Les yeux dans les cieux

Chapitre 1 : Les yeux dans les cieux

Chapitre final

2212 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 06/01/2025 11:46

Cette fanfiction s’inspire de la chanson « D'ici » de Yves Jamait (album "Je me souviens" 2015),

dont les paroles sont insérées en italique gras,

et participe au défi d'écriture : «Le dilemme» du forum fanfictions.fr (janvier février 2025)






Il est revenu ici au mois de mars. Ou février, ou avril, il ne sait plus très bien. Il se souvient seulement que l’hiver touchait à sa fin, et avec lui la saison des neiges et du grand froid. Seules subsistaient quelques gelées blanches aux matins terrestres.


Ce printemps, les arbres de St James Park ne se sont pas couverts de nouvelles feuilles. Encore une bizarrerie du dérèglement climatique, sans doute. Les prunus, chênes écarlates, néfliers, épines blanches et mûriers noirs sont restés branches nues, dépourvus également de bourgeons et de fleurs. Du coup, mai et juin se sont écoulés sans que les rossignols reviennent nicher.

Aziraphale est là, qui regarde ce désastre depuis le couloir blême et aseptisé du paradis. Il regarde sans comprendre, il voit sans réaliser. Dans ce vaste couloir vide, seul le globe terrestre attire ses yeux comme le chant des sirènes captive les marins. Sa conscience lutte encore en une bataille sans merci : pourquoi avoir dit oui ? Et s'il avait refusé ? Et si... ? Son esprit dispersé va et vient, tourne en rond, titube et chavire. Et ce silence qui hurle dans sa tête, qui court dans tous les sens et se heurte aux derniers mots échangés avec Crowley, le « Je te pardonne » de l’un qui percute le « T’embête pas » de l’autre, éclatant en myriade d’explosions propres à pulvériser le crâne des humains les plus coriaces. La porte de la librairie qui claque. L’ascenseur qui l’emmène, la Bentley qui s’éloigne. Et le dernier geste désespéré du démon, ce baiser au goût de détresse qui lui brûle encore les lèvres tant de jours après.

Chaque souvenir des moments passés en sa compagnie fait chanter son cœur d'émotion attendrie, mais lui déchire les entrailles en même temps.

C’est là son quotidien, aussi son éternité. Il a insisté pour conserver sa corporation humaine. S’il avait su que ça ferait aussi mal, il aurait assurément choisi de ne garder qu’une âme éthérée.


Ici plus aucun bruit pour venir perturber

Ma douleur et son cri à jamais étouffé,

Aucun oiseau allègre ne viendra plus chanter

Dessus les bras trop maigres des arbres décharnés.


*******************************







-… Je pense… urgent… en référer…

-... Grand Plan... Il faudrait... dossier...


Michael et Uriel font les cent pas dans mon dos en chuchotant. Ces imbéciles croient que je ne les remarque pas.

Bonté divine ! Qu’est-ce que je fais encore planté devant ce globe ? Je suis arrivé là sans m’en apercevoir, comme souvent. Comme toujours. Où que se porte mon regard, mes yeux reviennent invariablement sur l’Angleterre. Sur Londres, comme souvent. Comme toujours.

Juillet est arrivé, déjà, et une vague de chaleur inhabituelle s’est abattue sur le pays, accompagnée d’un sirocco étouffant qui a inexplicablement débordé de son périmètre habituel. La météo s’emballe, à n’en pas douter. La torpeur s’est emparée des habitants, ceux qui le peuvent restent cloîtrés chez eux, à l’abri des stores tirés. Les climatisations tournent à plein régime. Le soleil dévorant n’est plus l’ami des hommes : c’est devenu l’adversaire malfaisant dont il faut se protéger. Voilà des jours que cette fournaise a posé sa chape de plomb sur les corps et les âmes, sur les maisons et les voitures chauffées à blanc.

Plus personne à flâner dans les rues, à s’asseoir sur les bancs, à jeter du pain aux canards de St James’ Park.

La seule différence avec ici, c’est le niveau du mercure. Parce qu’ici non plus je ne vois personne. Oh ! Des anges vont et viennent, bien sûr, et techniquement leur image s’imprime sur mes rétines. Mais mon cerveau séquestré par un seul et unique évènement se refuse à analyser cette perception. Ils passent comme des cirrostratus devant mes yeux éteints.


D'ici on voit le vent s'essouffler sur la terre,

Et sur les toits brûlants inondés de lumière

S'est arrêté le temps, comme après une guerre.

Ici, en te perdant, j'ai gagné le désert.


-… Inquiétant… décision… Métatron…

-… Plus attendre… volonté… enfant…

-… Interroger… retard… projet ...


Saraqael a rejoint les deux autres. Je les entends qui déambulent dans mon dos, inquiètes. Le trio archangélique (je devrais dire infernal, plutôt) ne me lâche pas d’une semelle. Mais allez donc cafter à la grosse tête flottante !

J’ai accepté cette mission, je dois bien l’admettre, Le Grand Plan, encore et toujours. Présider aux destinées de l'humanité, c'était trop tentant. Après tout, ne suis-je pas un soldat de Dieu, loyal, fidèle, obéissant ? Mais aveugle aussi...

J’ai carte blanche pour tout planifier. C’est ce pour quoi je suis de retour au Paradis, depuis le début du printemps. Des mois vides, inutiles, interminables, dont les jours s’effilochent comme des lambeaux de brume. J’ai dit oui au Métatron, ce jour-là, et ce avant même qu'il m'informe du Second Avènement. Il y a une éternité, mais c’est comme si c’était hier. Le temps qui passe ne signifie plus rien, c’est un mirage, une poignée de sable qui me file entre les doigts dès que je tente de le saisir.

Pourtant, cette fois-ci se doit d’être la dernière, et la bonne. Le second avènement, le triomphe du bien et de la lumière sur les forces du mal, et pour l’éternité s’il vous plaît.

Je n’ai toujours pas le moindre début d’idée de comment organiser les évènements.

Dois-je réitérer le coup de l’Annonciation ? Serai-je l’ange qui choisit une jeune vierge pour lui déclarer : « Sois sans crainte, car tu as trouvé grâce auprès de Dieu. Voici que tu vas concevoir et enfanter un fils. » ? Un fils ? Ou pourquoi pas une fille ? C’est une idée, ça, Elle serait contente, peut-être. Mais enfin, à l’heure de la FIV, ça paraît un peu anachronique, non ? Et puis les humains ne sont pas si bêtes, ils connaissent le truc, on ne va pas leur faire avaler deux fois le coup de l’Immaculée Conception, hein… Il faut que je trouve autre chose.

Un enfant déjà né ? Un bambin d’une dizaine d’années ? Un ado ? Garçon, fille, ou neutre ? Doux Jésus ! Comme toute cette organisation me semble vaine maintenant.

J’y croyais dur comme fer pourtant, à l’époque. J’ai tenté de faire revenir Crowley, avec moi. J’étais sûr que redevenir un ange était son vœu le plus cher, c’était une proposition du Métatron lui-même. C'est pourquoi j'avais dit oui, persuadé que j'étais d'œuvrer à deux. Sans doute trop de caféine dans mes veines, je n’avais plus les idées claires… Non, son vœu le plus cher était juste de s’enfuir ensemble, comme venaient de le faire Gabriel et Belzébuth. Sa réaction aurait dû me pousser à réfléchir davantage. Et maintenant que me voilà aux commandes, je réalise que bien sûr, tout au fond de moi, je voulais la même chose. Comment ai-je pu laisser le sens du devoir imposer silence aux élans de mon cœur ? Quelle erreur épouvantable ! Je l’ai compris à peine arrivé ici, mais trop tard. C’est toujours trop tard. Pardieu ! Sans lui, c’est comme si j’étais mort. Oh ! Techniquement impossible, évidemment, mais indéniable pourtant. « Un seul être vous manque... » n’est-ce pas Alphonse ?


Tu me manques tellement,

Que le temps se disloque, que ma vie est en loques,

Le reste, c'est du vent. Tu me manques tellement…


Du reste, le doute s’insinue, de jour en jour. Qu’est-ce qui me dit qu’une fois le Grand Plan mis sur ses rails, Ils ne tenteront pas de se débarrasser de moi ? Ils l’ont fait, déjà, pour la non-apocalypse. Ils sont capables de tout, y compris du pire. Combien j’ai pu être aveugle ! Ça semblait un si beau projet, sur le papier. Et puis une promotion au poste d’Archange Suprême, comment résister ? Non. C’était le mauvais choix, manifestement.

Plus j’y repense, plus je réalise que cette offre était cousue de fil blanc. Un appât, un miroir aux alouettes, un traquenard. Une fois les détails mis au point, hop ! Fini l’Archange Suprême Aziraphale, Michael prend sa place et passez muscade… Elle ne demande pas mieux que de me piquer mon poste, je le vois bien aux regards assassins qu’elle me lance quand je la croise. Un successeur tout trouvé. Je ne suis pas un guerrier, de toute façon. Ils le savent. Pourquoi m’avoir choisi ? Ah ! J’aurais dû réclamer plus de temps pour peser le pour et le contre, une fois signifié le choix du démon de décliner ma proposition. Je suis certain qu’il a vu clair dans leur jeu, bien avant moi. Il savait. Il sait toujours mieux que moi. Il était blanc comme un linge lorsqu’il m’a interpellé d’un « Dis-moi que tu as refusé... ». J’ai brisé ses espoirs, j'ai tenté encore et encore de le convaincre de m’accompagner.

C’est lui qui avait raison pourtant. Qu’avons nous à faire du Paradis ? De l’Enfer ? Ils sont toxiques. Seuls comptent nous deux.


Ça n’est plus possible. Il faut que je parle au Métatron dans le blanc des yeux. Bien sûr, de mon poste d’observation, j’ai suivi le démon dans ses errances. Je ne saurais dire lequel de nous deux est le plus anéanti par mon choix désastreux.

Je l’ai vu dévorer les kilomètres et ingurgiter des litres de Talisker. Je l’ai vu se rendre en France. Ma gorge s’est nouée quand il est arrivé place de la Bastille. La Voix de Dieu, qui sait tout entend tout prévoit tout, comprendra, j’en suis persuadé. Dieu est Amour n’est-ce pas ? Je saurai lui faire entendre raison.


Je me suis concentré, je l’ai appelé, il est venu. Je lui ai exposé ma requête, de but en blanc :

- Votre grâce, je dois vous parler d’une affaire qui me tient particulièrement à cœur, et qui n’est pas sans rapport avec… hum… ma présence ici… pour le Grand Plan. J’estime avoir commis une erreur de jugement. En fait, je ne pense pas avoir fait le bon choix, et vous non plus sans doute en jetant votre dévolu sur mon humble personne. Sans vouloir remettre en cause le bien-fondé de vos décisions bien entendu… Ce serait parfaitement inapproprié… Mais je me demande si je suis la personne la mieux placée pour cette fonction. Et puis une affaire hum… sérieuse m’appelle sur terre, voyez-vous, et je hum…

- Vraiment ? répondit-il d’une voix blanche

J’hésitais à lui confier le fond de ma pensée. Je m’empêtrai dans les prétextes :

- C’est que… la météo parait complètement détraquée là-bas. Il me semble que je serais plus utile aux humains si j’essayais d’y remettre bon ordre et…


Le soleil a rongé la ligne d'horizon,

Tout est sec et brûlé à perdre la raison


- Aziraphale ! Je suis certain que tu pourrais régler ce problème d'ici. Tu sembles oublier que tu es l'Archange Suprême. Crois-tu pouvoir me berner bien longtemps ? Je sais ce qui te mine. Je lis au fond de ton âme comme dans un livre ouvert.

- Ah ? Hum… c'est que… hum... vous avez raison... j'ai bien peur d'être un peu préoccupé par une autre hum... affaire sur Terre. Quelque peu urgente, je le crains, m'embrouillai-je.


Mais j'ai ce froid amer et une saison triste

Et toujours cet hiver dans mon ventre persiste


- Aziraphale, n’ajoute plus rien. Tu as le choix. Tu l’as toujours eu. Je me demandais seulement quand tu finirais par t’en rendre compte…




Je crois bien que le soupir de soulagement que j'ai poussé alors a crevé le plafond de l'échelle de Beaufort.


Je vais le retrouver.



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