Tombé des nues
Mutatis mutandis [1]
Aziraphale envoya le message deux jours après l’inspection. Il lui avait bien fallu quarante-huit heures pour le tourner et le retourner dans tous les sens dans l’espoir de trouver une façon polie de signifier à Crowley qu’ils ne devaient plus jamais se parler, ni se voir, ni se croiser, ni avoir aucun contact d’aucune sorte. Et comme, pour finir, aucune formulation ne lui avait semblé satisfaisante, il s’était contenté d’un mot laconique le priant de ne plus jamais chercher à le contacter.
Bien sûr, il s’en était voulu sitôt la colombe partie.
Pendant quelques jours, l’ange avait scruté avec anxiété le ciel maussade de Londres qui semblait refléter ses sentiments les plus intimes, guettant le lourd battement d’ailes du vautour que le démon ne pouvait manquer de lui envoyer. Crowley avait la fâcheuse manie de métamorphoser d’un petit miracle démonique les blanches colombes que lui envoyait son acolyte en toutes sortes de volatiles répugnants, charognards déplumés et agressifs qui, non contents d’attirer sur sa petite boutique les regards surpris et dégoûtés des passants, cherchaient à le mordre dès qu’il essayait d’ôter le papier attaché à leur patte.
Après une semaine, cependant, il devint évident que Crowley ne répondrait pas. Aziraphale ne savait s’il devait s’en réjouir ou s’en attrister. Bien sûr, il lui avait demandé de ne le contacter sous aucun prétexte, mais ce silence ne ressemblait pas à Crowley, qui était expansif, bruyant, et qui, surtout, semblait ne vivre que pour contredire son interlocuteur. Juste pour l’embêter, il aurait dû lui répondre.
Et Aziraphale ne comprenait pas pourquoi il se sentait aussi mal alors que, pour une fois, pour la première fois peut-être en près de 5700 ans, le démon faisait exactement ce qu’il lui demandait.
Les hypothèses allaient bon train dans l’esprit en ébullition d’Aziraphale. Crowley aurait-il été lui aussi contrôlé ? S’étaient-ils rendu compte de quelque chose, en enfer ? Ou bien tout simplement le démon avait-il été soulagé par le message ? Peut-être cherchait-il, de son côté, et depuis longtemps, à rompre tout commerce avec lui, et avait été ravi de l’opportunité offerte par son ancien complice…
Ce fut sur ces peu réjouissantes considérations qu’Aziraphale ferma son cabinet de curiosités en cette morne soirée du 21 janvier 1770 pour aller se réfugier dans son tout nouveau quartier général, une nouveauté récemment importée de Paris : un restaurant qui venait d’ouvrir au cœur de Londres. [2] Aziraphale en avait été l’un des premiers clients (et, par la suite, des plus assidus, tant lui plaisait le concept d’une salle d’auberge ponctuée de tables individuelles où l’on servait divers mets selon la préférence des visiteurs), aussi fut-il installé avec une déférence toute particulière sur une petite table délicatement dressée dans un coin de la pièce. Il se vit proposer le plat du jour (un mijoté de veau dont l’odeur lui faisait venir l’eau à la bouche) tandis que le serveur emplissait son verre de vin blanc, un Pouilly-Fuissé dont il raffolait, puis il tira de sa poche un livre récemment paru qui lui tiendrait compagnie pendant le repas.
Mais le vin lui sembla sans saveur, le plat sans relief et le livre sans intérêt, alors qu’il se forçait à boire, à manger et à lire, tout en ruminant de sombres pensées. Il aurait dû savoir que tout se terminerait de cette façon, lorsqu’il avait accepté l’Arrangement proposé par son acolyte démonique. Savoir qu’une telle relation, fondée sur des contrastes aussi saisissants, ne pourrait pas fonctionner plus de quelques milliers d’années. Savoir qu’à trop fréquenter les humains, on risquait d’avoir tendance à se laisser contaminer par certains… sentiments.
Alors qu’il suçotait le bord de son verre tout en faisant semblant de se passionner pour l’histoire de Tristram Shandy, une ombre s’interposa entre le roman posé sur la table et le grand lustre à bougies suspendu au centre de la pièce. Aziraphale leva la tête pour prier le nouveau venu de se décaler et resta interdit en reconnaissant la silhouette bancale et dégingandée de la (presque) personne qui occupait bien malgré lui toutes ses pensées.
– Heureusement que je te connais bien, déclara Crowley en s’asseyant ou plutôt en se répandant sur la chaise en face de lui. Vous nous mettrez un verre et deux bouteilles de plus, ajouta-t-il avec un claquement de doigt vers le serveur qui courut vers les cuisines pour être agréable au nouveau venu. (Un petit miracle, probablement, se dit Aziraphale à peine revenu de sa stupéfaction.)
– Mais qu’est-ce que… Comment m’as-tu…
– Oh, je t’en prie, tu n’es pas exactement imprévisible. Ce concept de… restaurant me semble un peu étrange, mais j’étais certain que tu n’y résisterais pas. De la cuisine raffinée, du bon vin, une lumière tamisée, une ambiance feutrée : tout ce que tu aimes ! Et maintenant, si tu m’expliquais ?
L’ange tenta sans trop de succès de calmer les battements de son cœur dont le rythme s’était brusquement accéléré – maudit corps humain trop prompt à s’emballer – et jeta aux alentours un coup d’œil inquiet. Dans cette « ambiance feutrée » que venait de mentionner Crowley, il était facile de tendre l’oreille pour percevoir leur conversation. Le démon n’avait pas l’habitude de parler bas et plusieurs personnes s’étaient déjà retournées vers leur table avec un regard relativement désapprobateur. Un examen un peu plus attentif révéla à Aziraphale que son interlocuteur n’avait pas pris la peine de s’habiller convenablement, ainsi que l’exigeait pourtant ce nouvel endroit à la mode : vêtu de noir comme à son habitude, il portait une veste froissée et déchirée à une manche ; son pantalon, poudreux et taché, avait connu des jours meilleurs. Quant à ses lunettes teintées, qui à elles seules attiraient l’attention, elles avaient été fêlées d’un côté. Le verre droit en était à présent traversé d’un éclair qui ressemblait assez à une cicatrice.
– Mon Dieu, Crowley, on t’a attaqué ? s’écria l’ange, oubliant les recommandations de prudence qu’il s’était pourtant répétées à lui-même durant toute la semaine.
– Quoi ? Oh, ça ? répondit le démon en désignant son œil droit avec une nonchalance étudiée. Non, non, un faux pas dans le bateau. Vois-tu, j’étais en Irlande quand ton foutu piaf m’est tombé sur le râble. Dès que j’ai lu ton message, j’ai voulu partir, mais la tempête faisait rage, aucun bateau ne voulait quitter le port, et je n’ai pas osé dépenser un miracle ni prendre le risque de me désincorporer dans un naufrage. J’ai dû attendre quatre jours avant de pouvoir m’embarquer. La mer était très mauvaise et mes lunettes sont tombées sur le pont. Mais je n’ai pas eu le temps d’en changer, je suis venu directement.
– Directement du port ? demanda Aziraphale abasourdi.
– Eh bien, je suis passé chez toi mais tout était fermé, alors j’ai réfléchi et j’en ai déduit que tu devais te trouver ici.
Aziraphale resta un instant interdit. Il ne s’était certes pas attendu à voir Crowley débarquer ainsi au beau milieu du restaurant et sa présence dans ce lieu lui semblait incongrue. Le serveur était revenu avec une rapidité qui confirmait le soupçon de miracle et Crowley s’était servi un verre de Pouilly-Fuissé, qu’il avait avalé d’un trait avant de s’en verser un deuxième qui avait suivi le même chemin que le premier. Il en était au troisième lorsqu’il ramena son interlocuteur vers sa préoccupation première :
– Je t’ai posé une question. Qu’est-ce que veut dire ce message que tu m’as envoyé, selon lequel on ne devrait plus se voir ni se parler ? Tu ne t’attendais quand même pas à ce que j’accepte aussi facilement une déclaration aussi stupide ?
Aziraphale se rendit alors compte, non sans une certaine stupéfaction, que non, il ne s’y attendait pas du tout. A tel point qu’il avait ressenti une immense déception en voyant qu’il s’était trompé. Cela ne l’empêchait pas de se sentir en même temps agacé par l’outrecuidance du démon.
– Ah, mais tu ne me parles vraiment plus ? reprit ce dernier avec un froncement de sourcils. Qu’est-ce que j’ai fait ? J’ai beau chercher, je ne vois pas.
Il y avait dans la voix de Crowley une petite, toute petite note d’angoisse au milieu de l’assourdissante symphonie de nonchalance étudiée qui irradiait de toute sa personne. L’ange l’entendit, ou crut l’entendre, et s’empressa de clarifier la situation :
– Oh, tu n’as rien fait du tout ! Ce n’est absolument pas de ta faute…
– Alors pourquoi ce message ? répéta le démon, inflexible, avant d’avaler sans reprendre haleine son troisième verre de vin blanc.
Aziraphale hésita. Tout raconter à Crowley, l’inspection et ce qui s’était ensuivi, c’était s’exposer à d’inévitables railleries. L’ange n’était pas très à l’aise avec cet aspect de la personnalité de son complice, surtout lorsqu’elle s’exerçait à ses dépens. Mais Crowley pencha la tête sur le côté et le regarda par-dessus ses lunettes cassées de ses yeux reptiliens qui fascinaient ses proies.
Il céda immédiatement.
– Je ne suis plus une Principauté, lâcha-t-il dans un souffle.
Le dire lui faisait mal, rendait la chose à la fois concrète et douloureuse, mais l’expression qui se peignit alors sur le visage de Crowley lui arracha un sourire.
– Qu’est-ce que ça veut dire ? Bien sûr que tu es une Principauté !
– Non, plus maintenant, soupira Aziraphale. J’ai été inspecté la semaine dernière et… et… et j’ai été rétrogradé. Il paraît que la vie que je mène sur terre n’est pas digne du rang que j’occupe… que j’occupais dans la hiérarchie céleste.
– Et peut-on savoir qui, exactement, t’a rétrogradé ?
Le ton meurtrier avec lequel le démon prononça ces quelques mots mit du baume au cœur de son acolyte, ce qui n’empêcha pas ce dernier de s’agiter sur sa chaise, embarrassé. Pourquoi avait-il lâché le morceau si rapidement ? Il y avait chez Crowley, c’était indéniable, quelque chose qui le poussait à se confier. Peut-être, tout simplement, était-il l’unique être sur Terre en mesure de le comprendre. Aziraphale cultivait l’amitié de nombreux humains, mais avec qui aurait-il pu parler du jardin d’Eden, des noces de Cana, de cette petite taverne au pied du Capitole durant les glorieuses années de l’Empire romain ou bien de la joie qu’ils avaient éprouvée, tous les deux, le jour où Gutenberg, aidé par un petit miracle, avait perfectionné le système de l’imprimerie ?
– Ce n’est pas très important, balbutia Aziraphale avec un sourire qu’il voulait désinvolte et qui dut paraître simplement piteux à son interlocuteur. Parlons plutôt du roman que je suis en train de…
– Tu sais qu’il y a très peu d’anges susceptibles de te rétrograder et que je les connais tous, n’est-ce-pas ?
Aziraphale sentit le rouge lui monter aux joues. Décidément, ce corps humain…! 5700 ans après son incarnation, il s’étonnait encore de ses réactions pour le moins imprévisibles.
– Certains d’entre nous ont… pris du galon.
Les pupilles de Crowley rétrécirent encore davantage, ce que l’on eût pu croire impossible.
– Laisse-moi deviner… Ce connard de Gabriel ? Evidemment, enchaîna Crowley en resservant généreusement son interlocuteur en vin blanc. Evidemment que c’est ce connard de Gabriel. J’ai déjà mentionné que c’était un connard ?
– Une fois ou deux, admit Aziraphale avec un petit sourire qu’il ne put réprimer mais qu’il regretta aussitôt.
Il n’était pas programmé pour insulter, se moquer de ou même contredire ses supérieurs. Car Gabriel était son supérieur. Rien que cette idée avait du mal à passer.
– Tu peux me dire ce que ce connard a fait pour vous ? ajouta Crowley avec une agressivité qu’Aziraphale, tout angélique qu’il fût, n’était pas loin de ressentir. A part faire de la lèche à chaque fois qu’il a pu ? De toute façon, ç’a toujours été un arriviste de première. Oh oui, le déluge, quelle merveilleuse idée ! Pas mal, le coup de l’arche d’alliance… Oh oui, vous avez raison, les plans de Dieu doivent être ineffables ! Ineffables mon cul, oui !
– Crowley !
Aziraphale ne pouvait tolérer que l’on parlât ainsi de Dieu. Car oui, Ses plans étaient ineffables. Un jour, Crowley le comprendrait, un jour, lui-même les comprendrait – pour l’instant, bien évidemment, il était difficile de l’admettre, mais…
– Et je peux savoir comment s’y est pris ce connard pour récupérer le pouvoir de rétrograder une Principauté ?
– Il semblerait qu’il y ait une nouveauté. Des Archanges suprêmes. [3]
Le bruit grossier qu’émit le démon lui attira les regards désapprobateurs du serveur et de trois ou quatre clients, qui recherchaient dans ce nouveau restaurant le raffinement qui manquait aux auberges, tavernes et autres estaminets de la capitale.
– Bon, reprit le démon en claquant des doigts pour assourdir le son de leur conversation, ce n’est pas le tout, mais quel est le lien entre la stupidité de Gabriel et notre… Arrangement ? Comment en as-tu déduit que nous ne devions plus nous voir ?
Aziraphale ne put s’empêcher d’écarquiller les yeux. Crowley n’était pas bête, pourtant. Il devait bien avoir compris…
… mais visiblement, non, car il fixait son interlocuteur d’un air interrogatif. L’ange se mordit les lèvres avant de se lancer :
– Si jamais Gabriel découvrait…
Il ne parvenait pas à terminer sa phrase et s’embrouillait dans son explication. Un rire incrédule lui répondit.
– Gabriel est trop stupide pour trouver son propre anus, comment veux-tu qu’il se rende compte que nous sommes…
Crowley s’interrompit assez abruptement tandis qu’Aziraphale leur resservait à nouveau du vin pour masquer son trouble. Sa relation avec le démon ne pouvait, lui semblait-il, être définie que par des mots que l’on associait en général aux sentiments humains, ce qui, quelque part, le dérangeait – et semblait également déranger Crowley, à en juger par l’expression presque gênée qui se peignait sur son visage. Arrangement était un mot pratique, relativement neutre, qui désignait avec précision leur relation, un échange de bons procédés, rien de plus. Rien d’humain, en tout cas.
– Bref, conclut l’ange d’un ton qui se voulait ferme et définitif, je ne veux pas t’attirer d’ennuis, alors…
– M’attirer des ennuis, à moi ? Attends, ne me dis pas que c’est pour moi que tu t’inquiètes dans cette histoire ?
– Bien sûr que si !
– Oh, comme c’est mignon ! ironisa le démon. Mais, vois-tu, j’ai déjà été rétrogradé il y a bien longtemps, alors tu n’as pas à t’en faire. Ils ne se soucient plus vraiment de ce que peut faire un démon d’un rang inférieur comme moi.
Aziraphale eut l’impression que la foudre s’était abattue à côté de leur table.
– Tu as été rétrogradé ? s’écria-t-il. Mais quand ? Pourquoi ne m’as-tu rien dit ?
Crowley balaya la ou les questions d’un large revers de main pour n’en retenir qu’une.
– Oh, ça s’est fait progressivement. Disons que ça a commencé il y a peut-être deux mille cinq cents, deux mille six cents ans. Quand j’ai commencé à m’intéresser un peu trop à ce qui se passait sur Terre. Ça ne leur a pas plu, parce que, tu sais, la Terre et les humains n’ont d’utilité qu’en prévision de la bataille finale…
Crowley lâcha un soupir.
– Bref, voilà. Selon eux, je « profite trop de la vie incarnée ».
Aziraphale se sentit rougir de nouveau. C’était exactement, presque mot pour mot, ce que ses supérieurs lui avaient reproché la veille.
– Je suis vraiment désolé, Crowley, je… je ne savais pas.
Le démon haussa les épaules.
– De toute façon, tu m’as toujours pris pour un tocard. Tu ne pouvais pas imaginer que j’aie eu assez de pouvoir pour qu’on prenne la peine de me rétrograder.
L’ange voulut protester. Bien évidemment, il savait que Crowley avait de la valeur ! Il savait qu’il était… qu’il était quoi, au juste ? C’était précisément le fait qu’il ne fût pas bien élevé dans la hiérarchie démonique qui rassurait Aziraphale. Crowley ne ressemblait pas aux autres démons. Il ne parlait pas d’Apocalypse à tout bout de champ, semblait ne révérer Lucifer que par obligation sociale et s’intéressait somme toute beaucoup moins à faire le mal qu’à découvrir le monde. Dans ces conditions, comment l’imaginer bien placé dans la hiérarchie ?
– Tu ne t’es pas dit, demanda Crowley en vidant de nouveau son verre d’un trait après une nouvelle interruption du serveur, appelé par miracle avec une nouvelle bouteille, que c’est moi qu’on a envoyé au Commencement ? Que pour la toute première tentation, il leur fallait quand même quelqu’un qui tienne la route, quelqu’un de fiable et de haut placé ?
– Tu… tu veux dire… bredouilla l’ange, brûlant de honte.
– Je veux dire que j’avais la confiance de Lucifer… du moins au début. Il me trouvait malin, il s’est dit que ce serait une bonne idée de m’envoyer en haut. Il y a des milliers de démons en enfer et c’est moi qu’il a choisi. Avoue que tu ne t’étais jamais demandé pourquoi ?
Aziraphale ouvrit de nouveau la bouche et la referma aussitôt, incapable d’avouer que non, il ne s’était jamais réellement posé de question à propos de la vie de démon de son acolyte. En fait, moins il en savait à ce sujet, mieux c’était.
Crowley poussa un soupir.
– Je n’ai jamais vraiment adhéré à l’Apocalypse. La vie humaine m’a semblé fascinante, dès le début. Ils avaient un corps, et, en allant sur Terre, on pouvait en avoir un aussi ! C’était nouveau, c’était excitant, alors j’ai sauté sur l’occasion. Tenter Eve, oui, d’accord, c’était sympa, mais surtout, j’ai eu accès au jardin d’Eden… C’était comme une renaissance, tout était nouveau…
Aziraphale, fasciné malgré lui, l’écoutait, oubliant son mijoté de veau et son Pouilly-Fuissé. A l’époque, Principauté de la porte Est, il n’aurait pas osé, même en rêve (si les anges avaient rêvé, ce qui n’était pas le cas), s’introduire dans le lieu sacré. Il s’était contenté de jeter de petits coups d’œil par la serrure de temps en temps, discrètement. Il n’était intervenu que lorsque les choses s’étaient gâtées et qu’un coup de main à l’humanité lui avait semblé nécessaire. Mais fouler de ses pieds très récemment acquis (il avait après tout été pur esprit pendant des lustres, au sens littéral du terme) l’herbe tendre du Jardin ? Non, non, jamais il ne se serait permis un tel sacrilège. Evidemment, Crowley, en tant que démon, s’était – sans surprise – montré plus audacieux que lui.
– Bref, tu as été rétrogradé, la belle affaire ! Qu’est-ce qu’on en a à foutre, de leur hiérarchie ? Et puis ne me dis pas que tu ne l’avais pas vu venir !
L’ange fronça les sourcils. Qu’aurait-il dû « voir venir » ? Il avait toujours rempli au mieux les fonctions qu’on lui avait attribuées, les missions qu’on lui avait confiées. Il s’était évertué à faire le Bien, à faire éclore chez les humains le meilleur d’eux-mêmes.
– Comme tu es naïf, mon ange ! Je vais te rafraîchir la mémoire. Je pense que, pour toi comme pour moi, tout a commencé à Babel.
– A Babel ? balbutia Aziraphale, que l’emploi de l’expression « mon ange » avait perturbé (Crowley se permettait parfois ces familiarités déplacées, contre lesquelles l’ange en question luttait – de plus en plus mollement, il faut bien le dire). Mais… mais tu n’y étais pas !
Le visage de Crowley se fendit d’un sourire prédateur.
– Tu es prêt à parier là-dessus ?
[1] Locution latine signifiant « en changeant ce qui doit être changé » ou bien « en écartant les différences (entre deux situations) pour rendre possible la comparaison ».
[2] Les restaurants, tels qu’on les entend de nos jours, n’existaient pas avant le XVIIIème siècle. Le premier restaurant aurait été ouvert par un certain Boulanger à Paris en 1765 (voilà le lien Wiki, si ça vous intéresse : https://fr.wikipedia.org/wiki/Restaurant). J’imagine qu’à Londres, on a trouvé l’idée très intéressante et probablement lucrative et qu’Aziraphale, gourmand comme à son habitude, s’est précipité sur l’occasion (et sur la nourriture).
[3] J’avoue que je me perds un peu dans la hiérarchie angélique et que je me suis contentée de ce tour de passe-passe pour expliquer pour quelle raison Gabriel et Michael sont au sommet alors que normalement, ils sont plutôt en bas. J’ai imaginé que « pour services rendus » (globalement, pour avoir envoyé des messages à l’humanité, ou bien pour avoir vaincu des démons, ou pour toute autre raison), les Archanges avaient pris du galon. J’ai aussi dans l’idée que c’est Métatron qui a fait ça, parce que ça l’arrangeait d’avoir Gabriel à la tête des légions célestes. (Canon personnel qui n’engage que moi, bien sûr.)