Onze ans d'écart

Chapitre 1 : Onze ans d'écart

Chapitre final

2317 mots, Catégorie: G

Dernière mise à jour 09/09/2024 11:04

Cette fanfiction participe au défi d'écriture : « La boucle temporelle » du forum fanfictions.fr (septembre/octobre 2024)




La fête battait son plein. Enfin c’est-à-dire que l’ange Aziraphale avait réussi bien involontairement à créer une émeute enfantine, suite à ses tours de magie minables, voire ratés. Les gamins se lançaient à la figure des portions de gâteau à la crème dans un brouhaha indigne de la famille d’un ambassadeur américain.

C’était l’anniversaire du fiston de la famille, le jeune Warlock Dowling, qui fêtait ses onze ans. Ses parents, Thaddeus et Harriet, avaient vu les choses en grand : gâteaux, boissons et confiseries à profusion, avec spectacle d’un magicien recommandé par un ami. Pour tout dire, Harriet s’était occupée de planifier la fête, Thaddeus se contentant d’allonger la monnaie, trop pris pas ses activités diplomatiques pour se préoccuper de la gestion du foyer.


Toujours est-il qu’Aziraphale et son comparse, le démon Crowley (présentement dans le groupe de serveurs en livrée debout derrière la table du goûter) attendaient avec crainte que 15h sonnent. C’était le moment où devait surgir le molosse infernal, cet énorme chien jailli des tréfonds de l’Enfer, que l’Antéchrist – à savoir le jeune Warlock – devait nommer pour obtenir ses pouvoirs et ainsi déclencher l’Apocalypse. Qu’allait-il choisir ? L’égorgeur nocturne ? Le massacreur infernal ? L’éventreur sanguinaire ?

Tandis qu’Aziraphale essuyait tant bien que mal la crème fouettée atterrie sur son visage, Crowley, sur des charbons ardents, guettait l’avancée des secondes au cadran de sa montre Devon dernier cri. À 15h exactement, des langues de fumée grise s’échappèrent du cadran, et le démon se retrouva aspiré à l’intérieur du temps dans sa propre montre.



La nuit est déjà bien entamée. La voiture de Crowley, autoradio à fond jouant « Bohemian Rapsody » de Queen, tout comme le compteur indiquant 65 miles/h sur les sinueuses routes de campagne, s’arrête devant un discret petit cimetière. Il descend du véhicule et se dirige d’une démarche ondulante vers ses collègues qui l’attendent depuis un bon moment, Hastur et Ligur, ducs des Enfers.

- Gloire à Satan ! salue Hastur.

- Gloire à Satan ! réplique Ligur.

- Salut les gars ! lance Crowley négligemment. Ch’uis désolé pour le retard mais…


À ces mots, il éprouve une sensation très inconfortable de déjà-vécu. Mêmes mots échangés, comme si cette entrevue n’était pas la première. Il a du mal cependant à en prévoir la suite. Son esprit est aussi embrouillé qu’une pelote de laine avec laquelle un chat viendrait de jouer toute la matinée. Il ignore que la paramnésie est une invention de son camp. Bien sûr, on a oublié le nom du génial inventeur de ce concept, qui provoque une grande confusion entre le passé, le présent et le futur. On l’attribue certains jours à Einstein, l’an dernier c’était Freud, la semaine prochaine ce sera peut-être Gutenberg…


Bref, il finit par accepter de prendre en charge le bébé Antéchrist dans son panier, puis de le déposer à la maternité du couvent St Beryl en lieu et place de celui d’Harriet Dowling.

Bien entendu, l’émoi est grand pour Crowley et le libraire Aziraphale, bien conscients que la fin du monde se produira dans onze ans s’ils restent les bras croisés. Ils finissent par œuvrer ensemble à la surveillance du bambin, se faisant passer l’un pour sa nourrice, l’autre pour le jardinier de la maison Dowling, et donnant le change en Enfer et au Paradis lorsqu’ils sont convoqués par leurs maisons-mères.


Six ans six jours et six heures avant l’Apocalypse, ils se retrouvent discrètement dans le bus de 14h50 sur la ligne 24 pour échanger leurs impressions.

- Le gamin est trop normal, semble regretter le démon.

L’ange, par contre, se veut rassurant :

- Excellent ! Ça fonctionne ! Les influences infernales et célestes s’équilibrent.

À 15h précises, un vortex prend naissance au cœur de la montre démoniaque, et aspire Crowley dans une spirale qui le ramène à la fête de Warlock.



Crowley, épuisé par ce va-et-vient temporel, aperçut Aziraphale qui le cherchait du regard. OK. Une fraction de seconde venait de s’écouler, pendant laquelle il s’était retrouvé à revivre cinq années du passé. Quoi de plus normal ?



Proserpine soupira. Les coudes sur le bureau, elle joignit les mains comme en prière, croisant les doigts, puis les remonta au-dessus de sa tête en les retournant paumes en l’air. Elle s’étira et fit craquer ses articulations. Une douleur sourde irradiait le bas de sa nuque et ses épaules. Trop de tension au-dessus du clavier, à chercher le mot juste, la bonne tournure de phrase, à remodeler un paragraphe ou préciser un point de vue, se relire, corriger une faute, peaufiner la mise en page, traquer les répétitions, vérifier un accent circonflexe, un tiret ou un pluriel bizarroïde…

Depuis qu’elle s’était lancée dans l’écriture de fanfictions sur cette divine série diabolique, son cerveau carburait à plein régime, de jour comme – hélas – de nuit...

Il lui fallait un café.


Pendant qu’elle remuait le sucre dans son mug orné de deux paires d’ailes, l’une noire, l’autre blanche, son esprit vagabondait à la recherche du mieux : changer un mot pour un autre, couper une phrase, la coller ailleurs, trouver le synonyme parfait.


Elle revint à son bureau, où l’écran affichait :

« La fête battait son plein. »

Quoi ? C’est tout ? Mais non voyons, elle en était plus loin, c’est sûr. Heureusement qu’elle avait pris soin d’enregistrer son texte. Elle cliqua sur son document LibreOffice :

« La fête battait son plein.

Texte du défi, "La boucle temporelle, un jour sans fin", 01/09/2024 : écrire une fanfiction de 1500 mots minimum où votre héros expérimente cette disruption du temps linéaire qui l’oblige à revivre les mêmes instants. Le propos de ces répétitions est d’amener le héros à considérer les choses autrement, à expérimenter pour comprendre, acquérir des connaissances, et trouver des solutions qui lui permettront de quitter la boucle. »


Bien bien bien. Elle avait sans doute fait une mauvaise manip’. Ses souvenirs encore tout frais lui firent revivre l’histoire qu’elle venait juste de débuter. Manifestement, elle avait ramené Crowley dans le passé, mais il n’avait nullement changé le cours des évènements. Ça n’allait pas.

Elle reprit son récit à un autre moment, pour voir.



L’ange et le démon, après leur fuite de cette maudite fête, se retrouvèrent dans la Bentley.

De l’autoradio s’éleva une voix, celle de Dagon, maître de la paperasse, qui venait aux nouvelles.

- Où en est le molosse infernal ? lui demanda Crowley.

- Il devrait être arrivé désormais. Pourquoi, il n’est pas là ? Il y a un problème ?

- Un problème ? Non non non, tout va bien, pourquoi ça n’irait pas ? Ah ! Ça y est, je le vois maintenant. Oui, il a l’air gentil cet… énorme chien maléfique, mentit le démon avec aplomb. OK, ravi de t'avoir parlé, à plus.

- Pas de chien, soupira Aziraphale.

- Pas de chien, acquiesça Crowley

- Pas le bon garçon !

- Pas le bon garçon…



Proserpine ne put s’empêcher de sourire : c’était un de ses (nombreux) dialogues favoris.



Au même moment, c’est par l’autoradio que le démon fut cette fois aspiré.


Il se retrouve devant le couvent St Beryl, claquant des doigts pour éteindre les phares de la Bentley, suite à la remarque d’un individu fumant sa pipe en faisant les cent pas devant l’entrée, ayant tout l’air d’un père qui attend l’heureux dénouement de la plantation de petite graine neuf mois auparavant. Crowley réalise que s’il est ramené ici et maintenant, c’est qu’un truc a dû dérailler dans les grandes largeurs la première fois. Prudent, il se renseigne auprès du presque papa :

- Salut ! Vous êtes bien l’ambassadeur américain ? Où ont-ils installé votre femme ?

- Ah non, aucunement, je suis un simple employé de bureau chez Lloyd’s, et accessoirement ma femme est en train d’accoucher dans la chambre 3. Les bonnes sœurs m’ont demandé de sortir. Elles disent que la présence des pères complique le processus, je ne vois pas bien en quoi mais bon, je ne vais pas les contrarier, elles savent ce qu’elles font j’imagine…


Par le nombril de Satan, ce n’est donc pas la femme de l’ambassadeur chambre 3 ! Crowley prend soudain conscience de la bévue initiale. Il laisse le malheureux à son attente anxieuse et franchit la porte.

La première personne qu’il croise se trouve être Sœur Marie Loquace, en route vers le cellier pour y quérir les biscuits au glaçage rose demandés par la Mère Supérieure.

- Bonjour, lui fait-il tout sourire derrière ses lunettes fumées. Pourriez-vous m’indiquer où se trouve l’épouse de l’ambassadeur américain ?

- Elle accouche dans la chambre 4, lui répond-elle aimablement.

- Dans ce cas, je vous confie ceci pour « l’échange » ajoute-t-il avec un clin d’œil en lui tendant le panier contenant l’Antéchrist.

La Sœur s’empare avec précaution du précieux fardeau, et après un coup d’œil ému au bébé démoniaque et une remarque attendrie sur ses « jolis petits petons » dépourvus de sabots, elle s’empresse de rejoindre la chambre de Me Dowling pour la permutation prévue.


A partir de cet instant, Aziraphale et lui commencent à surveiller le bon enfant, à servir de parrains au véritable Antéchrist, à lui chanter des berceuses diaboliques et lui inculquer le respect de toutes les créatures de l’univers, même les limaces (ou respecter les berceuses et chanter des chansons aux escargots, c’est selon).

Le jour où l’ange et le démon sont convoqués par leur patron respectif, ils n’ont aucun mal à affirmer les yeux dans les yeux, à l’Archange Gabriel comme au Prince Belzébuth, que tout se passe comme sur des roulettes, que le garçon subit l’influence de la Lumière (pour un camp) ou devient extraordinairement maléfique (pour l’autre), sans que l’équipe adverse ne se doute de quoi que ce soit.

Cependant, l’escalator qui ramène Crowley à la surface ne le dépose pas à l’endroit et au moment d’où il était parti, mais à la fête d’anniversaire du jeune Warlock.



- J’ai bien peur d’avoir été catastrophique, fit Aziraphale encore dégoulinant de crème, après des tours de prestidigitation aussi piteux que risibles.

- Sois pas ridicule, mon ange, grâce à toi cette fête restera dans les annales. De toute façon c’est la dernière à laquelle ils assistent, alors...

- Il est trop tard, gémit l’ange.

- Mais bien sûr que non, voyons ! Je te trouve bien pessimiste pour un envoyé du Paradis !


Dans un ensemble parfait, ils tournèrent alors leur regard vers l’orée de la forêt. Surgissant à vive allure, un gigantesque dogue allemand galopait vers le jardin des Dowling. Une athlétique bête féroce au poil ras, gris comme un ciel d’orage, les yeux rouges flamboyant de cruauté palpable, la gueule écumante ouverte sur une mâchoire terrifiante. Les muscles du fauve ondulaient sous la peau, on devinait sa puissance impressionnante. À vue d’œil il devait approcher le poids d’un veau.

Crowley n’était pas peu fier : il avait réussi à modifier le passé pour remettre le Grand Plan sur ses rails. Il espérait secrètement se voir récompensé pour cette prouesse.


« Que Ta volonté soit faite », murmura l’ange.

« Alea jacta est », pensa le démon, en voyant l’animal franchir le portail d’une foulée souple et puissante.



Proserpine se réveilla, la tête posée sur ses bras croisés devant le clavier. Combien de temps avait-elle dormi ? Cinq minutes ? Une heure ? Les volets ouverts laissaient passer une douce lumière d’après-midi en tout cas. L’écran, en veille depuis longtemps, reprit vie dès qu’elle remua la souris.

Elle y lut ces seuls mots :

« La fête battait son plein. »

C’était tout. Manifestement son ordinateur était à bout de souffle : il n’avait pas enregistré son texte. Elle jeta un coup d’œil à l’heure dans le coin de l’écran :

15:00h 07/09/2024

Bon sang ! Mais c’est impossible ! Elle se souvenait parfaitement d’avoir passé son dimanche sur l’écriture de son OS. Le dimanche 8 septembre.

Elle vérifia toutes les pendules et réveils de la maison, de même que son téléphone. Tous lui indiquaient la même chose...


Elle fit défiler la page. Tout en bas, elle lut avec épouvante :


« On ne joue pas impunément avec le Temps, Proserpine. »



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