Tombé des nues
Je sais que ça fait longtemps… Désolée ! Pour tout vous dire, outre certaines considérations de la vie réelle qui m’ont un peu gâché la vie cette année (dépression du soir, bonsoir), j’ai longuement hésité avant de poster ce chapitre car il traite de la religion chrétienne et notamment du Christ, ce que je considère (peut-être à tort) comme un sujet plus sensible que l’Ancien Testament. Je voudrais donc poser un avertissement : il s’agit ici d’une fiction et non d’une opinion religieuse. Donc, ne lisez que si vous êtes sûr(e) de vouloir lire (c’est ce qui justifie le rating T que j’ai mis). Cela posé, revenons à notre histoire.
Chapitre 3 : In vino veritas [1]
Crawley était saoul.
Il s’agissait d’une sensation qu’il appréciait généralement, et qu’il avait expérimentée plus d’une fois depuis que les humains – bénie soit leur inventivité ! – avaient imaginé le processus de fermentation qui avait apporté l’alcool au monde. Il avait même réussi, à deux ou trois occasions, à tenter Aziraphale, rencontré par hasard sous les murs de Troie ou à la bibliothèque d’Alexandrie. [2] L’ange pouvait s’avérer un fort joyeux convive dès lors qu’il avait un peu bu, au point de révéler d’embarrassants secrets paradisiaques que Crawley connaissait déjà mais qui l’amusaient toujours.
Mais ce n’était pas le cas ce soir. Ce soir, Aziraphale faisait la tête au lieu de faire la fête. Le démon n’avait pas vraiment été surpris de l’apercevoir parmi les invités : il savait que Jésus de Nazareth était suivi de très près par les forces angéliques. Crawley n’avait pas encore eu l’occasion de parler avec cet étonnant humain que certains désignaient comme le nouveau prophète de la foi ; il avait la ferme intention de lui adresser la parole un jour, mais au beau milieu d’une noce, alors qu’il était lui-même passablement ivre, n’était peut-être pas le moment idéal.
Il faut dire que Crawley avait bu plus que de coutume. Peut-être même un peu trop. La principale raison de cet excès était l’ennui. Après un petit miracle de rien du tout qui avait fait dégager la harpie assise à côté d’Aziraphale, il était venu s’installer auprès de ce dernier, mais l’ange n’avait pas eu l’air ravi de le voir et s’était ostensiblement tourné vers son voisin de droite. Cela faisait deux heures qu’ils étaient à table et ils ne s’étaient pas même adressé la parole. L’ange n’avait eu de cesse de jeter à travers la pièce des regards furtifs, presque inquiets, que le démon ne comprenait pas. Il aurait voulu demander des explications, mais, visiblement Aziraphale le boudait.
Une rumeur courut alors d’un bout à l’autre de la pièce : plus de vin ! Crawley joignit sa voix au chœur des protestations et frappa du poing sur la table. La piquette qui leur avait été servie n’était déjà pas terrible, mais s’il n’y avait plus une goutte d’alcool, ce n’était vraiment pas la peine de rester. Le démon entendit distinctement une voix s’élever au milieu des plaintes :
– Jésus, qu’attends-tu pour faire un miracle ?
Crawley jeta un coup d’œil curieux au principal intéressé, qui ne bougeait pas. Sa mère, la belle Marie, se pencha vers lui pour lui murmurer quelques mots que Jésus balaya d’un revers de la main. C’était un jeune homme aux longues boucles brunes, aux traits réguliers, au regard doux et compréhensif. Pour l’heure, il semblait peu disposé à exaucer les vœux éthyliques de ses compagnons de table, mais le démon n’ignorait pas qu’il avait déjà réalisé de troublants miracles.
Un gémissement étranglé arracha Crawley à la contemplation de Jésus de Nazareth et l’amena à se tourner vers Aziraphale, qui avait porté sa main à sa bouche et commencé à se ronger les ongles. Le démon l’avait rarement vu dans cet état. Ils s’étaient croisés sur Terre une bonne vingtaine de fois, et l’ange ne s’était jamais départi de cet air de dignité bienveillante qui, autant que son indécrottable optimisme, semblait sa marque de fabrique. Excepté lors de l’affaire Job – mais il s’agissait d’un épisode particulier de leur vie, auquel ni l’un ni l’autre n’avait plus jamais fait référence au hasard de leurs rencontres –, Crawley n’avait jamais vu Aziraphale aussi… perturbé.
Pour finir, il n’y tint plus.
– Qu’est-ce qui t’arrive ? demanda-t-il suffisamment fort pour que son voisin se rende compte qu’il s’adressait bien à lui.
Trop saoul pour se souvenir qu’il avait décidé une demi-heure auparavant de le snober comme l’ange le dédaignait depuis le début des noces, il pencha la tête pour voir l’expression d’Aziraphale. Ce dernier daigna enfin se retourner. Crawley fut surpris de voir les traits habituellement réguliers de l’ange déformés par une grimace inquiète, tandis que ses mains tripotaient nerveusement le bord de sa tunique.
– Il n’y a plus de vin, balbutia nerveusement l’ange.
Crawley haussa les épaules.
– Et alors ?
– Et alors tout le monde attend que Jésus accomplisse un miracle, mais il ne va pas le faire !
– Comment le sais-tu ? Ce gars est capable de trucs stupéfiants. Je l’ai vu, ce ne sont pas des blagues. Tu crois qu’il estime que changer l’eau en vin est trop… frivole ?
L’ange plissa les yeux été regarda son interlocuteur avec un rien de suspicion au fond des prunelles. Si Crawley avait regardé attentivement, il aurait peut-être pu lire en Aziraphale comme dans un livre ouvert, mais, étant pété comme un coing, il ne remarqua rien d’inhabituel.
– Oui… oui, c’est ça.
– Et qu’est-ce que ça peut te faire qu’il n’y ait plus de vin ? Toi, un pur esprit, tu peux bien te passer de boire, non ?
Aziraphale se mordit les lèvres mais ne répondit rien. Crawley insista :
– Mais tu vas me dire ce qui se passe à la fin ?
– Je suis surveillé, chuchota Aziraphale avec un regard de bête traquée. J’espère qu’ils ne t’ont pas reconnu.
Reconnu ? Le démon fronça les sourcils et risqua un coup d’œil circulaire. Par qui Aziraphale pouvait-il bien être surveillé ?
Oh.
– Tu as les Archanges au cul, c’est ça ? s’amusa-t-il. Qu’est-ce que tu as bien pu faire pour les énerver à ce point ?
– Mais rien ! gémit l’ange. Ils sont persuadés que c’est l’un des nôtres qui réalise les miracles de Jésus de Nazareth.
– Ah. Alors chez vous personne ne croit vraiment que ce gars est le fils de Dieu ?
– Nous avons… ou plutôt les archanges ont reçu une note avec des ordres précis, mais nous ignorons d’où elle provient. Elle intimait à Gabriel d’aller annoncer à une jeune femme la naissance du fils de Dieu qu’elle portait en elle… Mais Jésus ne figurait pas dans le grand plan !
L’ange avait l’air tellement désolé que Crawley faillit – faillit seulement – éprouver des remords.
– Tu sais bien que les plans de Dieu sont « ineffables ». Comment peux-tu savoir ce qui était prévu ou non ?
Aziraphale lui lança un regard lourd de reproches, comme à chaque fois qu’il faisait ostensiblement résonner les guillemets autour du mot « ineffable ».
– Je n’en sais rien, tu es content ? Je ne suis pas assez élevé dans la hiérarchie pour savoir ce qui a été prévu en haut lieu. Ce que je sais, c’est que si Jésus ne fait pas de miracle maintenant, Michael va en déduire que c’est moi qui ai réalisé les précédents.
Crawley avait un peu de mal à suivre le raisonnement. Les trois litres de vin qu’il avait ingurgités n’aidaient pas.
– Mais moi, je pourrais le faire. M’éclipser quelques instants, réaliser un miracle. Ils ne sauront pas d’où ça vient, et comme ils ne t’auront pas quitté des yeux, ils en déduiront que c’est bien un humain qui s’en est occupé.
– Tu ferais ça pour moi ?
Le démon leva les yeux au ciel.
– Pour toi, non, mais pour faire chier Michael ? Certainement !
Il se leva en titubant, comme n’importe quel humain lambda aurait pu le faire, pour aller discrètement claquer dans ses doigts en coulisse. Passant devant Gabriel, il résista à la tentation de vomir sur sa belle tunique immaculée et descendit les marches qui menaient aux cuisines.
Les Archanges ne lui prêtèrent aucune attention.
Arrivé non loin des jarres de vin vide, il lui vint à l’esprit que, dans l’état d’ébriété avancée dans laquelle il se trouvait, il n’était pas certain de parvenir à changer de l’eau en vin. Il risquait d’obtenir, au mieux, du vinaigre, au pire, une boisson non alcoolisée quelconque…
– Bon, il est temps de dessaouler !
Crawley se concentra – un exploit étant donné son état – et bientôt sentit l’alcool qu’il avait avalé durant les trois dernières heures quitter son corps pour aller remplir le fond d’une des amphores.
Et si…
Un claquement de doigts plus tard, les récipients étaient emplis d’un vin couleur rubis qui provenait directement… de l’estomac des invités.
***
– C’était un peu stupide de ma part, je le reconnais, mais ça a fonctionné, non ?
Aziraphale dut reconnaître, de plutôt mauvaise grâce, que oui, ça avait fonctionné. Les invités avaient brusquement dessaoulé, ce qui avait entraîné un moment de flottement plutôt désagréable. Le processus qui consistait à purger un corps de l’alcool qu’il avait précédemment ingurgité, voire commencé à synthétiser, n’avait déjà rien de plaisant pour un ange, alors pour un humain… Tout le monde, brusquement dégrisé, s’était précipité sur le vin « nouveau » et l’avait trouvé inexplicablement bien meilleur que celui de la première tournée. Le miracle avait été mis sur le compte de Jésus et avait provisoirement détourné d’Aziraphale l’attention des Archanges. Un service pour lequel Aziraphale lui devait une reconnaissance éternelle, quoique la méthode employée eût été peu orthodoxe.
– Parlons peu, parlons bien, enchaîna Crowley. J’aurais dû te poser des questions ce jour-là mais je me suis dit qu’il valait mieux que j’évite de me faire repérer par les Archabrutis. Et puis après… après sa mort, ça n’avait plus vraiment d’importance. Il n’empêche, je suis curieux. Maintenant que l’eau a coulé sous les ponts, tu peux bien me le dire : est-ce que c’est toi qui faisais ses miracles ?
L’ange se sentit rougir de nouveau tandis que les battements de son cœur accéléraient leur cadence. Après plus de dix-sept siècles, il avait fini par cesser de redouter le moment où Crowley lui poserait cette question. C’était compter sans l’excellente mémoire de son acolyte démoniaque, et sans son acharnement à comprendre. Crowley n’aimait pas les questions sans réponse – ce qui lui avait d’ailleurs valu bon nombre d’ennuis.
Mais il y avait prescription. Avouer le soulagerait peut-être d’un poids.
– C’était bien moi, murmura-t-il.
Le visage du démon s’épanouit d’un large sourire.
– Alors là, bravo ! Tu les as bien menés en bateau ! Et moi aussi, soit dit en passant.
Cette dernière remarque piqua Aziraphale au vif.
– Ecoute, c’était quand même le fils de Dieu ! S’il avait besoin d’un peu d’aide… comment aurais-je pu la lui refuser ? Il disait que ce n’étaient pas les miracles qui étaient miraculeux, mais la foi qui permettait de les réaliser.
– Oui, il avait un véritable don d’orateur. Toi aussi, tu es tombé sous son charme…
– La première fois, il n’avait que quinze ans, mais il avait l’air si sûr de lui… J’ai juste voulu lui donner un petit coup de main, lui montrer qu’il avait raison de dire ce qu’il disait, de faire ce qu’il faisait…
– Et tu t’es retrouvé piégé, compléta Crowley avec un soupir.
Aziraphale hocha la tête. Bien sûr, il n’aurait pas dû. Les anges n’étaient pas censés intervenir dans les affaires humaines, sauf ordre explicite de la part de plus hautes autorités. Mais plus il passait de temps sur Terre, plus il était difficile de se contenter d’observer. Avec Jésus, ça avait été tout bonnement impossible. Le gosse était trop attachant.
– Des fois, je me dis que si je n’avais rien fait, il aurait vécu une vie bien plus paisible et bien plus longue. Je me dis que sans mes miracles, les hommes n’auraient peut-être pas cru en lui. Je voulais bien faire, comme au jardin d’Eden, mais je me demande…
Il s’interrompit, la gorge serrée. Parler de Jésus l’attristait toujours. Ce jeune homme avait été non seulement brillant, mais empli d’un amour infini pour chaque être vivant, un amour dans lequel l’ange s’était lui-même reconnu. Envoyé sur Terre pour le surveiller après l’annonce fracassante de Gabriel, Aziraphale n’avait pu s’empêcher de lui donner quelques coups de pouce discrets – ou plutôt, pas si discrets que ça, puisque la milice céleste avait fini par concevoir des soupçons.
– Jusqu’au bout, j’ai cru que le Tout-Puissant ferait quelque chose pour lui, avoua-t-il avant de détourner le regard pour ne pas lire la pitié sur le visage de son interlocuteur.
Toute cette histoire était son plus grand regret. Aux noces de Cana, il avait déjoué la vigilance des Archanges et avait réussi, grâce à Crowley, à sauver sa peau, à éviter la damnation – mais, plus tard, au sommet du Golgotha, en voyant souffrir et mourir ce jeune homme qui s’était sacrifié pour ses semblables, il avait eu profondément honte. Si un humain en était capable, pourquoi un ange n’avait-il pas eu le même courage ?
– Il se prenait pour le fils de Dieu, fit remarquer Crowley avec un haussement d’épaules. Et il prônait l’amour de son prochain. Tu crois vraiment que les humains l’auraient laissé vivre longtemps avec des idées aussi dangereuses, miracles ou pas miracles ? Et puis, tu sais bien qu’Elle n’intervient jamais. Question de libre-arbitre.
Bien sûr, il le savait. Les hommes devaient choisir leur voie. Mais, tout de même… pour son fils, Elle aurait pu…
La voix de Crowley, sèche et dure, interrompit heureusement le fil de ses pensées qui commençaient à devenir blasphématoires.
– Tu n’as rien à te reprocher. En fait, si quelqu’un a quelque chose à se reprocher dans cette histoire, c’est moi.
Aziraphale leva les yeux au ciel. Son comparse faisait preuve d’une gentillesse inattendue en essayant de prendre sur lui une faute qui était sienne et uniquement sienne. Crowley n’avait que très peu connu Jésus. Il lui avait montré tous les royaumes du monde, dans un but évident de tentation que le démon avait habilement converti en voyage organisé... [3]
– C’est moi qui ai laissé la note. Celle dont vous n’avez jamais connu la provenance. Celle qui ordonnait à Gabriel d’aller à Nazareth annoncer la naissance du fils de Dieu.
L’ange, qui avait entrepris, davantage pour se donner une contenance que par envie réelle, de se resservir un verre de vin après que le serveur eut apporté une nouvelle bouteille – la quatrième – se figea en entendant ces mots. Crowley poussa un juron et lui arracha la bouteille des mains. Le Pouilly-Fuissé s’était répandu sur la table tout autour du verre à pied plein à ras bord, mais Aziraphale se moquait bien de cet incident. Il avait sûrement mal entendu. Ce n’était pas possible, ce n’était pas…
De l’autre côté de la table, en face de lui, Crowley l’observait sans mot dire, parfaitement immobile. Une fulgurance traversa l’esprit d’Aziraphale. Bien sûr que c’était possible. C’était même signé. Qui d’autre que Crowley aurait pu écrire cette note ? Comment ne s’en était-il pas rendu compte auparavant ?
– Pourquoi ? parvint-il à balbutier en essayant de dissimuler à quel point il était choqué par cette révélation. Et comment ? ajouta-t-il pour faire bonne mesure.
– Pourquoi ? soupira Crowley. Je voulais faire chier à la fois mon camp et le tien. Je ne les supportais plus, d’un côté ni de l’autre, et je me suis demandé : qu’est-ce qui pourrait exaspérer à la fois les anges et les démons ? La réponse était évidente : un humain spécial, avec des pouvoirs, intouchable de part et d’autre, avec une bonne dose de mystère pour que personne n’y comprenne rien. Le Plan ineffable, tu comprends, j’en avais marre. Ce n’est qu’un mot vide et creux pour essayer de passer pour profond mais qui ne parvient pas à dissimuler que les plans de Dieu, personne ne les comprend, personne ne les connaît. Ni les hommes, ni les démons, ni les anges. Alors pourquoi ne pas rajouter une couche de confusion par-dessus tout ça ? Après tout, c’est mon travail.
– Alors tu as pris un humain au hasard et… et tu as décrété, comme ça, que tu pouvais l’utiliser pour tes petits plans ? s’écria Aziraphale, qui ne savait pas s’il était hors de lui ou franchement admiratif.
– Non, pas au hasard. Je connaissais Marie. Une femme vraiment gentille. Tu savais qu’elle aimait vraiment Joseph, malgré la différence d’âge ? Eh bien, ils ont été un peu… enthousiaste avant le mariage. Elle avait peur que ça se sache et j’ai voulu lui donner un petit coup de main.
– Et au lieu de retarder la venue du petit, ou de semer la confusion dans l’esprit des parents et de la famille proche, tu t’es dit que ce serait une bonne idée de présenter l’enfant comme le fils de Dieu ?
Aziraphale commençait à se faire une bonne idée de ce qu’il ressentait. Il était atterré. Et en colère. Et perdu.
– Qu’est-ce que tu veux que je te dise ? Que j’ai eu tort ? Tu crois que je ne me le reproche pas suffisamment ? Sur le moment, ça m’a semblé une idée géniale pour forcer Gabriel à descendre sur Terre et à frayer avec les humains, et à se ridiculiser – parce qu’il s’est ridiculisé, monsieur le « spécialiste en naissances humaines », tu peux me croire ! Luc a eu beau arranger ça avec son « comblée de grâce, le Seigneur est avec toi »… [4]
– Et moi ? murmura Aziraphale, honteux de son propre égoïsme mais incapable de s’arrêter. Tu n’as pas pensé à moi ?
Le démon secoua la tête comme pour chasser une pensée importune.
– Non, avoua-t-il. Non, je n’ai pas pensé à toi, pas pensé à t’avertir. Je pensais que tu désapprouverais. Je n’aurais jamais pensé que ce serait toi qu’on enverrait surveiller le gamin.
– Je me suis porté volontaire.
– Imagine ma stupéfaction lorsque j’ai appris que Jésus commençait à réaliser des miracles ! Pendant un moment, j’ai cru…
Crowley s’interrompit brusquement et haussa les épaules.
– Ce qui est fait est fait, on n’y peut rien. Tu réalises qu’à nous deux, sans le savoir et sans le vouloir, on a quasiment créé une religion ?
L’ange ouvrit la bouche pour fustiger de nouveau son comparse, mais il la referma aussitôt. Cela ne servait à rien. Le mal – et le bien – étaient faits. Il ignorait de quel côté leur action ferait pencher la balance à l’heure du Jugement Dernier. Il fallait mettre en regard l’espoir rendu aux hommes par le christianisme et les atrocités commises au nom de Dieu.
Pour ne plus penser à cette question qui le serrait à la gorge, il se pencha vers un problème plus terre-à-terre.
– Et comment est-ce que tu t’y es pris pour monter cette note au Paradis ? Ne me dis pas que tu as toujours accès…
– Mais non, bien sûr que non, le coupa le démon, peut-être un peu trop précipitamment. Je me suis servi d’un scribe du 37ème rang. Un certain Castiel, tu le connais ? [5]
Aziraphale fouilla dans sa mémoire, légèrement embrumée par le vin qu’il avait bu.
– Non, ça ne me dit rien. Qu’est-ce qu’il faisait sur Terre ?
– Il accompagnait un Trône qui était descendu par curiosité. J’en ai profité pour glisser la note dans son porte-documents. Mon seul regret, c’est de ne pas avoir vu la tête de Gabriel quand il l’a reçue.
Aziraphale ne put retenir un petit rire qu’il essaya maladroitement de camoufler en toux.
– Je ne m’attendais pas à avoir cette conversation avec toi aujourd’hui, murmura-t-il en trempant ses lèvres dans le verre empli à ras bord pour se redonner une contenance.
– Non, et d’après ce que j’ai compris, tu ne t’attendais même pas à me revoir ! Mais je te préviens, je ne vais pas lâcher l’affaire comme ça. Ça fait des millénaires qu’on se connaît, plus de 600 ans qu’on a notre petit Arrangement et ils ne se doutent de rien. Qu’est-ce que tu crains ?
L’Arrangement. Aziraphale ferma les yeux. Comment s’était-il retrouvé embarqué dans cette histoire ? [6]
[1] Proverbe latin qui signifie « la vérité se trouve dans le vin » ; il serait inspiré d’un plus ancien proverbe grec (« En oïno aletheïa », j’ai la flemme d’utiliser l’alphabet grec, désolée).
[2] Je n’abandonne pas ces deux idées, peut-être pour un péché ?
[3] Cf. l’épisode 3 de la saison 1, dans laquelle Crowley, en réponse à Aziraphale qui lui demande pourquoi il lui a montré « tous les royaumes du monde » (une expression biblique, Mathieu 4:8), déclare « It’s a charpenter from Galilee, his travelling opportunities are limited » (C’est un charpentier de Galilée, il n’a pas beaucoup l’occasion de voyager)…
[4] Evangile selon Saint Luc 1:28, écrit près d’un siècle après la naissance du Christ.
[5] Désolée pour les fans éventuel(le)s de Supernatural, je n’ai pas pu résister. Castiel a eu un passé avant de devenir l’ange qu’on connaît. On peut imaginer qu’il a monté les échelons et qu’il a démarré très bas, non ? :-D
[6] C’est bien ce que je compte raconter dans le chapitre suivant... je sais que dans le roman il est fait mention d’un « Accord » (Agreement en anglais), mais je préfère le terme d’Arrangement. Parce qu’ils « s’arrangent » chacun avec ce que leur camp attend d’eux.