La malédiction du bourbon
Chapitre 1 : La malédiction du bourbon
2667 mots, Catégorie: T
Dernière mise à jour 28/03/2024 14:54
Cette fanfiction participe aux Défis d’écriture du forum Fanfictions .fr : univers alternatif la Belle et la Bête (juin 2018).
Anciens défis no limits
Leurs hiérarchies n’avaient que moyennement goûté l’intervention de l’ange et du démon, qui s’était soldée par le pitoyable échec de l’Apocalypse. Tous deux avaient été convoqués dans l’heure au Siège Social par Gabriel d’une part et Belzébuth de l’autre.
- Aziraphale, tu me déçois énormément, grinça l’Archange Suprême. Dois-je lister tous tes manquements depuis que tu as jugé bon d’offrir l’épée de feu aux humains ? Dois-je évoquer tes accointances avec l’ennemi, ton mensonge originel dans l’affaire Job, ta reddition sans résistance devant la tentation de gourmandise, l’offrande d’eau bénite à ton camarade de jeu ? Et j’en oublie sûrement !
Aziraphale, penaud, regardait sans mot dire le bout de ses chaussures. Conscient des ses torts, il laissait passer l’orage.
- C’était une opération minutieusement programmée, requérant une logistique pointue (je te passe l’invocation des quatre Cavaliers, et tout à l’avenant) qui devait nous assurer une victoire incontestable. C’est bien sûr à recommencer. Bravo et merci. Qu’as-tu à dire pour ta défense ?
L’ange coupable sentait bien que se justifier ne ferait qu’aggraver son cas. Aussi il ne dit mot.
- Toute l’équipe est déjà sur le pont pour remettre en route Le Grand Plan. Il est hors de question que tu le compromettes à nouveau. Aussi, j’ai décidé de t’envoyer loin de Londres. Un séjour à la campagne te ramènera peut-être à une conduite plus raisonnable. Ce sera à Birstall, dans le West Yorkshire. Je t’ai déjà réservé une chambre en Airbnb. Tu y resteras jusqu’à l’accomplissement du programme.
Aziraphale osa enfin lever les yeux sur Gabriel, le regard empli de gratitude et n’osant espérer qu’il s’en tirait à si bon compte.
- Ce n’est pas tout, gronda l’Archange. Il me faut parer à toute éventualité. Aussi, jusqu’au bout de notre projet, tu seras privé de miracles. Et à la prochaine bévue, tu te retrouveras déchu.
Le malheureux ange en resta bouche bée. La sentence était rude.
Moins dure cependant que ce qui attendait le démon …
- Crowley, mon étoile, ironisa Belzébuth perchée sur son trône encorné, tu m’en as fait de belles avec ton pote à plumes. Cette guerre devait avoir lieu, et nous l’aurions gagnée, cela va de soit. Tout est à recommencer. Et on n’a pas l’éternité devant nous.
- Ngk … Et bien si, en fait …
- SILENCE ! C’était façon de parler.
Le Prince des Enfers fit mine de réfléchir. Pour se donner une contenance, le démon réajusta ses lunettes noires sur son nez, sachant parfaitement que Belzébuth avait déjà peaufiné les tortures qu’elle s’apprêtait à lui infliger. Il attendit sans plus dire un mot.
- Ta manœuvre scandaleuse pour sauver l’humanité m’a diablement contrariée. Aussi ta punition sera à la hauteur de mon courroux. Tu resteras confiné dans un château jusqu’à notre victoire lors de la prochaine offensive. Ce sera Oakwell Hall, près de Birstall.
« Jusque là, je m’en tire bien », pensa Crowley plein d’espoir, même s’il n’avait pas la moindre idée concernant le lieu choisi.
- Je n’ai pas terminé, rugit Belzébuth. Ton apparence deviendra monstrueuse. Tu te souviens de la face que tu as montrée à ce malheureux joueur de paintball à Tadfield Manor ? ajouta-t-elle avec un sourire sardonique. Et bien ce sera ton nouveau visage.
Le démon se souvenait parfaitement de l’incident. L’employé de la United Worldwide s’était évanoui devant cette apparition : une tête de dinosaure, couverte d’écailles luisantes, des yeux fauves qui semblaient en feu, une langue écumante rouge vermillon au milieu d’une mâchoire géante aux dents aiguisées, parmi lesquelles des canines pareilles à celles de l’antique tigre à dents de sabre … Proprement terrifiant !
- Le seul moyen de mettre un terme à cette malédiction sera d’aimer sincèrement quelqu’un, et t’en faire aimer en retour. Tu auras, pour atteindre cet objectif, le temps que durera ceci, ajouta-t-elle en posant une bouteille devant lui. Mais je ne vais pas te faciliter la tâche : tu conserveras tes aptitudes aux miracles, sauf pour le sortilège bien évidemment, et pour l’alcool. Pas question de dessoûler directement dans le flacon d’origine, conclut-t-elle, une expression cruelle sur le visage.
Crowley regarda la bouteille : du bourbon Four Roses. Tant mieux, ce n’était pas son poison favori : il carburait au Talisker. Ce breuvage devrait donc lui faire de l’usage un bon moment …
Dans sa chambre d’hôte de Birstall, Aziraphale trouvait le temps long. Il y avait bien quelques livres sur une étagère, mais il y a beau temps qu’ils les avait tous terminés, et il s’était résolu à prendre une adhésion à la bibliothèque, bien qu’hésitant à manipuler des ouvrages ne lui appartenant pas. Il prenait la plupart de ses repas au « Horse and Jockey », qui proposait une nourriture des plus convenables, ou bien il préparait son déjeuner dans la kitchenette réservée aux locataires. La petite ville n’avait plus de secret pour lui, tant il l’avait arpentée. Il pensait à Crowley, de temps à autre, avec plus de nostalgie qu’il ne l’aurait voulu. Il regrettait leurs trop rares moments de complicité, et s’interrogeait sur le destin que lui avait réservé l’Enfer.
Perdu au milieu du château d’Oakwell Hall, Crowley ruminait sa colère, qu’il avait tenté d’évacuer à son arrivée en massacrant tous les miroirs, ainsi que force bibelots et tableaux de maîtres. Sans grand résultat. Le parc ne l’intéressait nullement, et seules des siestes interminables parvenaient à faire s’écouler le temps un peu plus vite. Il se nourrissait de peu, miraculant quand la faim se faisait sentir un morceau de côte de bœuf ou une assiette d’eccles-cakes, non sans mélancolie au souvenir de ces mets jadis partagés avec Aziraphale, ponctuant son repas avec un « Triple-Six » ou une gorgée de bourbon. Il s’ennuyait ferme, et ne voyait guère d’issue à son problème. Pendant ce temps, le niveau de la bouteille baissait dangereusement (la rose rouge dupliquée sur l’étiquette attirant trop souvent son œil), et il ignorait totalement ce qu’il était advenu de son ange adoré.
Or il advint qu’au printemps devait avoir lieu un salon littéraire réputé, au White Rose Shopping Center dans la banlieue de Leeds. On annonçait la présence d’un écrivain très en vogue, dont Aziraphale avait lu un recueil de nouvelles, un certain Neil Gaiman, qui dédicacerait ses ouvrages. C’est tout juste si l’ange ne sauta pas littéralement de joie ! Trop heureux de se plonger dans un océan de livres, et pressentant une divine occupation qui le sortirait de sa torpeur quotidienne, il consulta une carte. Dix kilomètres à pied, il lui faudrait partir très tôt le matin. C’était largement réalisable dans la journée. Ce serait dimanche prochain. Trois jours d’attente impatiente …
Le jour dit, il se prépara avec effervescence, puis se mit en chemin. Il arriva sur place vers 10h du matin. Un immense étendard flottait au dessus du bâtiment, orné de la rose blanche du Yorkshire. Toute une journée de délices l’attendait ! Seulement voilà, tout à son plaisir de découvertes littéraires, il ne vit pas le temps passer, d’autant que les files d’attente était longues pour les différentes dédicaces, qu’il n’aurait manquées pour rien au monde. Si bien que la nuit commençait à tomber lorsqu’il prit le chemin du retour. Les premiers kilomètres se déroulèrent sans encombre, mais la nuit s’épaississait et il arrivait dans la campagne. Les petites routes se ressemblaient toutes, si bien qu’il finit par se perdre. Ses pas le menèrent aux portes d’un manoir. Hésitant, il s’engagea sur le chemin d’accès, mais ne vit aucune lumière indiquant une présence : la bâtisse semblait déserte. Il décida de s’y reposer avant de repartir le lendemain matin.
Crowley avait senti qu’on approchait. Il percevait une odeur d’eau de Cologne qu’il aurait reconnue entre mille, un mélange d’herbes aromatiques et d’agrumes rehaussé d’une touche d’épices. Le genre à lui essorer le cœur pour le réduire à l’état de chamallow … Ledit cœur eut bien du mal à continuer de battre normalement, Crowley était sur des charbons ardents et, bien que démon, ce n’était pas un état confortable. Il décida de rester caché le temps de réfléchir à la suite. Il eut tout de même la présence d’esprit de miraculer un festin sur la grande table de la salle d’apparat, prévoyant gibiers et viandes rôties en abondance, ainsi que des corbeilles de fruits et un grand saladier de custard. A peine une théière était-elle disposée sur la table que l’ange poussait la porte. Très étonné par l’opulence de nourriture, Aziraphale se surprit à saliver et réalisa qu’il n’avait rien mangé depuis le petit-déjeuner. Aussi se laissa-t-il, une fois encore, tenter … Puis, fatigué de sa journée harassante, et comme il n’avait encore croisé personne, il s’enhardit à parcourir le couloir principal. Une porte sur laquelle était inscrit « appartement de l’ange » attira son attention. Il l’ouvrit et fut émerveillée par la grande bibliothèque et le lit confortable qui semblait lui tendre ses draps. Épuisé, il se coucha tout habillé et s’endormit sur le champ.
Au matin, alors qu’Aziraphale, reposé et serein, sortait de la chambre, une monstrueuse créature surgit de nulle part.
- Oh ! sursauta l’ange. J’espère que vous me pardonnerez mon intrusion, mais je me suis perdu hier soir sur le chemin de Birstall, voyez-vous. Je me suis permis de reprendre des forces (le dîner était succulent, merci beaucoup) et du repos avant de repartir à la lumière du jour. Je serais navré d’avoir abusé de votre hospitalité, cependant. Êtes-vous le maître des lieux ? Quel est votre nom ? Le mien est Aziraphale.
L’autre grommela une réponse inintelligible, dans laquelle l’ange crut discerner quelque chose comme « Bête »
- Enchanté, la Bête. Votre manoir semble vraiment magnifique, il me tarde de l’admirer de jour, ainsi que le parc qui l’entoure.
Le monstre resta stupéfait que l’autre n’ait pas pris ses jambes à son cou en le voyant.
C’est un fait qu’Aziraphale n’était guère surpris par l’apparence de cette créature. Après tout, il en avait vu d’autres au cours de sa longue carrière.
Après un copieux petit-déjeuner, ils déambulèrent longuement dans les allées, longeant les massifs de fleurs, les arbres majestueux et les roses parfumées. L’ange s’extasiait devant la végétation printanière, les statues disséminées sur leur chemin, babillant sans cesse, les yeux comme des soucoupes après ses longues journées solitaires dans sa chambre d’hôte. La Bête ponctuait ses exclamations de moult grognements. S’exprimer de façon intelligible n’était guère aisé avec une gueule comme la sienne.
Ils rentrèrent paresseusement au manoir, et le propriétaire des lieux fit comprendre à son hôte, plus des mains que de la voix, et avec une jolie révérence, qu’il souhaitait prolonger cette agréable compagnie. Aziraphale accepta avec un sourire qui illumina son visage et fit fondre ce qui restait du cœur de Crowley. Après le repas, le monstre s’octroya une large rasade de bourbon suivie d’une sieste pour réfléchir (le sommeil porte conseil en général) pendant que l’ange inspectait la bibliothèque.
Et c’est tout naturellement qu’ils en vinrent à passer ensemble les jours qui suivirent, occupés par de longues promenades ensemble ainsi que des lectures pour l’un et des siestes pour l’autre. Aziraphale se disait que la Bête n’était peut-être pas si horrible qu’elle en avait l’air, pour le recevoir ainsi comme un prince. Il était sûrement, tout au fond de lui, ne serait-ce qu’un peu, quelqu’un de bien. C’était un être sensible et cultivé, au vu des volumes remplissant les étagères, et qui prenait grand soin de son hôte. Et il commençait à faire abstraction de sa repoussante apparence, tout en appréciant de jour en jour sa gentillesse et sa générosité. N’avait-il pas jadis connu des anges, dont un Suprême, bien plus beaux mais plus méchants que lui ?
Un mois s’écoula, tranquille, fait de moments partagés et d’autres solitaires, car jamais la Bête ne s’imposait quand Aziraphale avait besoin d’intimité et de tranquillité avec ses chers livres.
Un soir de juin, Crowley prit une décision. Il allait tenter son va-tout. Il sortit de son armoire, bien enveloppé dans un linge, un gros volume relié de cuir, vieux de plusieurs siècles mais en parfait état de conservation. Il allait l’offrir à l’ange au dîner. Pour se donner du courage, il vida la bouteille de Four Roses, puis miracula quatre douzaines d’huîtres …
À l’heure du repas, la Bête apparut à la grande table, les mains derrière le dos qui tenaient son précieux cadeau. Aziraphale venait d’entrer, et ses yeux brillaient déjà de gourmandise à la vue des plateaux d’huîtres, quand son hôte lui tendit timidement un gros volume relié plein cuir vert émeraude aux caractères dorés sur la couverture. « Non, pensa l’ange, se pourrait-il que ce soit … ce n’est pas possible ! » Il s’agissait bel et bien des « Belles et Bonnes Prophéties d’Agnès Barge, Sorcière » Mais par quel miracle ? Aziraphale était toujours pétrifié, bouche bée, réalisant qu’au fond de lui il aimait cette créature, certes difforme, mais si généreuse et bienveillante, lorsque la Bête s’écroula sur le sol, sans connaissance. Il se précipita sur le corps inerte, lui tapota les joues, caressa d’une main affectueuse les écailles froides qui couvraient sa tête, l’appela doucement, sans résultat. Alors il se pencha et posa tendrement ses lèvres sur cette bouche hideuse, qui se révéla étonnamment douce et chaude au contact.
L’évanoui reprit conscience : il n’était plus le même.
- Mon ange … murmura-t-il en plongeant dans les yeux d’agate bleue qui le fixaient avec soulagement et bonheur mêlés.
- Crowley … répondit l’autre, le regard perdu dans les prunelles d’ambre qui n’avaient jamais quitté ses pensées depuis des millénaires.
Alors Dieu et Satan se regardèrent du coin de l'œil et décidèrent de laisser ces deux-là nager en paix dans leur ineffable félicité.