahuri...

Shanna, l’instigatrice de cette « séance de spiritisme », sourit discrètement, son genou contre le dessous de la table. Des petits papiers où sont recopiées les lettres de l’alphabet sont disposés en cercle autour d’un verre retourné.

- À toi Tracy ! Pose une question à l’Esprit, demande-lui son nom !

La voix hésitante de la petite s’élève :

- Quel est ton nom ?

Et le verre, au bout de dix minutes, commence son trajet vers les lettres R.O.R.Y. Leur grand-père maternel, qu’elles n’ont hélas pas connu. Tracy, le cœur battant, quitte sa chaise précipitamment et s’enfuit de la chambre, terrorisée. Derrière elle fusent quelques éclats de rire. Plus grande, elle en apprendra davantage sur l’effet idéomoteur, la chiromancie, le tarot, et autres arts divinatoires. Cette séance l’a plus impressionnée qu’elle ne veut bien l’admettre. Elle en ressort effrayée, bouleversée certes, mais aussi terriblement curieuse et avide d’en apprendre plus et de percer les secrets de cet univers fascinant.

En effet, elle en fera sa profession.


L’idée de sa deuxième source de revenus ne viendra que plus tard, au contact d’une cliente régulière de ses séances magiques. Celle-ci se faisait appeler Mme Sandwich. C’était une femme d’âge moyen, aux formes opulentes, sûre d’elle, qui arborait sans complexe des coiffures choucroute extravagantes, volontiers piquées de plumes ou de baguettes chinoises. Toujours souriante, elle se montrait avenante, amicale, généreuse et… persuasive. Elle tenait non loin de là une maison d’hôtes destinée à recevoir des messieurs, qui, loin de chez eux, avaient besoin de se sentir momentanément entourés de prévenance et de soins attentionnés, pour un séjour des plus agréables. Elle parvint à embaucher Tracy pour une période d’essai : celle-ci finit par accepter, aux conditions expresses de travailler uniquement à son domicile, et à temps extrêmement partiel.



♣♣♣♣♣♣♣


Il y a longtemps qu’elles se sont perdues de vue, Shanna et elle. Le destin a parfois de ces sautes d’humeur, la vie n’est faite finalement que de cailloux qui viennent se loger dans la chaussure alors même qu’on pense se promener sur le chemin tranquille de l’existence. Bien des fois elle avait songé à reprendre contact avec sa sœur. Elle avait cherché et trouvé le numéro de téléphone de l'entreprise de Manchester, où elle travaillait maintenant. Mais toujours elle avait renoncé. Non, décidément, l’attitude de Shanna lui restait en travers de la gorge.


Il est tard. Tracy va enfin se coucher.

Elle dort mal, cette nuit-là. Difficile de trouver le sommeil quand de sombres pensées vous tournent dans la tête sans relâche.



♣♣♣♣♣♣♣



C’est en octobre 2016 qu’a eu lieu le clash. Maman était rentrée au St Bartholomew's Hospital suite à une bronchite récalcitrante. Le pronostic restait très réservé, car l’infection avait évolué vers une pneumonie aiguë. Au bout de deux semaines d’hospitalisation, elle était toujours sous antibiotiques, perfusions et oxygène. Avec d’infinies précautions oratoires, les médecins avaient conseillé à Tracy de se préparer au pire. Elle avait immédiatement prévenu Shanna qui, malgré ses promesses, n’avait pas jugé bon de se déplacer, trop prise par ses responsabilités professionnelles.

Et puis Aileen s’en était allée, au matin du 31 octobre, plongeant Tracy dans la plus vive affliction. Papa était parti deux ans auparavant. Ses parents n’étaient plus, elle avait le sentiment d’être seule au monde, avec une sœur qui n’avait pas daigné assister aux derniers instants de sa mère.


Impardonnable, voilà ce qu’elle était. Elle ne s’étaient plus jamais reparlé.



♣♣♣♣♣♣♣



Le Sergent Shadwell vient de rentrer, quelques journaux sous le bras en vue d’un épluchage en règle à la recherche de phénomènes sorciéreux pour ses archives, regroupées dans cinq gros classeurs renfermant divers articles découpés dans la presse.

- Bonjour Mr Shadwell ! Pourriez-vous songer à me rapporter votre assiette d’hier soir, s’il vous plait ?

- Arrière gourgandine ! Jézabel ! gronde l’inquisiteur en préretraite.

- Oh ! Mr Shadwell ! Comme vous savez parler aux femmes ! Que diriez-vous d’un beau petit morceau de foie pour dim…

C’est alors que ces yeux se posent sur la une du Daily Mirror du jour.

« Spectaculaire accident de la route hier sur la M40 à la hauteur de Stratford-upon-Avon, impliquant plusieurs véhicules. De nombreux blessés et trois morts sont à déplorer, dont Me Shanna Murphy, célèbre directrice des ressources humaines chez Cloud Imperium Games Limited, bien connue pour ses frasques lors de nombreuses fêtes mondaines. L’autopsie a révélé des traces d’alcool et de stupéfiants chez la victime. Les blessés ont été conduits à... »


Mais Tracy ne lit plus. Ses yeux ne parviennent pas à se détacher de la photo, où l’on distingue un imbroglio de tôles écrabouillées, sous les gyrophares des forces de l’ordre et des secours.

Livide, elle se retient au mur, et porte la main devant sa bouche, échouant à étouffer un cri d’effroi. Elle comprend son agitation d’hier, le malaise ressenti toute la soirée. Elle devait le pressentir ; ses dons de divination et de télépathie n’étaient cette fois aucunement feints. Elle s’effondre, pantelante, dans les bras du sergent abasourdi.



♣♣♣♣♣♣♣



Shanna, son dernier souffle exhalé, s’était vue dirigée vers le premier cercle de l’enfer, bien évidemment. À peine arrivée en ces lieux qui, à n’en pas douter, la combleraient d’aise rapidement, elle se promit de gravir un à un tous les échelons de la hiérarchie d’ici, comme elle l’avait si bien réussi sur terre. Dût-elle, pour se faire, piétiner ses congénères. Pour commencer, elle entreprit de se trouver un nouveau nom, du genre qui claque comme le son d’un fouet. Après mûre réflexion, un sourire diabolique se dessina sur son visage blafard.



Elle opta pour Shax.

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