42 lunes et 7 jours
Chapitre 1 : 42 lunes et 7 jours
2214 mots, Catégorie: G
Dernière mise à jour 13/08/2024 09:01
Cette fanfiction participe au jeu d'écriture : Mots-Clés « Frontière et Regrets » du forum fanfictions.fr (juillet/août 2024)
Le sablier du hall d'accueil était formel : 42 lunes et 7 jours exactement (¹), c'est le temps qui s'était écoulé depuis qu'Aziraphale, Principauté anciennement Gardien de la Porte Orientale du jardin d'Eden, s'était vu octroyer cette promotion d'Archange Suprême, obtenue à la sueur de son front - ou plus précisément à la vapeur d'un café.
Il n'avait guère tergiversé, étourdi par la caféine et l'espoir de changer le cours des évènements, d'œuvrer pour le Bien, d'infléchir le Plan Ineffable, de construire un monde meilleur. Foutaises. Ce marché de dupes le laissait dans un état d'hébétude qui, d'un côté, lui permettait d'accomplir les tâches qu'on lui affectait sans avoir besoin d'y réfléchir beaucoup, mais d'un autre, lui imprimait dans le cœur un sentiment permanent d'incomplétude.
Car ce qu'il avait sacrifié dans ce pacte illusoire n'était ni plus ni moins que son ami depuis plus de 6000 ans, son complice, son alter ego. Sa bouée, son flambeau, son phare. Son âme sœur. L'ex-ange désormais déchu, Crowley.
Je le savais bien, moi qui lis à livre ouvert dans les consciences, qu'elles soient humaines, angéliques ou démoniaques. Je ne suis pas Métatron pour rien. D'aucuns me nomment « la Voix de Dieu », je me considère plutôt comme son bras droit. Armé, ça va sans dire. Cela étant, je n'étais pas trop mécontent de ce que je lisais dans son âme. A aucun moment l'Archange n'avait remis sa destinée en question, persuadé qu'il était d'avoir fait le bon choix. Le cœur laminé, certes, mais le dévouement inébranlable. Droit dans ses bottes immaculées.
Ainsi passaient les jours et les semaines, Aziraphale plongé dans des dossiers du Grand Plan dont il examinait chaque ligne et chaque virgule, attentif et concentré, pour en tirer une synthèse assortie de quelque commentaire. Chaque page, avant de s'entasser sur la pile de feuillets, était soigneusement paraphée d'un magnifique A.Z.F. tout envoluté, élégamment tracé à la plume, en souvenir de sa librairie bien-aimée (je n'avais pas eu le cœur de lui arracher ça).
Omniscient que j'étais, je ne pouvais m'empêcher de songer, en visualisant sa signature, à cette catastrophe française à Toulouse, où une déflagration dans une usine d'ammoniaque – démoniaque ? était-ce une idée de chez nous ou de l'Enfer ? - avait fait 30 morts et des centaines de blessés dans les années 2000. Beyrouth avait connu ça aussi deux décennies plus tard. Un cœur d'ange peut-il exploser comme du nitrate d'ammonium, sous l'effet d'un choc ? Apparemment non. Pourtant, je le savais, pas une heure ne s'écoulait sans qu'il pense à Crowley, sa concentration au travail largement impuissante à en estomper le souvenir.
Nous étions fin octobre 2026.
- Votre Excellange ? l'interpellai-je un beau matin.
Il tourna vers moi un visage inexpressif au regard éteint, me faisant réaliser que je ne l'avais pas vu sourire depuis son arrivée dans ce bureau. Prompt à s'émerveiller, l'œil pétillant et la mine réjouie, c'est pourtant ainsi que je l'avais connu, autrefois, sur Terre. Il prit quelques secondes pour revenir de ses rêveries à la réalité.
- Mmoui ? répondit-il d'une voix atone.
- Je voulais juste savoir si tout avançait selon vos désirs, m'inquiétai-je après une longue hésitation.
Il ne prit pas la peine de répondre, déjà retourné à ses mélancolies.
Ce n'était pas la première fois que j'éprouvais une pointe de regret au souvenir de ce jour où, contraint et forcé par un trait de sirop d'amande dans un café au lait d'avoine, il m'avait suivi Là-Haut pour prendre la place de Gabriel-le-déserteur. Je dois même confesser qu'il m'était arrivé quelquefois, tourmenté par cette lancinante question « Est-ce que j'ai bien agi ou mal agi ? », de redescendre à Soho. Histoire de voir comment ça se passait là-bas. Muriel dans la librairie était le prétexte parfait.
De nombreux passages existent pour franchir la Frontière entre les mondes. J'avais emprunté ce jour-là le portail d'accès direct dont bénéficiait l'ambassade officielle qu'était la boutique A.Z. Fell & Co.
- Bonjour Muriel !
- Oh ! Bonjour Votre Grandeur !
- Tout va comme tu veux avec ces... livres ?
- Ça va, ça va. J'ai terminé le classement que Mr Jim avait commencé.
- C'est-à-dire ?
- Vous savez : les ranger d'après la première lettre de la première phrase...
- Mais c'est un chantier colossal ! Tu as dû y passer une éternité !
- C'est que... l'éternité, ça nous connaît, pas vrai ? dit-elle en souriant malicieusement. Et puis j'ai eu de l'aide... ajouta-t-elle en rougissant.
J'étais parfaitement informé qu'un jeune démon nommé Éric traînait de plus en plus souvent dans les parages. Officiellement chargé d'envoyer des rapports réguliers à l'Enfer concernant cette ambassade, il devenait de jour en jour un bibliophile éclairé, voire acharné. A moins que la libraire n'éveille bien davantage son intérêt que les ouvrages dont elle avait la garde. Je devais me méfier. Ange et démon en duo pouvaient se révéler redoutables, de part leurs pouvoirs conjugués. J'avais disloqué de justesse le couple Aziraphale Crowley, il ne fallait pas que je me laisse déborder par ces deux-là. Ils semblaient cependant bien inoffensifs, peut-être pourrais-je leur laisser une chance ?
Mais est-ce que fermer les yeux sur cette petite incartade angélique parviendrait jamais à compenser la blessure ineffable que j'avais causée aux deux précédents ? Il n'est pas bon de trop penser. Mon rôle se bornait à veiller à ce que le Grand Plan soit mené à bien. Et si Dieu m'avait doté du libre arbitre, il me fallait en user avec parcimonie, tant pour ma santé mentale que pour ma carrière. Quand même. Apporter son café quotidien à l'Archange Suprême, pour étouffer toute velléité de rébellion, me causait de jour en jour une sensation trouble d'amertume et de regret.
- Et, tu as des clients ? Tu vois du monde ? Des humains ? D'autres anges ? D'autres démons, hormis Éric ?
- Non, personne d'autre, Votre Grandeur. C'est très calme. Je range les livres, je regarde une tasse de thé tous les jours, je...
- Très bien, très bien, c'est parfait Muriel, dis-je pour abréger son bavardage. Alors à bientôt.
Je devais en avoir le cœur net. Apparemment, Crowley évitait de rôder autour de la boutique. Il fallait que j'espionne un peu ce Démon.
Ce jour de décembre, j'avais utilisé l'escalator de la Broadgate Tower, pour descendre à Londres. On préparait les fêtes, les illuminations de Noël animaient joyeusement les rues de la capitale de leurs couleurs féériques, réchauffant de façon illusoire l'atmosphère froide et humide de la ville en cette saison. Les humains semblaient y prendre du plaisir en tout cas. Ils déambulaient devant les vitrines, les bras le plus souvent chargés d'emplettes, les yeux brillants et le bonnet enfoncé profondément sur les oreilles.
Je cherchai Crowley.
Je le dénichai au « World's end », sur Camden High Street. Quand il n'essayait pas d'asphyxier sa douleur dans les vapeurs d'échappement et les kilomètres au volant de son infernal bolide, il tentait de la noyer au pub sous des litres de whisky. Une bouteille de Talisker aux trois quarts vide côtoyait le cadavre de sa petite sœur, devant lui. Les coudes sur la table, le menton dans les mains, je ne voyais pas ses yeux derrière les verres fumés de ses Valentino, mais j'aurais juré qu'il pleurait.
Bon Dieu (Seigneur, pardonnez-moi ce blasphème) ! Quel gâchis ! Ça ne pouvait plus durer. Si le Tout-Puissant avait un Plan, moi j'avais un cœur, et il se lézardait de jour en jour. Je ne laisserai pas les regrets et les remords m'étouffer plus longtemps. Impossible de rester éternellement les bras croisés devant ces deux-là qui se consumaient de chagrin à petit feu devant mes yeux. Immortels peut-être, mais décorporables sans doute. Ce n'était pas « Caféine-moi ou tue-moi », mais « caféine-moi ET tue-moi ».
Bien sûr que le choix était cornélien. Bien sûr que c'était un risque énorme de contrecarrer la volonté divine. Mais j'avais confiance : je parviendrai à m'en tirer d'une pirouette, d'une manigance, d'un petit tour de prestidigitation (il serait judicieux qu'Aziraphale me donne quelques leçons, tiens...). Au mieux, il faudrait me mettre en quête d'un nouvel Archange Suprême. Au pire, j'allais perdre ma place. Mais au moins, ce serait avec panache. Et puis quand bien même : « Aimez-vous les uns les autres », hein ? Moi je les aimais bien. Oui, même le Démon. Son affliction me l'avait rendu sympathique.
Ma décision était prise.
Première étape : arrêter le café.
Dans son bureau, l'Archange Suprême, toujours plus fantomatique, épluchait les dossiers à longueur de journée. Il était là mais pourtant ailleurs, concentré mais absent, obstiné mais fataliste. Pourtant, au fil des jours, il semblait se désintoxiquer du gobelet bleu quotidien. De temps à autre une furtive lueur espiègle passait dans ses yeux, une esquisse de sourire sur ses lèvres. Résigné de moins en moins, rétif de plus en plus. Il m'adressait parfois un regard perplexe, voire interrogateur. C'était en bonne voie.
Je mis à profit les mois suivants pour peaufiner mon Plan. Il fallait insuffler une lueur d'espoir au cœur de mes deux célestes. Que dis-je, une lueur ? Une torche, un halo. Tout devait être prêt pour le printemps.
Ce ne fut pas bien difficile de rassembler les informations nécessaires. Le principal problème était le nombre : d'après les statistiques, les populations de cet oiseau avaient chuté de 90% depuis les années 60. Autant dire qu'on avait affaire à un trésor inestimable, un petit bijou à protéger et à choyer du mieux possible, et il me fallait l'abriter d'un écrin précieux. Aucune précaution ne serait superflue.
C'est directement par l'ascenseur du « Dirty Donkey » que je franchis cette fois la Frontière, en ce mois d'avril 2027. Direction Berkeley Square. D'abord inspecter les environs : je devais m'assurer que tout était à disposition pour nicher. Brindilles, feuilles, tiges, racines, herbes, plumes, poils, j'en rajoutai un stock pour faire bonne mesure.
Deuxième étape, et non des moindres : les prédateurs. Autant les fouines et les blaireaux n'étaient pas à craindre, autant les renards pouvaient se montrer dangereux. Les quelques spécimens que j'avais visualisés se retrouvèrent illico en périphérie de la ville pour un bon moment. Il restait les chats. Redoutables félins, d'autant que le volatile ne nichait pas très haut. Ce fut un jeu d'enfant d'entourer le parc avec un mélange d'effluves de citron, ail, eucalyptus, lavande et poivre noir, à peine détectable par le nez humain mais fortement répulsif pour les matous. Concernant les rapaces, je créai rapidement un effet looming au dessus du parc, suffisant pour les effaroucher.
Dernière vérification : la nourriture. Insectes, vers et chenilles virent leur nombre augmenter d'un mouvement de doigts rapide. « Bien ! Je pense que tout est prêt ! » me dis-je en scrutant le parc sur 360 degrés. « Les couples peuvent rentrer de leur migration, et s'égosiller à qui mieux mieux. »
C'est avec le sentiment du devoir accompli, la fierté au cœur, le sourire aux lèvres et un poids en moins sur la poitrine que je m'éclipsai discrètement par l'ascenseur.
Ce 13 juin, Aziraphale avait enfin osé forcer le destin en posant le bout de l'index sur le globe terrestre du hall d'accueil, destination Londres. C'était enfantin, il suffisait de tendre la main – encore fallait-il le désirer. Avant d'aller voir Muriel à la librairie, il voulait saluer les canards de St James's Park, et découvrir la carte du Ritz (il ne dirait pas non à un excellent dîner, après cette longue abstinence). Il espérait secrètement, pour sa première évasion, apercevoir une Bentley dans les parages.
Crowley, quant à lui, était sorti de son appartement de Mayfair - qu'il n'occupait plus guère, mais dans lequel il passait régulièrement pour hurler sur ses plantes - et s'apprêtait à retrouver sa fidèle voiture pour une nouvelle échappée libératrice. L'espoir avait définitivement quitté son cerveau torturé.
Ils se retrouvèrent nez à nez dans une allée de Berkeley Square.
Tout autour d'eux, une multitude de rossignols chantaient à gorge déployée.
(¹) Clin d'œil à la chanson « 542 lunes et 7 jours environ », HF Thiéphaine