De jolis petits petons

Chapitre 1 : De jolis petits petons

Chapitre final

1967 mots, Catégorie: K+

Dernière mise à jour 11/05/2024 18:11

Cette fanfiction participe au Défi d’écriture du forum Fanfictions.fr : Mamma Mia ! (mai – juin 2024)




Il existe en Enfer un jeu qui s'appelle « les chaises musicales diaboliques ». Suite à la défection lamentable de Belzébuth, partie roucouler sur Alpha du Centaure avec l'amour de sa vie du moment, son poste fut pourvu par Shax-aux-dents-longues, dont la fonction de représentant plénipotentiaire du Royaume des Ténèbres pour l'Angleterre revint à Éric. Non qu'il fût plus méchant qu'un autre, simplement il possédait une endurance remarquable à la décorporation, inégalée parmi ses congénères. Le moindre accident ne le terrassait que quelques secondes avant qu'il se rematérialise, frais comme un gardon. Du coup, il avait également hérité du fameux appartement sur Mayfair, dont Shax n'avait plus l'utilité, et que Crowley ne viendrait sûrement plus réclamer, parti comme il était au volant de sa fidèle Bentley, noyant son amertume dans le Talisker et les kilomètres.


Il y avait maintenant un peu plus de neuf mois que Muriel, anciennement Scribe Enregistreur de 37ème rang au Paradis, prenait soin de la librairie d'Aziraphale, promu Archange Suprême en lieu et place de Gabriel-le-déserteur, parti batifoler avec Belzébuth. Comme quoi rien ne se perd, tout se recycle, et les « chaises musicales» existent aussi en version paradisiaque.

Éric se plaisait bien sur terre, particulièrement à Londres, dans cette rue de Soho qu'il arpentait régulièrement. La raison officielle de ces flâneries était les rapports qu'il était tenu d'envoyer régulièrement En Bas, la librairie A.Z. Fell demeurant une ambassade officielle du Paradis. La raison officieuse tenait davantage d'une inclination nouvellement découverte pour les livres humains. Plus précisément pour la nouvelle libraire. Cette attirance entre eux deux était largement partagée. Elle le trouvait charmant, amusant, prévenant, bref adorable. Il la trouvait délicieusement candide, enthousiaste, d'humeur égale, bref merveilleuse. Elle n'avait pas côtoyé grand-monde dans son ancien job, encore moins des démons. Il était relégué aux tâches solitaires dans son emploi précédent, et avait rarement croisé des anges. Bref, ils se découvraient jour après jour, et Éric passait de longs moments en sa compagnie dans la librairie, à bavarder, feuilleter d'anciennes éditions de Jane Austen ou regarder une tasse de thé.


Le premier jour de septembre, un grand bouleversement devait se produire dans la routine bien huilée de son existence. Muriel découvrit sur le pas de la porte, le matin en allant ouvrir la librairie, une petite chose enveloppée dans un linge blanc, posée sur une couverture pliée. Elle se pencha pour découvrir de quoi s’il s’agissait. Elle avait vu un truc ressemblant dans la vitrine de « La Poule à Pois », la boutique de jouets un peu plus loin dans la rue, alors qu’ils se promenaient avec Éric. « Ça s’appelle une poupée » lui avait-il affirmé.

Il y en avait plusieurs dans la devanture du magasin : certaines couchées, aux yeux clos, d’autres assises ou debout, les yeux grands ouverts. Elle prit donc le petit paquet dans ses mains avec appréhension. La tête bascula en arrière, qu’elle retint de sa paume dans un réflexe ancestral. Même en position verticale, cette poupée n’ouvrit pas les yeux mais plutôt la bouche, d’où s’échappa avec vigueur un concert de cris aigus mécontents. L’ange, affolée et ne sachant que faire, se précipita en face, au "Give Me Coffee ou Give Me Death" que tenait Nina, secondée par Maggie.

Nina préparait le meilleur café de Soho. Elle et la disquaire s’étaient beaucoup rapprochées ces derniers temps, et Maggie, faute de clients, n’ouvrait plus sa boutique que trois après-midis par semaine. La majeure partie de son nouveau travail consistait à aider au service et à l’approvisionnement, ainsi qu’à la confection de pâtisseries pour la clientèle (sa spécialité était les eccles cakes, qu’elle réussissait divinement).


Muriel débarqua donc paniquée dans le café avec son précieux fardeau, à la stupéfaction de Nina et Maggie occupées à nettoyer les tables.

- Regardez ! souffla l’ange.

- Mais c’est un bébé ! Et il n’a que quelques jours on dirait ! D’où il sort ?

- C’était devant la porte, gémit Muriel au bord des larmes.

Le petit être avait enfin ouvert les yeux, lové au creux des bras qui le tenaient fermement cette fois. Il avait repris sa partition de cris et de pleurs.

- Alors ça, ce n’est pas banal, déclara Nina. Mais il faut le nourrir, il a faim, c’est pour ça qu’il hurle !

- Le nourrir ? Oui bien sûr ! Nous n’auriez pas un gâteau en trop ?

- Nan, répondit Maggie. Il lui faut du lait. Je file à la pharmacie acheter du lait en poudre, un biberon et des tétines. Et Mrs Brown aura sans doute gardé un chauffe-biberon de ses enfants, je vais lui demander. Ne t’inquiète pas, je vais te montrer, assura-t-elle avec conviction.


En effet, elle était de retour un quart d’heure plus tard, avec le matériel promis. Elle prépara un biberon sous le regard attentif de l’ange, décomptant à haute voix les mesures de poudre, puis le plaça dans le chauffe-biberon avec un fond d’eau, qu’elle brancha.

- Et voilà ! Deux minutes de chauffe, c’est suffisant.

Muriel lui confia alors le « bébé » qui se mit à téter goulûment et vida le contenu en un rien de temps. Un genre de sourire éclaira son visage, et il referma les yeux, tout à son bien-être immédiat.

- Une bonne chose de faite ! déclara Muriel, soulagée.

- Comment ça ? intervint Nina. Il faudra recommencer toutes les trois heures !

- Hein ? L’affolement se lisait sur le visage de l’ange. Mais je ne vais plus avoir une minute à moi !

- C’est ça un bébé … c’est réglé comme du papier à musique, glissa Maggie dans un sourire d’envie.

- Et il doit être confortablement installé pour dormir. Il lui faudrait un moïse.

- Qu’est-ce que tu me chantes ? s’écria Muriel. Qu’est ce que le Prophète vient faire là dedans ?

- Un moïse, c’est une sorte de couffin. Un grand panier, comme un berceau. Écoute, on va commencer une liste de choses à demander à Mrs Brown.

- Rhô, c’est qu’il faut penser à tout un tas de trucs quand on a un … bébé ? C’est comme ça que ça s’appelle ?

- Tout à fait, reprit Maggie. C’est un bébé. Un humain, en miniature. C’est ainsi que les femmes et les hommes viennent au monde, sur Terre … D’ailleurs, il faut songer à lui donner un prénom. C’est un garçon ou une fille ?

- Un garçon, affirma Nina après vérification.

Toutes trois se dirigèrent vers le grand calendrier mural du café.

- Premier septembre. Ce sera Joshua.

- Rentre à la librairie avec Joshua maintenant. Il faut qu’il s’habitue à son nouvel environnement, conseilla Maggie. On verra le pourquoi de sa présence plus tard, il faut parer au plus pressé. Reviens tout à l’heure, et note toutes les questions que tu te poses.


De retour chez elle, Muriel était à mi-chemin entre l’appréhension et la félicité, un mélange de sentiments qui lui était parfaitement inconnu jusqu’alors. « Je vais m’habituer. Ça va aller » tenta-t-elle de se rassurer.

Lorsque Éric apparut sur le seuil un moment plus tard, elle berçait tendrement Joshua au creux de ses bras.

- C’est un bébé ! C’est un humain miniature, pas une poupée ! Il s’appelle Joshua, et il faut le nourrir toutes les trois heures environ. Et Mrs Brown va parler au Prophète pour moi. Je veux dire … elle va me prêter un couffin pour le coucher, claironna-t-elle fièrement.

- Par la queue de Satan, mais c’est minuscule ! Et ça sent pas la rose !

Il était pourtant habitué aux puanteurs de l’enfer. Il s’approcha du bébé, soulevant les langes qui l’entouraient.

- Cette créature semble en effet dotée d’un système digestif humain, énonça-t-il doctement. Il faut le nettoyer.

- Pff ! Encore un problème à gérer … Tiens, prends-le, je vais demander conseil aux copines, dit-elle en lui mettant d’office le bébé dans les bras pour courir au café, le laissant comme une poule qui a trouvé un couteau.


Elle revint quelques minutes plus tard, accompagnée de Maggie portant un couffin en osier et un sac de couches acheté en route à la pharmacie. Celle-ci posa l’enfant sur l’antique fauteuil d’Aziraphale, le démaillota, le nettoya et l’enveloppa d’une couche. Muriel observait chaque étape pour réitérer l’opération.

- Il a vraiment de jolis petits petons, remarqua Éric dans un murmure.

- Tu devrais te commander « Les vrais besoins de votre bébé ». C’est écrit par un docteur. Il y a là-dedans tout ce qu’il faut savoir. Tu as bien des listes de fournisseurs, pour ta librairie ? Pour demain, je pense que j’aurai une table à langer, c’est plus pratique que le fauteuil. Une baignoire de bébé est superflue, une grande bassine suffira.

- Pour quoi faire ? demanda ingénument l’ange.

- Eh bien, un bain est nécessaire trois fois par semaine à peu près.

- Tu t’y connais drôlement en bébés dis donc ! ajouta Muriel avec admiration.

- J’ai eu beaucoup de petits frères … répondit Maggie dans un sourire.


L’ange et le démon se retrouvèrent seuls avec Joshua. Il allait être l’heure du biberon.

- Je m’en occupe ! décida Éric. Je vais moi aussi prendre soin de ce bébé !

- 90ml d’eau et 3 mesures de lait, récita Muriel.

Il brancha le chauffe biberon, et de la prise électrique jaillirent des étincelles qui firent sauter les plombs et provoquèrent sa décorporation inopinée.

- Bon, ben il aura son lait à température ambiante du coup …

Quelques instants suffirent au démon pour retrouver son enveloppe corporelle. Le temps nécessaire à Joshua pour vider ce nouveau biberon.


- Pourquoi as-tu choisi ce prénom ? demanda le démon.

- C’est la fête du jour, répondit l’ange.

Muriel savait, en outre, que ça signifiait « Dieu sauve ». Et même si elle ignorait totalement d’où provenait ce bébé, elle soupçonnait qu’Elle n’était pas étrangère à l'affaire, elle en aurait mis sa main au feu.

Par contre, ce qu’elle ne vit pas, ce fut, au cours de la nuit qui suivit - entrecoupée de réveils en fanfare, de biberons et de changes - une silhouette furtive ceinte d’un halo lumineux, passant et repassant devant sa librairie.

Rassuré, constatant que l’ancienne Scribe de 37ème rang - pour qui il avait beaucoup d’affection - avait décidément plusieurs cordes à son arc et saurait faire face, il s’éloigna vers l’ascenseur, un sourire angélique aux lèvres ...



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