Scandale mélancolique
Chapitre 1 : Scandale mélancolique
2575 mots, Catégorie: T
Dernière mise à jour 05/11/2024 16:08
Cette fanfiction s’inspire de la chanson « What he wrote » de Laura Marling,
et participe au défi d'écriture : «Briser la glace» du forum fanfictions.fr (novembre décembre 2024)
J’ai jeté mes dernières forces dans la bataille. J’ai joué, j’ai perdu. Et, par les cornes de Satan, c’était quitte ou double ! J’ai tout balancé en vrac à ses pieds angéliques. Mes rêves, mes espoirs et mon cœur. Ma dignité, ma fierté et ma pudeur. Il n’en a pas voulu, préférant à mes offrandes les chimères d’une montée en grade. Oh ! Bien sûr il m’a proposé de partager le ciel avec lui, de me rendre mon statut d’ange. Mais je suis pas idiot, et plutôt né de la première pluie en fait, là-bas sur la muraille du jardin d’Eden, il y a bien longtemps. Et je sais de quoi sont capables ces emplumés là-haut. Prêts à l’exécuter de sang-froid après l’Armageddon’t. Prêts au pire, sans états d’âme, pour que rien ne vienne se mettre en travers de leur foutu Plan Ineffable.
Je m’en vais.
Forgive me, Hera, I cannot stay
He cut out my tongue, there is nothing to say
Il a choisi le poste d’Archange Suprême, en lieu et place de Gabriel (qui a tout compris, lui, pour le coup, à croire que cette petite amnésie lui a remis les pieds sur terre, ou sur Alpha du Centaure pour être exact). Sûr de son choix et droit dans ses Richelieu. « J’ai besoin de toi », il a dit. Mais je préférerais être décorporé à tout jamais plutôt que réintégrer mon ancienne peau d’ange. Et j’ai de la rancune. Pas contre lui, non, comment pourrais-je ? Un petit recoin de mon cerveau me hurle qu’il a agi pour ce qu’il croit être le bien des humains, ne me demandez pas pourquoi ni comment. Mais contre Nina et Maggie, qui m’ont ouvert les yeux, mal leur en a pris.
- Mr Fell et vous, vous ne vous parlez pas, m’a glissé Maggie.
- Mais on fait que ça, se parler, ça fait des milliers d’années qu’on discute ! Je dis un truc brillant, il réponds un truc drôle sans le faire exprès. Bla bla bla, c’est super ! j’ai répondu.
- Mais vous ne discutez jamais de ce qui compte vraiment, elle me lance.
Et là : grand silence. Ça éclate dans ma tête, un tonnerre blanc, comme une révélation. Alors quand l’angelot est revenu me raconter la proposition du Métatron, j’ai osé enfin briser la glace, prononcer l’irréparable. En vain.
Je m’en vais.
J’aurais préféré qu’elle se taise, la disquaire, et moi aussi. Qu’il s’en aille sans rien savoir de ce que j’ai pu lui dire pendant ces minutes atroces. Au moins j’aurais gardé un espoir. Et putain, l’espoir, je l’ai eu tout de même, c’est bien ça le pire ! Ce baiser, arraché par la force du chagrin, j’ai bien cru à un moment qu’il allait le partager, que c’était gagné. Cette fissure dans la forteresse de ses doutes, cette main qu’il a finalement laissée glisser dans mon dos, cet iceberg qui fond enfin, j’ai rêvé tout ça peut-être ? Bien sûr, il s’est vite repris. « Call of duty », hein, mon ange ? Il a d’un coup piétiné mes vaines espérances d’un «Je te pardonne ». Il pardonne toujours… À quoi bon ? C’est trop tard. C’est toujours trop tard. Qu’est ce que je vais bien pouvoir faire de l’éternité, maintenant ? Seul ?
Plus rien ne me retient dans cette maudite librairie.
Je m’en vais.
Left me alone when I needed the light
Fell to my knees and I wept for my life
**********
Dévasté, Crowley a donc pris le volant de la seule et unique compagne qui lui restait fidèle : sa Bentley. Il emportait avec lui les seules créations dignes à ses yeux d’être sauvegardées : ses plantes. Il est parti dans les rues de Londres. Cette étreinte fugace déjà lui creusait un cratère inguérissable dans la poitrine. Le front creusé de rides profondes, les yeux heureusement cachés derrière ses lunettes noires, une grimace amère aux lèvres, il fuyait Soho en priant Dieu, Satan ou qui que ce soit de lui accorder l’oubli. C’était peine perdue.
Love me, oh Lord. He threw me away
He laughed at my sins, in his arms I must stay
Aziraphale.
La seule et unique créature sur terre qui avait à ses yeux une valeur inestimable. Un compagnon de 6000 ans. Six millénaires de complicité, mais aussi d’une savante alchimie, tels des champs magnétiques sur lesquels aucun des deux n’avait de réel pouvoir, qui fait que deux éléments se repoussent et s’attirent tour à tour. C’était un jeu amusant et futile, l’essence même de leur existence. On se tourne autour, un pas en avant, un en arrière. On s’aide au besoin. De peur, on se crache des invectives au visage si ça va trop loin. Un « arrangement » pratique, mais aussi leur raison d’être. Un modus vivendi qu’ils parvenaient à masquer tant bien que mal au regard de leur hiérarchie, plus difficilement à leurs propres yeux.
- Sais-tu les ennuis que je pourrais avoir avec mes supérieurs s’ils venaient à apprendre qu’on… fraternise ? lui avait asséné l’ange un beau jour, au bord de l’étang de St James Park.
Ce qui ne l’empêchait nullement de se fourrer dans des pétrins pas possibles, dans l’espoir inavoué que le démon vole à son secours…
Pour tout dire, ils représentaient une tentation permanente l’un pour l’autre. Plus ou moins maîtrisée, selon les moments.
So I asked him how he became this man ?
How did he learn to hold fruit in his hands?
Et Crowley roule, sans but et à une vitesse déraisonnable, dans les rues de la ville, s’accordant de temps à autre une lampée de Talisker, tentative stérile d’une illusoire consolation. Pourtant « Y’a un truc qui cloche, ça va pas du tout. Je le sens par vagues, comme une grosse cuite." se dit-il. Plus tard dans la nuit, il fait demi-tour direction la librairie, animé d’un mince espoir qu’il sait vain, pourtant.
Stoppant la voiture devant la porte, en vrac et avec force fracas de moteur torturé et de freins malmenés, il sort et claque violemment la portière. Il sait que Muriel veille à l’intérieur, gardienne indéfectible des trésors de papier dont débordent les étagères. L’air, imprégné des senteurs de vieux livres, d’Earl Grey et de cette eau de Cologne fraîche aux effluves d’herbe coupée qu’il reconnaîtrait entre mille, lui saute aux narines et lui réduit l’âme en lambeaux.
I miss his smell
Sans un mot, Muriel lui tend une missive, une simple enveloppe qui lui brûle déjà les pupilles et qu’il sait lui consumer bientôt les doigts. Il l’ouvre en tremblant. Sur un papier vélin d’une blancheur éclatante, il lit ces quelques mots :
I'm low, please send for me
S’il n’avait pas eu le cœur pulvérisé en confettis, il aurait éclaté de rire. Ah ah ! L’Archange Suprême n’a pas le moral ? Il regrette déjà ? Et il veut que je lui envoie quoi ? Des crêpes peut-être ? pense-t-il, amer. Mais mon ange, fallait y penser avant ! Fallait choisir Alpha du Centaure, où on aurait pu, enfin, être nous, fallait pas me piétiner pour la gloire d’un poste en carton-pâte, fallait…
« Quoi, mais qu’est-ce que je raconte moi ? » Crowley ne se reconnaît plus. La douleur rend aveugle, sourd et cruel sans doute… Aziraphale avait cru bien faire. Jamais il ne l’aurait blessé à dessein. Il y avait sûrement une autre explication. D’ailleurs cette ordure de Métatron n’était sans doute pas étranger à l’affaire. Plus il y pense, plus il en est convaincu. Mais tout de même, il n’allait pas accourir comme un toutou au premier sifflet de son maître, hein ? D’ailleurs il n’a plus de Maître. Et y a-t-il seulement un Dieu qui l’entend ?
Il a tenté le tout pour le tout. Lui a présenté le Paradis et l’Enfer comme aussi toxiques l’un que l’autre. Lui a proposé d’être, enfin, un « nous ». Lui a fait miroiter l’avenir radieux qui attendait Gabriel et Belzébuth. Il s’est démené, pied à pied, avec l’ange qui ne voyait qu’une issue : retourner au ciel pour faire le bien. Il a lutté de toute sa force de persuasion, mais ça n’a pas suffi. Les vapeurs malfaisantes d’un café sans doute maudit ont eu raison de ses aveux romanesques.
Me fighting him, fighting light, fighting dawn
And the waves came and stole him and took him to war
Ah ! La tentation est forte cependant, la manœuvre d’une simplicité effarante. Il suffirait de demander l’aide de Muriel pour gagner l’ascenseur céleste du Dirty Donkey, car seul un membre du paradis peut actionner le bouton UP. Une fois là haut tout serait facile, il l’avait fait une fois déjà. Il trouverait Aziraphale. Ils crèveraient l’abcès. Mais son cœur en lambeaux et son cerveau en ébullition ne peuvent se résoudre à faire le premier pas. L’ange est parti, c’est à l’ange de revenir.
Et avec une putain de danse de l’excuse, s’il vous plaît !
He wrote : I'm broke, please send for me
But I am broken too. And spoken for, do not tempt me
Alors Crowley repart, seul au volant de sa Bentley bien-aimée. Il roule sans but dans la nuit de Londres, à peine attentif aux feux rouges qu’il fait verdir au dernier moment d’un claquement de doigts machinal, son attention tournée toute entière sur ce fiasco phénoménal. L’ange est parti, et lui est resté là. Des jours et des nuits, il roule.
He had to leave though I begged him to stay
Alpha du Centaure n’était même pas nécessaire. D’accord, c’est agréable à cette époque de l’année. Mais la librairie A.Z.Fell & Co aurait suffi à le contenter, pour peu qu’elle fût l’écrin douillet de leur bonheur futur. Son appartement sur Mayfair n’était pas envisageable, il l’aurait abandonné sans un regret. Trop épuré pour l’ange, il y manquait le joyeux capharnaüm de livres, de disques, et de tous les objets qu’Aziraphale affectionnait, signes d’un foyer plein de vie, du fauteuil élimé au bon vieux plaid en tartan, en passant par la lumière diffuse des lampes Tiffany qui égayaient le lieu. Il se serait contenté d’y apporter ses plantes, et sa sculpture « la lutte du Bien et du Mal » à laquelle il tenait beaucoup. Cette atmosphère de bois doucement poli par le temps, de pages maintes fois feuilletées, du vieux cuir des reliures luxueuses, baignant dans des parfums de thé, l’aurait rempli d’allégresse. Il était prêt à supplier à genoux, mais l’ange l’avait achevé d’un :
- Rien ne dure éternellement…
Begged him to stay in my cold wooden grip
Begged him to stay by the light of this ship
Il a envie de mettre de la distance entre Soho et lui, mais en même temps de retrouver un endroit qu’ils ont fréquenté ensemble, avec l’ange. Où aller ?
Forgive me, Hera, I cannot stay
He cut out my tongue, there is nothing to save
**********
J’ai pris le Shuttle ce matin. Direction la France. Ainsi je n’ai pas eu à me séparer de la Bentley. Je voulais vérifier : qu’est devenue la Bastille ? Mon Ange ! Dans quels sales draps tu t’étais fourré par pure gourmandise ! Des crêpes, sérieusement ? Qui t’avaient valu de te retrouver enchaîné dans une obscure cellule humide en attendant la lame fatale de la guillotine. Et quelle paperasse en perspective ! Ce souvenir m’arrache un sourire.
La Bastille n’est plus. C’est maintenant une vaste place, avec un immense monument au milieu.
Le soleil éclabousse les pavés. Je remets mes lunettes noires. A l’endroit où était bâtie la geôle, se dresse une magnifique colonne toute de marbre, de bronze et d’or. J’admire un long moment le fabuleux travail des humains. Mes yeux se lèvent et alors je le vois, tout là haut, perché à 50 mètres au dessus du sol : un ange revêtu d’or et le front étoilé, prêt à prendre son envol. Il a dans une main un flambeau, et dans l’autre une chaîne brisée. Quel clin d’œil que ces chaînes rompues à l’endroit même où j’ai défait les siennes, jadis ! Les minutes s’égrainent, et mon esprit à vif papillonne d’hypothèses folles en élucubrations insensées. Une image s’ébauche, que je chasse. Elle revient, insiste, se précise, s’entête. C’est si limpide tout à coup que mon cœur semble s’éparpiller aux quatre coins de la place. Bien sûr, cette étoile au front, c’est moi, le Starmaker.
(Soyons franc : des bribes d’orgueil me poussent parfois à croire que j’ai créé à moi seul les étoiles, les planètes, les nébuleuses. Soyons humble : j’ai collaboré étroitement avec l’équipe de conception, et mis la dernière main à l’ouvrage.)
Ce flambeau : la lumière, enfin, au bout du tunnel. Ces entraves rompues : les miennes, il suffit de le vouloir. À travers cette statue, Aziraphale m’appelle. Du fin fond des couloirs aseptisés et morts du Paradis, il m’appelle. Il faudrait être fou pour l’ignorer. Dieu est toujours là quelque part pour moi,
Elle m’entend malgré tout, malgré mes péchés, mes blasphèmes et ma chute.
Elle est peut-être dans mon camp finalement, qui sait ?
So holy light shines on the things you have done
Très vite, ma décision est prise. Retour à Londres, Soho, Whickber Street, la librairie, puis le Dirty Donkey. J’aurai ce courage, encore une fois. Muriel m’aidera.
Je vais le retrouver.
And that suits us well
That suits us well
That suits me well
Note : le titre est un album du même nom de Hubert Félix Thiéfaine en 2005