Prophétie en bouteille
Chapitre 1 : Prophétie en bouteille
1685 mots, Catégorie: M
Dernière mise à jour il y a 8 jours
Cette fanfiction participe au défi d’écriture « Une bouteille à la mer » (juillet août 2023) du forum Fanfictions.fr.
catégorie anciens défis no limits
L’apocalypse, planifiée pour cette année 2019, s’était soldée par un fiasco retentissant. Tout du moins pour les équipes de gentils et de méchants organisateurs. Car ni le Ciel ni l’Enfer n’avaient vaincu, pour la bonne raison qu’Aziraphale et Crowley, avec l’aide de quelques humaines complicités, avaient réussi à empêcher la guerre, pour continuer sur terre leur existence bienheureuse.
Une semaine de vacances serait la bienvenue, pour récompenser leurs efforts ! Ils s’étaient donc rendus à West Wittering Beach, dans les Southdowns, pour y louer un charmant petit cottage face à la mer. La semaine s’était prolongée par une deuxième, puis une autre, et encore une… Aziraphale s'était très discrètement débrouillé pour qu'il n'y ait aucune demande de location après eux. Oh ! Pas de miracle, non ! (ils évitaient les miracles de confort, veillant à ne pas se faire remarquer par leur hiérarchie respective). Juste un arrangement avec l'informatique et la plateforme de réservation en ligne.
Bref, on allait vers un mois de vacances. L’ange et le démon ne voyaient pas le temps filer, et passaient leurs journées à lézarder sous le soleil, à se promener le long des magnifiques falaises de craie des Seven Sisters, à lire ou déguster des glaces et des crêpes (pour l’un), à dormir ou siroter des cocktails (pour l’autre), et autres ineffables activités délicieuses.
Un soir, lors de leur promenade vespérale au bord de l'eau, pieds nus sur le sable mouillé, le regard de Crowley fut attiré par un curieux objet que la marée descendante avait fait s'échouer contre un rocher. On aurait dit du verre. Son intérêt pour les bizarreries de l’existence le poussa à s'approcher de la chose. Il aurait dû se méfier, pourtant. Sa curiosité légendaire et sa manie de poser des questions inappropriées lui avaient valu de chuter, autrefois. Mais chassez le naturel, il revient - comme la marée - à la vitesse d’un cheval au galop.
- Regarde, mon ange ! Une bouteille à la mer ! fit le démon surexcité.
- Assurément. Il y a même un message à l'intérieur… répondit l’ange posément.
On distinguait, au travers de la paroi vert émeraude, un bout de papier plié en quatre. Ils rapportèrent leur trouvaille au cottage. Après avoir soigneusement essuyé la bouteille, ils tentèrent d’en retirer le bouchon. Malheureusement, le temps passé dans l’eau l’avait rendu bien fragile, et il se brisa net au ras du goulot. Un tire-bouchon en vint finalement à bout, mais le papier refusait de sortir par l’étroit tunnel.
- T’embête pas, fit Crowley qui s’impatientait. T’as qu’à la casser.
À regret, Aziraphale fracassa la bouteille contre le bord de la table. Une insulte à ses standards, lui qui détestait les gestes brusques et le désordre ailleurs que dans sa boutique... Après avoir balayé les éclats de verre, il put enfin déplier avec d’infinies précautions le bout de papier, un peu moite et collant, qu’il passa au sèche-cheveux pour en éliminer les dernières traces d’humidité.
C’est alors qu’ils lurent, ébahis :
« Pr..phétie 5005 : Au-de..sus de ..ous, ..e..a n..nobs..ant e.. g..an.. dé..u..ment et qué..andera ..ec..urs. ».
C'était signé A. B.
Tous deux échangèrent un regard perplexe, l’un les yeux écarquillés, l’autre le sourcil haussé dépassant largement le bord de ses lunettes fumées.
Quelques gouttes avaient pénétré dans la bouteille, lavant certaines des lettres de cette étrange missive. Pour l'ange, deux choses étaient sûres : il s'agissait d'une prophétie d'Agnès Barge - sorcière - et donc elle ne pouvait provenir que de sa descendante, vu l’état (assez récent) du papier. Il avait une certaine habitude des phrases alambiquées et d’apparence hermétique d’Agnès. Pour autant, il n’était guère plus avancé. Il manquait trop de lettres.
Ce qu'aucun des deux ne savait, c'est que ladite descendante, Anathème Bidule - occultiste - s'était empressée, dès réception du seul et unique exemplaire des « Nouvelles Belles et Bonnes Prophéties » sous-titré « La saga continue » écrit par son aïeule, par l'entremise de Giles Baddicombe - clerc de notaire - de les recopier toutes sur de petites fiches cartonnées rangées dans un grand classeur métallique comme le voulait la tradition familiale, avant de mettre le feu à ce deuxième tome. Et que son pendule lui avait révélé l'endroit où se prélassaient, sans souci du lendemain, l'ange et le démon. La 5005 était pour eux, elle le sentait, sans trop savoir clairement expliquer pourquoi. C’est pour cette raison qu’elle avait jeté sa bouteille au bord de l’eau, sur cette plage précisément, espérant bien entendu que les deux comparses tombent dessus. Ce qui n’avait pas manqué.
Leur soirée, qu’ils comptaient occuper soit par une partie de scrabble, soit par une comédie romantique à la télé, allait donc être employée à résoudre cette énigme.
- Ngk ! C'est une prophétie, prophétisa doctement Crowley.
Le libraire lui adressa un sourire fataliste teinté d'inquiétude. Il avait déjà compris le dernier mot, secours, et saisi immédiatement que ce SOS lui était destiné. Diantre, comment Anathème savait-elle… ? Mais oui, bien sûr, elle devait avoir des dons, elle aussi…
Le démon pointa quelques mots du bout de son doigt aux ongles vernis de noir :
- C’est quoi là ? cela ? déjà ? fera ? Et au début ? nous ? vous ? fous ? Et ici ? géant ? gland ?
- Ce mot-là ne peut être que nonobstant, je ne vois pas d’autre solution, répondit Aziraphale en réprimant un sourire et en montrant d’autres mots. Et pour celui-ci, j’opterais pour dénuement.
Ils tâtonnèrent un long moment, tous les deux, avant d’arriver à un décodage satisfaisant :
« Prophétie 5005 : Au-dessus de tous, sera nonobstant en grand dénuement et quémandera secours. »
Les deux célestes n'avaient bien entendu aucune idée de qui serait prochainement dans le besoin et leur demanderait de l'aide. L’apocalypse avait échoué, on leur fichait depuis une paix royale, et ils ne s’étaient jamais sentis aussi heureux. Qui pouvait bien avoir l’intention de troubler leur quiétude, tant attendue et désirée après six mille ans d’allées et venues à travers tous les royaumes du monde, de rencontres plus ou moins fortuites, de sauvetages sur le fil du rasoir et autres arrangements, à toutes les époques de la vie humaine ? Qu’est-ce que c’était encore que ce futur empêcheur de tourner en rond ? Est-ce qu’ils n’avaient pas mérité une retraite paisible, et qu’on leur lâche enfin la grappe ? Merde alors ! Quant à « au-dessus de tous », fallait-il l'entendre au sens propre ou figuré ? Les yeux de l’ange se levèrent involontairement en direction du plafond, comme s’il s’attendait à y lire la réponse à cet insondable mystère.
Ils étaient loin de se douter qu’un archange suprême débarquerait bientôt à la librairie, aussi nu qu’amnésique et dans un sacré pétrin. Ce qu'ils savaient, en revanche, c'est que leur douce insouciance était désormais derrière eux, et qu'il leur fallait rentrer rapidement à Londres, car ici-bas, comme chacun sait, rien ne dure éternellement. D'un commun accord, sans qu’il soit besoin de mots, ils décidèrent de laisser provisoirement de côté leurs soucis et leurs inquiétudes, au moins jusqu'au lendemain.
La nuit qui suivit, leur dernière dans ce petit havre de paix, cette parenthèse enchantée où ils avaient passé pas loin d’un mois et dont ils auraient volontiers fait leur quotidien pour le reste de l’éternité, ressemblait à un doux mélange des recettes de cuisine qu'affectionnait tant Aziraphale :
Faites d'abord revenir les oignons, jusqu'à ce qu'ils deviennent tendres et translucides : ils doivent un peu colorer et perdre leur eau.
Mélangez l’huile d’olive, les herbes et l’ail, enduisez les hampes de bœuf et faites-les revenir sur feu vif. Réservez.
Passée la fougue des premières étreintes, ils avaient posé un couvercle sur leur appétit de l'autre pour le laisser mijoter autant que nécessaire.
Ajoutez le bouillon de bœuf et faites mijoter trois heures ou plus, à feu très doux, la viande doit fondre en bouche.
Laisser reposer afin que les saveurs diffusent (dans l'idéal une nuit). Accompagnez d'une sauce Béarnaise.
Bercés de promesses éternelles, mais étranglés par la crainte du lendemain, leurs baisers passionnés et leurs tendres caresses avaient baigné la nuit de murmures et de cris.
Au matin, rompus mais comblés, ils préparèrent leurs bagages dans un silence lourd de menaces. Les valises chargées dans la Bentley, Aziraphale jeta un dernier regard désolé au cottage.
- Il est trop tard, soupira-t-il d’une voix fêlée.
Crowley retira ses lunettes de soleil puis glissa la main sous son menton, essuya furtivement du pouce une larme qui perlait à l’angélique paupière et releva son visage, le forçant à regarder ses yeux d’ambre :
- Fais-moi confiance, mon ange. Je ne te laisserai pas tout seul.
L’avenir allait prouver que Crowley, même s’il était un démon, n’avait pas menti.