Nyctalopus Airline
Chapitre 1 : Nyctalopus Airline
1883 mots, Catégorie: T
Dernière mise à jour 25/05/2024 17:41
Cette fanfiction participe au défi d'écriture du forum Fanfictions.fr "Occupe-toi de tes oignons !" (juin 2019)
catégorie "2ème chance, anciens défis no limits"
Aziraphale avait quitté Edimbourg et le pub « The Resurrectionist » depuis quelques heures. Le retour vers Londres s’annonçait long et pénible : la nuit était compacte maintenant, et des méandres de brouillard traversaient la route à intervalles irréguliers, alanguis entre les silhouettes décharnées et vaguement inquiétantes des arbres en bordure.
Pour passer le temps et se réconforter, il avait demandé à cette chère Bentley un peu de musique « moderne », pas trop agressive pour son oreille de mélomane façonnée par le répertoire classique. Accommodante, la voiture lui avait proposé Moonlight Serenade , de Glen Miller. Mais pouvait-on réellement qualifier de « moderne » un titre contemporain des œuvres de Chostakovitch ? Quoi qu’il en soit, le conducteur en était satisfait, et apaisé.
I stand at your gate and the song that I sing is of moonlight
I stand and I wait for the touch of your hand in the June night
The roses are sighing a moonlight serenade
The stars are aglow and tonight how their light sets me dreaming
My love, do you know that your eyes are like stars brightly beaming?
I bring you and sing you a moonlight serenade
Il n’aurait jamais dû s’arrêter pour prendre cette auto-stoppeuse. A dire vrai, elle lui avait légèrement forcé la main en se plantant au beau milieu de la route, de nuit et par temps de brouillard. Une fois sa véritable identité révélée, l’ange se rendit compte qu’il était dans un sacré pétrin, se doutant bien que Shax ne se trouvait pas là par pur hasard.
- Où est Gabriel ? demanda-t-elle à brûle-pourpoint sitôt installée.
La voiture fit une embardée, et Aziraphale décida de jouer l’innocent, ce qu’il réussissait d’habitude à merveille :
- Je ne sais absolument pas de qui vous parlez.
- Tu sais très bien de qui je parle. L’archange Gabriel.
- Vous devez faire erreur sur la personne. Vraiment, je ne vois pas …
Shax resta silencieuse pendant un long moment. Les arbres défilaient sur le bas-côté, silhouettes indéfinissables noyées dans de larges langues de brume. Les phares étaient à peine suffisants.
- Il n’a toujours pas changé de voiture, n’est-ce pas ? Crowley je veux dire. Ce n’est qu’un vieux tas de ferraille maintenant. On fabrique des véhicules autrement plus sophistiqués de nos jours.
- Cette Bentley est tip-top, répondit l’ange, qui supportait mal que quiconque remette en question les choix du démon, qui plus est son actuelle remplaçante. D’ailleurs vous êtes assise dedans, à l’heure où je vous parle, non ?
- Ça va, ça va, du calme, susurra-t-elle, un sourire narquois sur ses lèvres vermillon. Tu n’aimes pas qu’on le critique, hein ?
Aziraphale observa un mutisme prudent, parce qu’il devait être attentif à la fois à la route et à ses réponses. Et aussi pour la raison que Shax avait, involontairement ou non, mis le doigt sur quelque chose que lui-même ne s’expliquait pas complètement. Elle rompit ce silence embarrassant :
- C’est lui qui cache Gabriel, j’en suis sûre.
Elle était terriblement péremptoire, le mettant de plus en plus mal à l’aise.
- Mais où voudriez-vous qu’il le cache ? couina-t-il désespérément.
- C’est à toi de me le dire. Sans doute dans TA librairie.
- Gabriel n’est pas avec Crowley, j’ignore où il est, lança-t-il du ton le plus convaincant qu’il put (et il se rendit compte en le disant que ça ne l’était guère …)
- Au fait, il habite où maintenant que je suis dans l’appartement de fonction ? Chez toi ?
- Certainement non, répondit l’ange avec précipitation. Dans sa voiture. Il vit dans sa voiture.
- Mouais, mais cette voiture est ici-même en cet instant, non ? Il squatte ta garçonnière, au dessus de tes précieux bouquins ? Ta chambre, peut-être ?
Aziraphale se sentit rougir jusqu’à la racine de ses cheveux. Il remercia intérieurement l’obscurité de venir masquer son désarroi.
- Je l’ignore, piaula-t-il en retour.
- D’ailleurs puisqu’on en parle, qu’est-ce que tu fais dans sa Bentley? Il a daigné te la prêter ? Tu étais où ? Pour faire quoi ?
Elle laissa l’ange interloqué face à la salve des questions. Il ouvrit la bouche pour répondre, mais se ravisa :
- Écoutez Madame … Shax. Où je vais et ce que je fais ne me semblent pas faire partie des domaines requérant votre intérêt.
Il était assez fier d’être parvenu à lui clouer le bec. La curiosité de la dame commençait à sérieusement entamer sa patience, pourtant remarquable. Le silence s’installa de nouveau, laissant Aziraphale dans la crainte diffuse d’un nouvel interrogatoire. Il tenta de tuer dans l’œuf toute nouvelle incursion dans sa vie privée d’un :
- Je ne vois vraiment pas où vous voulez en venir. Il suffit.
Un sourire s’esquissa sur l’angélique visage. Plus serein, il commençait à se demander quand elle daignerait le laisser en paix et dégager de sa voiture. Enfin, notre voiture, rectifia-t-il en songeant à Crowley aux prises avec un Jim qu’il détestait et des plantes qu’il … eh bien ... menaçait à longueur de journée. Son sourire se figea lorsqu’elle revint à l’attaque :
- Tu ne pourras pas me mentir éternellement. On m’a rapporté qu’une autre personne se trouvait dans ta boutique. Si c’est pas Gabriel, alors qui ?
- J’ai un … hem … stagiaire. Assistant. Un assistant-libraire en fait. Et puis cela ne vous regarde aucunement, lâcha-t-il, fâché d’avoir encore une fois cédé à la curiosité de son encombrante passagère.
Le silence qui suivit était pesant et lourd comme de l’encre. Shax opta pour un nouvel angle d’attaque :
- On m’avait informée que tous les deux vous formiez un … duo. J’ai refusé de le croire, à l’époque. Mais je commence à soupçonner qu’il y a peut-être un fond de vérité là-dessous.
- Un duo ?
- Oui, un tandem, une équipe de deux. Des complices, alliés, partenaires, amis, appelle ça comme tu voudras.
- Jamais de la vie, s’offusqua le conducteur dans une nouvelle embardée du véhicule. Les anges et les démons sont ennemis héréditaires, vous le savez tout aussi bien que moi.
- Tu dois avoir raison. Ça m’étonnerait qu’il envisage de risquer la destruction pour toi. Tu n’es décidément pas son type.
L’ange ne put réfréner un haussement de sourcil assorti d’une fugace grimace de déception. Touché.
- Tu vas au devant de sévères ennuis, lui asséna la nouvelle patronne locale de l’enfer. Tu dois le savoir, je suppose. Tu es intelligent. Comment quelqu’un d’aussi intelligent peut-il être aussi stupide ? Nous trouverons Gabriel. Nous prouverons que vous êtes, Crowley et toi, complices de sa fuite et que vous le cachez, tous les deux. Une armée de damnés se prépare en ce moment-même à remonter des enfers et envahir Soho, et ta librairie. Tu ne t’en tireras pas à si bon compte.
Aziraphale frissonna. C’était une menace, et même pas voilée. L’inquiétude lamina son cœur. Pour l’archange amnésique, qui était venu le trouver en toute naïveté et en toute confiance, et à qui il avait promis assistance et protection. Mais surtout pour son démon. Jamais il ne supporterait qu’il lui arrive quoi que ce soit de fâcheux ou de blessant.
Il prit une grande inspiration, et fit appel à toute sa volonté pour retrouver le maximum de calme et d’aplomb.
- Vous ne me faites pas peur, Shax, répliqua-t-il froidement. J’en ai par-dessus l’auréole de vos questions inquisitrices. De quel droit vous mêlez-vous de ma vie privée ? Je n’ai aucun compte à vous rendre. Je mène mon existence comme bon me semble. Et Crowley aussi, d’ailleurs. Quant à vos menaces, sachez qu’elles glissent sur moi comme … de l’eau sur les plumes d’un canard !
Il s’étonnait lui-même. Non qu’il craignait pour sa vie, manifestement (quoique s’il pouvait s’épargner de la paperasse, hein !), mais il ne supportait pas l’idée que l’on puisse songer à vouloir toucher un seul cheveu des personnes qui comptaient sur lui. Ou pour lui.
- Vous ne me connaissez pas. Vous ne savez pas de quoi je suis capable, gronda-t-il pour l’achever.
Sans même s’en rendre compte, il avait commencé à parler plus fort, et sa voix s’enfonçait dans les graves.
Sa passagère dut le ressentir, qui bredouilla :
- Vous pouvez me laisser ici.
- Au beau milieu de nulle part. En effet, cela vous convient admirablement.
Il pila sur le bord de la route. Shax descendit, drapée dans le peu de dignité qui lui restait, en lui lançant :
- On ssssse retrouvera, l’Angelot !
Aziraphale put enfin reprendre conscience de sa pleine capacité pulmonaire en inspirant et expirant profondément pendant plusieurs minutes. Une fois tout à fait calme et serein, il remit en route l’autoradio qui avait cessé de diffuser depuis belle lurette. La chanson reprit, comme si de rien n’était :
Let us stray till break of day in love’s valley of dreams
Just you and I, a summer sky, a heavenly breeze kissing the trees
So don’t let me wait, come to me tenderly in the June night
I stand at your gate and I sing you a song in the moonlight
A love song, my darling, a moonlight serenade *
Arrivé à Soho, au matin, l’ange gara le voiture prudemment, et en sortit dès qu’il aperçut Crowley arriver vers lui, les bras chargés de cartons remplis de plantes, qui lui demanda :
- Alors, ce voyage, mon Ange ?
- Oh ! Tickety-boo, mon cher. J’ai juste eu la malchance de tomber sur une auto-stoppeuse quelque peu envahissante.
Et, pour répondre au haussement de sourcil interrogateur du démon, il ajouta avec un clin d’œil :
- Je l’ai renvoyée dans les cornes en lui conseillant de s’occuper de ses grognons !
* Moonlight serenade Glen Miller
NDA : le titre de cette fic est un hommage à l'œuvre d'Hubert-Félix Thiéfaine