Le bout du banc
Chapitre 1 : Le bout du banc
1508 mots, Catégorie: T
Dernière mise à jour 05/03/2024 17:12
Une reprise du traditionnel "V'là l'bon vent" par le groupe "Mes Souliers sont rouges" album "ce qui nous lie" 2019
Lien de la chanson et illustration sur le forum
Personnages : Dieu (narratrice), canard blanc, canard noir
Ces deux-là commençaient à m’échauffer les oreilles depuis quelques millénaires, même si la patience de Dieu est incommensurable. Ils s’entendaient comme larrons en foire pour ainsi dire depuis … eh bien … le commencement ? Pire, depuis la non-apocalypse qu’ils avaient manigancée ensemble sans trop se gêner, piétinant mon Grand Plan avec une joie enfantine à peine dissimulée, on ne les tenait plus. Deux potes de chambrée si vous voulez mon avis …
En fait, c’était une bombe ambulante, car leurs pouvoirs s’additionnaient dangereusement ; il était même advenu parfois que la formule (a+b)² s’applique – une idée de mon émissaire François Viète*. C’est un peu ma faute aussi, avec mon invention de « croissez et multipliez ». Ça marche aussi pour les lazari, le registre tenu par Saraqael peut en témoigner.
J’avais manqué de peu réussir à les séparer avec la ruse du café offert par le Métatron. Allez zou ! L’un au plus haut des cieux, l’autre ici-bas. Mais Aziraphale, très à l’aise avec ses nouveaux pouvoirs, n’avait cesse de redescendre sur Terre à la moindre occasion pour retrouver son ancien camarade de jeux dès que j’avais le dos tourné.
Tous les prétextes étaient bons pour se retrouver incognito (croyaient-ils!) et batifoler à leur guise.
Chaque fois, il me fallait imaginer une parade pour les remettre dans le bon (pour l’un) et le mauvais (pour l’autre) chemin. Pfiou ! Comme si je n’avais rien de plus important à accomplir !
Ce jour-là ils étaient à St James Park, en bordure de l’étang, et sous une apparence tellement identifiable que même un enfant de 7 ans les aurait démasqués, dans la peau (ou plutôt sous les plumes) de ces deux palmipèdes qui s’ébattaient joyeusement sur l’eau.
- Tout va bien , mon Ange ? demanda le canard noir,
- Oh ! Parfaitement bien mon Cher ! répondit le blanc. Je ne m’étais pas amusé de la sorte depuis des siècles ! C’est tip-top !
Et ils plongeaient leur tête dans l’étang, s’ébrouaient en projetant des gerbes de gouttes tout autour d’eux, cancanaient à gorge déployée en décrivant de vastes cercles sur l’eau, pour le plus grand bonheur des promeneurs profitant du soleil printanier autour du point d’eau.
Cette comédie n’avait que trop duré. Les grands moyens s’imposaient. Ce démon devait quitter la surface de la Terre et rejoindre illico les Enfers.
Je sifflai Michael, mon fidèle commandant des forces du Ciel. Lui seul, avec sa lance d’argent, était capable de mettre un terme à cette mascarade.
Michael se matérialisa aussitôt. Très vite, il évalua la situation, se mit en position face au deux canards insouciants qui batifolaient sur l’eau, visa le noir … tua le blanc.
De mon poste d’observation, au bout du banc devant l’étang, j’assistai tétanisée à cette scène hautement improbable. Oh ! Michael ! Sniper à la manque ! Il n’avait pas encore réalisé l’ampleur de la catastrophe, mais moi, si. Ma principauté, si maladroite mais attachante, ex-ambassadeur du Paradis sur Terre, mon Ange dont je ne comptais plus les bévues, mais toujours attaché à mon service quoi qu’il arrive, fauché sous mes yeux d’un coup de lance divine … Il fallut à l’Archange guerrier quelques secondes pour voir de ses yeux le sang couler de sous l’aile du canard blanc, rougir ses plumes immaculées et s’en aller teinter l’eau autour de lui. Comprenant enfin le drame qui venait de se jouer, il s’éclipsa aussi discrètement qu’il était arrivé. S’il s’imaginait pouvoir échapper à mes foudres !… On allait régler cette affaire plus tard. La punition serait à la hauteur de la forfaiture.
Ce que je fus la seule à voir par conséquent (Crowley ne vit rien non plus), c’est que du bec du canard blanc ensanglanté s’échappaient quelques gouttes de métal en fusion. De l’or et de l’argent, à ce qu’il semblait.
Fou de douleur devant son compagnon mort, le canard noir s’envola dans de lourds battements d’aile. Une fois en altitude, il tournoya de longues minutes au-dessus de son ami, puis fouilla du bec sous son aile et ramena une minuscule fiole. Il en avala le contenu d’un trait. Quoi ? Du laudanum peut-être ? Ou alors … de l’eau ? … BÉNITE ??? Bon sang mais qu’est-ce qui arrivait ? Pour la première fois de ma longue existence, mon omniscience était mise à mal. J’en éprouvai un sentiment ambigu mêlant la déception d’à cet instant ne pas être en mesure de tout contrôler, et le soulagement de ressentir cette impression déroutante et délicieuse, qu’on appelle la surprise, seulement connue des humains ...
Le noir se pulvérisa littéralement en plein vol. Bel et bien décorporé. Une pluie de plumes couleur d’ébène flotta au gré du vent, tournoya au-dessus de l’étang pour aller se mêler aux plumes blanches venues s’échouer sur le rivage. Il en tombait et s’en échouait tant et tant de ces plumes ! De mon banc, on aurait dit une étendue de gris. Plus ou moins clair, plus ou moins foncé, selon les reflets du soleil. Et joli, si joli sous les rayons dorés ...
Trois dames vinrent à passer. Je les connaissais bien : il y avait là Me Tracy, Anathème et la petite Pepper. Elles commencèrent toutes trois à ramasser les plumes qu’à mesure elles entassaient sous les arbres, comme un grand matelas souple et moelleux. La première, perdue dans ses souvenirs, revivait à cet instant ses amours passées, ses amants lointains, des tarifés aux plus sincères. La seconde nageait dans le bonheur présent de son idylle avec l’ancien aspirant chasseur de sorcières Newton Pulsifer, rencontré quelques semaines plus tôt au cours d’aventures qui allaient sceller le destin du Monde, et le leur par la même occasion. La plus jeune, en dépit de ses aspirations farouchement indépendantes, rêvait au Prince Charmant, s’imaginant Princesse, en attendant les premiers battements de son cœur tout neuf pour l’amour de sa vie (elle avait décrété qu’on pouvait être féministe ET romantique, l’un n’empêche pas l’autre).
Pendant ce temps, l’âme de Crowley décorporé était redescendue sur terre (qui a dit que les démons n’ont pas d’âme ?), voletant aussi doucement qu’une de ses plumes au gré du vent.
L’âme d’Aziraphale, quant à elle, avait matérialisé tant bien que mal, avec cet or et cet argent fondu qui lui coulaient du bec, un genre de poignard, une toute petite épée. Oh ! Minuscule cette épée, pas plus longue qu’une allumette. Mais si vous aviez vu comme elle flamboyait ! Elle lançait ses flammes magnifiques tout le long de sa lame, si éclatante, si vivante ! Je n’y comprenais plus rien, mais je sus qu’il s’agissait, en miniature, de l’épée des Chérubins forgée au commencement pour garder l’entrée du jardin d’Eden. Elle possédait entre autres pouvoirs celui de redonner la vie à qui l’avait perdue et méritait de la recouvrer. Elle flamboya et tournoya de longues secondes, au-dessus de chacun d’eux, tour à tour, tant et si bien qu’elle ranima Aziraphale et Crowley ...
L’instant d’après, ils étaient confortablement installés sur le grand lit de plumes, deux presqu'humains dans les bras l’un de l’autre, un imperceptible sourire aux lèvres, somnolant tous deux comme pour se relever de l’épreuve, cela prendrait le temps qu’il faudrait, ils n’étaient pas pressés. Du temps ils en auraient besoin, la commotion était d’importance. Et moi aussi j’en aurai besoin pour assimiler les sentiments nouveaux qui m’avaient effleurée. Eux comme moi avions l'éternité ...
Les voir si sereins et bienheureux ensemble me serra le cœur une fraction de seconde.
Mais je suis Dieu, j’ai un Grand Plan qui est aussi ineffable – et donc vous n’en saurez rien, même s’il était évident maintenant que l’avenir pouvait me réserver des surprises, ainsi qu'à vous.
C’était encore raté pour cette fois. Après avoir châtié Michael comme il le méritait, il faudra m’atteler une fois encore à séparer ces deux-là.
Ou pas ?
- mathématicien français (1540-1603)