Who wants to live forever ?

Chapitre 1 : There's no time for us

Chapitre final

6779 mots, Catégorie: G

Dernière mise à jour 05/12/2021 15:21

Cette fanfiction participe aux Défis d’écriture du forum Fanfictions . fr : « Vous m’en direz temps » (février-mars 2021) - mais dans les défis de la deuxième chance... Le titre de la fic comme celle du chapitre proviennent d'une magnifique chanson de Queen.



Who wants to live forever ?


There's no time for us

There's no place for us...


Il avait eu tort de s’imaginer qu’ils avaient abandonné la partie. Tort de ne pas s’être davantage préparé. De ne pas avoir anticipé les mouvements de l’ennemi.

Ils avaient surgi de nulle part et l’avaient emmené dans un autre nulle part. Et il connaissait bien ce genre de « nulle part », pour y avoir emmené, en son temps, un paquet d’ennemis de l’Enfer. De ce « nulle part », on ne revenait pas.

– J’espère qu’ils te laisseront suffisamment de temps, là-bas, pour que tu te mordes les doigts de t’être rebellé contre nous, siffla Belzébub.

Crowley aurait bien aimé répondre que l’essence même des démons étant de se rebeller, il était étonnant que dix millions d’entre eux soit en ce moment même en train d’attendre bien sagement en Enfer une Apocalypse qui n’arriverait jamais. Il décida prudemment de n’en rien faire pour éviter d’agacer davantage son interlocuteur.

Et, aussi, parce qu’on lui avait enfoncé un bâillon dans la gorge.

– Un petit indice, susurra le Prince des Enfers en écartant nonchalamment une nuée de mouches : si tu te sers de tes pouvoirs, l’Enfer te trouvera immédiatement et t’anéantira pour cause de… dédoublement. J’aimerais bien voir comment tu parviendras à t’en sortir sans miracle, et sans ange à tes côtés pour te sauver la mise.

Crowley s’interdit d’éprouver le moindre pincement au cœur à la mention d’Aziraphale. Tout autour de lui, le cercle des démons s’était rapproché. Ils étaient trente-deux. Belzébub répondit à sa question muette :

– Il faut être nombreux pour maîtriser un tel pouvoir. Et maintenant… Adieu.

Trente-deux mains se levèrent et claquèrent des doigts au même instant.

.

La peste s’était déclarée quelques jours auparavant au cœur même de Londres. Aziraphale ne pouvait s’empêcher d’éprouver compassion et pitié pour tous les humains confrontés à ce fléau.

Les voies de Dieu sont impénétrables.

Il s’était répété cette phrase à chaque fois qu’il avait douté – et il avait douté souvent. Parfois, il se demandait si ce doute qui l’avait rongé face au déluge, à la crucifixion du Christ, à l’éruption du Vésuve, aux dizaines de famines, de catastrophes naturelles et d’épidémies dont il avait été témoin, n’avait pas été renforcé par la présence de Crowley à ses côtés. Pour un démon, il était étonnamment sensible aux malheurs des hommes. C’était toujours lui qui émettait en premier des réserves face aux plans divins, des réserves qui commençaient presque toujours par « pas les enfants, quand même ? » et qui faisaient passer dans le dos d’Aziraphale un frisson de réprobation qu’il dissimulait soigneusement.

Il était avéré, pourtant, qu’en ce moment même des enfants mouraient. Des enfants innocents, qui n’avaient même pas eu le temps de comprendre la notion de péché. Ils mouraient, et ils souffraient. Tel était le lot des humains, même jeunes… non ? La justice divine était-elle à ce point aveugle ?

L’ange ferma les yeux. Lorsque ce genre de réflexions lui venaient à l’esprit, elles se présentaient avec la voix de Crowley. Peut-être avait-il passé dernièrement un peu trop de temps avec le démon.

Il devait garder la foi.

Et distribuer les miracles autant qu’il le pouvait.

.

Crowley se réveilla avec un mal de tête épouvantable, mais en vie.

Toujours ligoté à une chaise, bâillonné, non plus assis mais étendu sur ce qui ressemblait à une pelouse très mal entretenue. La position dans laquelle il était tombé à terre était extrêmement inconfortable. Il prit une inspiration pour se débarrasser miraculeusement de ses liens, lorsque les paroles de Belzébub retentirent dans son esprit.

Si tu te sers de tes pouvoirs, l’Enfer te trouvera immédiatement et t’anéantira pour cause de… dédoublement.

Était-ce du bluff ? Et, plus simplement, que signifiait « dédoublement » ?

Ils avaient joué avec le feu en intervertissant leurs rôles le temps de se sauver mutuellement, et en avaient été récompensés. Depuis plusieurs mois, le ciel et l’enfer leur fichait la paix. Pourquoi avait-il relâché ainsi sa vigilance ? Et qu’était devenu Aziraphale ? Les deux camps s’étaient-ils concertés pour se débarrasser de leurs éléments perturbateurs au même moment ?

Une sueur froide perla dans le dos du démon et il se força à se concentrer sur son environnement immédiat plutôt que sur des spéculations aussi hasardeuses que déplaisantes.

Un bruit surprenant – le bêlement d’une chèvre – retentit non loin, suivi d’un aboiement et de bruits de pas froissés, comme si quelqu’un marchait dans de hautes herbes.

Le démon se contorsionna dans l’espoir de voir quoi que ce soit. Il fut récompensé par l’apparition d’une paire de houseaux largement crottés de boue, puis de la gueule démesurée d’un dogue baveux, fort heureusement amical.

Puis une voix lui demanda ce qu’il faisait là, la tête dans la gadoue.

Une voix qui fit passer dans le dos de Crowley un frisson d’épouvante. Cette langue, cet accent…

Non… ils ne pouvaient pas avoir fait ça !

.

Parfois, le Paradis lui manquait. Parfois, il se sentait découragé. Aziraphale soupira et approcha sa chaise de la large cheminée où ronflait un feu réconfortant. Il était en train de se chauffer les mains en essayant de ne pas penser à tous ceux qui n’avaient pas ce luxe, lorsqu’on frappa à la porte.

– Entrez.

Le jeune Reginald se précipita à l’intérieur de la pièce.

– Monseigneur, il y a là… un homme étrangement vêtu qui demande instamment à vous voir.

L’ange se leva et réajusta les plis de sa robe d’un bleu profond brodée d’hermine.

– Vous a-t-il dit son nom ? Savez-vous ce qu’il veut exactement ?

Le serviteur hésita un instant.

– Ses propos sont pour le moins… incohérents, Monseigneur. Si vous le souhaitez, je peux appeler la garde.

– Non, Reginald, répondit Aziraphale sévèrement. Si ce pauvre homme a besoin de moi, il ne sera pas dit que je l’aurai chassé honteusement. Faites-le entrer.

Le jeune homme s’inclina avec un respect renouvelé et ressortit en courant. Aziraphale attendit quelques instants, mains jointes, la tête légèrement penchée sur le côté, dans une position qu’il espérait à la fois digne et affable. Il n’était pas encore tout à fait acclimaté à son nouveau rôle de prélat, qu’il avait endossé seulement deux années auparavant. Il s’efforçait de conseiller au mieux les grands de ce monde, en faisant passer ses propres idées comme celles du pape, avec un succès mitigé, il fallait bien le reconnaître.

Parfois, à voir la promptitude et l’enthousiasme avec lesquels les hommes s’entre-tuaient, il se demandait si Dieu ne leur envoyait pas des centaines de fléaux différents uniquement pour calmer leur ardeur au combat.

La porte s’ouvrit de nouveau. L’ange esquissa un sourire qui mourut immédiatement sur son visage à l’instant où il aperçut le nouveau venu.

Il lui avait pourtant expressément recommandé de ne pas…

.

Dire qu’il avait passé une des pires journées de son existence de démon était un euphémisme. D’abord parce qu’il avait été exilé dans le siècle qu’il avait le plus détesté. Ensuite parce qu’il existait déjà dans ce siècle, et qu’il ne pouvait donc pas faire usage de ses pouvoirs sous peine de créer un paradoxe temporel et de se détruire lui-même en attirant sur lui les regards de ses pairs, du camp d’en face ou – pire – de l’entité la plus à même de repérer une déchirure de l’espace-temps et de la réparer à sa manière. A savoir en éliminant le problème d’un petit coup de faux nonchalant.

Crowley se retrouvait donc en plein cœur du XIVème siècle, faible comme un humain et même davantage, car un humain a l’habitude d’être faible, alors qu’un démon réalise sans même y penser toutes sortes de miracles pour se faciliter la vie. Par exemple, il se débrouille pour ne pas être mouillé par la pluie, ou pour ne pas marcher dans le crottin, ou pour changer de vêtements à volonté. Or, se balader en plein Londres (si tant est que l’on puisse appeler Londres cette bourgade mal dégrossie) à l’époque de la Grande Peste avec des vêtements fabriqués 670 ans dans le futur n’était pas une bonne idée. Surtout lorsque l’on avait des yeux aussi… repérables que les siens et que l’on ne pouvait les dissimuler derrière des lunettes teintées.

Il lui avait fallu près de trois heures pour rejoindre la capitale à pied, se choper trois monstrueuses ampoules, arpenter en boîtant et en fixant le sol, tout en espérant ne pas se faire désigner en tant que sorcier, les rues détrempées de Londres, sous une pluie battante, et finalement arriver devant le logement cossu d’Aziraphale. Il avait réclamé qu’on lui ouvre, exigé de voir le maître des lieux, mais une angoisse le tenaillait : si le larbin choisissait d’appeler la garde, il n’avait aucune chance, et risquait fort de finir comme finirait Agnès Barge, avec trois siècles d’avance…

Fort heureusement, ledit larbin l’introduisit dans une pièce douillette, chauffée par un grand feu de cheminée. Aziraphale parut à la fois surpris et déçu de le voir et se dépêcha de renvoyer le serviteur avant de refermer soigneusement la porte.

– Crowley ? Nous nous étions pourtant convenus de ne pas nous rencontrer ici…

Le démon poussa un soupir. Ah, oui. Il avait oublié ce détail, dans sa hâte à gagner un territoire connu.

– Je suis désolé, mon ange. J’avais oublié. J’espère ne pas te causer trop de tort par ma présence.

Au regard absolument effaré d’Aziraphale, Crowley comprit qu’il venait de commettre un nouvel impair.

.

Aziraphale se hâta de refermer la porte et se retourna vers Crowley, prêt à le chapitrer dûment, mais quelque chose le retint. Il y avait chez le démon quelque chose d’inhabituel. Les vêtements, pour commencer. Ensuite, le fait qu’il fût à la fois crotté et trempé – ce qui était loin de ses habitudes : il avait beau se moquer du goût d’Aziraphale pour le confort, ils se ressemblaient sur ce point. Et, aussi, quelque chose dans le regard. Un défaut d’assurance. Une sorte d’angoisse. Peut-être même les débuts, soigneusement dissimulés derrière une feinte nonchalance, de panique.

Sans parler, bien évidemment, du fait qu’il l’avait appelé « mon ange », de façon très naturelle, comme s’il s’agissait une habitude bien établie.

Pourtant, l’ange en question s’était dès le début montré très ferme sur la question des privautés que Crowley pensait pouvoir se permettre.

– Ah, oui, 1348, marmonna le démon en s’affalant dans le plus proche fauteuil. La peste a déjà commencé ?

Aziraphale se composa une expression sévère.

– Je me doutais bien qu’une telle épidémie ne pouvait venir que d’en bas. J’imagine que vous êtes très fiers de vos petits laboratoires ?

– Non, ça ne vient pas de chez nous, répondit Crowley presque distraitement. Mon ange, j’ai un problème, continua-t-il sans se soucier des protestations que son interlocuteur crut devoir essayer d’émettre.

– Tu ne viens me voir que lorsque tu as un problème, ne put s’empêcher de faire remarquer Aziraphale, non sans une certaine acerbité qui l’étonna lui-même.

Il reprochait souvent à son vis-à-vis infernal de penser à lui avant de penser aux humains, mais il venait de se rendre compte qu’il lui en voulait en réalité parce qu’il pensait à lui-même sans tenir compte des désagréments plus ou moins importants que subissait son acolyte angélique en raison de ses décisions irrationnelles.

Le commentaire sembla tirer le démon de son apathie : il leva un sourcil aguicheur en direction de sa victime, esquissa un sourire ironique et répondit sur un ton faussement étonné :

– Tu veux dire que tu aurais envie que je vienne davantage ?

Aziraphale se sentit stupidement rougir. Crowley avait fait de la provocation son arme la plus efficace, mais jamais il n’avait franchi certaines lignes invisibles que tous deux avaient tracées d’un commun accord – tacite, mais commun.

– Je voudrais surtout que tu me dises quel est ton problème, pour que je puisse aller me coucher. La journée a été longue.

Le visage de Crowley redevint grave.

– Mon ange, déclara-t-il pour la troisième fois, il faut que tu trouves le moyen de me renvoyer au XXIème siècle.

.

Evidemment, Aziraphale prit la chose au tragique. Ce dont Crowley n’avait absolument pas besoin : il y arrivait très bien tout seul, merci beaucoup. Il savait que la situation était inextricable, que les voyages, dans l’espace comme dans le temps, exigeaient une énergie considérable, qu’il risquait à tout moment un paradoxe temporel, et que le XIVème siècle était vraiment le plus pourri de tous les siècles. Les démons qui l’y avaient envoyé avaient choisi la punition la plus adéquate pour l’anéantir entièrement, corps et esprit.

– Enfin, tu réalises que si jamais tu te croises toi-même…

Crowley coupa brusquement l’ange, qui faisait les cent pas dans la grande salle de pierre où se tordait le reflet des hautes flammes :

– Je ne suis pas totalement stupide ! Je sais quels sont les risques, merci. Le comble serait de faire advenir l’Apocalypse ici et maintenant, après l’avoir empêchée là-bas…

Il s’interrompit et jeta un bref coup d’œil vers Aziraphale. Ce dernier n’avait heureusement pas entendu cette dangereuse dernière phrase (donner des indications sur l’avenir restait le meilleur moyen de provoquer un paradoxe temporel) : il continuait sa ronde monotone, de la cheminée au fauteuil, du fauteuil à la table, de la table à la tenture, de la tenture à la cheminée. Puis, tout à coup, il se figea (à mi-chemin entre la cheminée et le fauteuil) et se tourna vers le démon avec un large sourire :

– Suis-je bête ! Il n’y a aucun risque.

Et comme son interlocuteur, passablement excédé par ce brusque revirement d’opinion qui ne coïncidait pas avec ses propres convictions, s’apprêtait à le lui faire savoir en terme choisis, Aziraphale ajouta ces mots magiques :

– Si tu arrives tout droit du XXIème siècle, c’est que tu n’as provoqué aucun paradoxe temporel. Tu n’as pas rencontré ton double, tu ne t’es pas fait repérer et tu n’as absolument rien changé, ni dans le passé, ni dans l’avenir.

Les invectives moururent sur les lèvres de Crowley. Dans des moments comme celui-ci, il éprouvait vis-à-vis de l’intelligence d’Aziraphale des sentiments contradictoires qui oscillaient entre l’exaspération et l’admiration éperdue.

– C’est une bonne nouvelle, déclara-t-il prudemment. Et en ce qui concerne mon retour à mon époque ? Une autre idée brillante ?

Les yeux de l’ange brillaient de cette lueur que son partenaire avait appris à reconnaître au fil des siècles. Et, dans une certaine mesure, à redouter.

– J’imagine que nous pourrions consulter… un spécialiste.

.

Sous le couvert de son identité précédente, qui avait tout de même duré trente-sept ans, quatre mois et dix-huit jours, Aziraphale avait eu le temps de se faire sur Terre bon nombre de connaissances utiles. L’une d’entre elles, un jeune homme de dix-huit ans à peine, qui vivait à Paris, lui semblait prometteuse. Récemment embauché comme copiste dans un petit atelier de la Rue des Ecrivains, il avait de nouveau croisé la route l’ange quelques mois auparavant, alors qu’Aziraphale revenait de Rome sous sa nouvelle identité, fraîchement intronisé légat du pape. S’étant trouvés par hasard et bien involontairement mêlés à une affaire louche (sur instigation de Crowley, l’autre, celui qui n’avait pas encore vécu jusqu’au XXIème siècle – le vrai, était tenté de dire son partenaire), le jeune Nicolas et Aziraphale s’étaient remis de leurs émotions dans une petite auberge qui ne payait pas de mine mais où l’on mangeait – sans mauvais jeu de mots – divinement bien. Ils avaient évoqué divers sujets, et parlé entre autres choses de sorcellerie…

– De la sorcellerie ? Mon ange, oublie, on doit faire profil bas.

Aziraphale glissa sur le « mon ange ». De toute évidence, six ou sept siècles plus tard, Crowley en usait avec son coéquipier de façon bien plus familière. A quoi bon le lui faire remarquer ? Ne pas poser de questions sur l’avenir était une règle bien trop importante pour qu’il osât la briser.

– Le garçon n’est pas sorcier, ni même alchimiste, du moins pas encore, mais il a hérité de son père bon nombre d’ingrédients et d’instruments qui pourraient nous servir.

– Nous servir à quoi ? Tu as une idée de la quantité d’énergie pure qu’il faut pour créer un couloir temporel ?

De nouveau, Aziraphale s’abstint de répondre au sarcasme. De toute évidence, le démon était trop angoissé à l’idée de revivre le XIVème siècle pour contrôler ses paroles. Il en était de même avec le Crowley qu’Aziraphale avait l’habitude de côtoyer (pas trop souvent, bien sûr, par précaution, mais leur « arrangement » durait depuis maintenant trois bons siècles et leur permettait d’éviter bien des désagréments) : sous le coup d’une émotion un peu forte, il avait une fâcheuse tendance à laisser libre cours à son esprit caustique. Décidément, l’exposition constante aux sentiments excessif des sentiments humains – sans parler de l’incarnation en elle-même – avait pour conséquence une certaine… contamination.

– Justement : ce jeune homme possède quelque chose qui contient suffisamment d’énergie pour te permettre de repartir d’où tu viens.

Et, comme Crowley semblait douter, l’ange se pencha vers lui et ajouta dans un murmure :

– Penses-tu que la pierre philosophale suffira ?

.

Crowley avait le mal de mer. Ce qui, pour un démon, est non seulement stupide, mais ridicule. Bien évidemment, la plupart du temps, contrairement à bon nombre de ses congénères et à bon nombre de ses adversaires, Crowley adorait avoir un corps humain. Un corps était source de plaisir dans bon nombre de circonstances, une chose tout aussi étrangère aux anges qu’aux démons. Mais en d’autres occasions moins agréables, il serait volontiers redevenu un pur esprit.

La traversée dura une éternité (la relativité de la notion du temps inhérente à l’incarnation était un autre problème) et la sollicitude de son compagnon de voyage n’arrangea rien. S’il s’était agi d’Aziraphale, le vrai, les choses auraient probablement été différentes, mais l’ange qui lui prodiguait des mots de réconfort sur le pont de ce bateau de merde qui oscillait d’une vague à l’autre… n’était pas l’ange qu’il connaissait depuis 6022 ans. Il ne lui avait pas offert d’eau bénite, qui, même s’il l’ignorait, allait lui sauver la vie. Il n’avait pas élevé avec lui le faux Antéchrist – ni le vrai, d’ailleurs. Il n’avait pas, du fond des enfers, demandé à Michel une serviette.

– Les côtes sont en vue. Je suis certain que tout ira mieux une fois à terre.

Le démon fit de son mieux pour acquiescer, mais il ne pouvait pas dire à son coéquipier à quel point la suite de leur voyage lui semblait hasardeux. Parce que la pierre philosophale, il en était certain, n’existait pas. On n’était pas dans Harry Potter, mais dans le monde réel. Un monde où « Nicolas », malgré la légende tenace qui lui collait aux os plus de cinq cents ans après sa mort, n’avait jamais manipulé le moindre athanor ni produit la plus petite goutte d’élixir de longue vie ni que dalle.

Nicolas. Bien sûr, Nicolas. Nicolas Flamel.

Crowley avait mis du temps à comprendre qui ils allaient voir à Paris. Et lorsqu’il avait enfin fait le lien, ils étaient déjà sur le bateau. S’éloigner de l’Angleterre ne semblait pas une mauvaise idée, car il croyait se souvenir qu’Hastur et Ligur traînaient à Londres à cette époque, dans le but d’étudier les effets les plus sympathiques de la peste sur les humains. Sans parler de son propre double qu’il risquait de rencontrer. Mais imaginer que Nicolas Flamel puisse lui venir en aide ? Une belle utopie, qu’il ne lui était même pas permis de dénoncer comme telle auprès d’Aziraphale, puisqu’il ne pouvait rien lui révéler de l’avenir. L’ange paraissait certain de la réussite de son projet. Il avait forcé Crowley à lui donner un lieu de rendez-vous au XXIème siècle, pour que l’Aziraphale de cette époque puisse l’y retrouver au bon moment…

Mais le démon ne partageait pas les certitudes de son compagnon. Non, il allait rester coincé ici, il en était sûr à présent, il allait crever au XIVème siècle, peut-être même de la peste, d’ailleurs, qu’est-ce qui lui disait qu’il avait juste le mal de mer, hein ? Non, c’était sûr, pesteux ou non, il allait se faire choper par les autres tarés infernaux et finir à cette époque sordide sa misérable vie de démon…

.

Paris, qui semblait une ville particulièrement prometteuse aux yeux d’Aziraphale, toujours avide de nouvelles visions et de nouvelles saveurs, était comme morte. Pas un passant dans les rues jadis si animées, pas un chat, pas un chant. Partout le silence et l’odeur de la mort. L’ange, qui avait subi depuis leur départ de Londres avec une patience somme toute angélique les récriminations défaitistes de Crowley, commençait à sentir l’humeur de son compagnon déteindre sur lui. Ce fut donc le cœur étreint par l’angoisse qu’il descendit de sa monture, obtenue à l’aide d’un miracle mineur auprès d’un loueur de chevaux de Calais, et maintenue à un bon galop grâce à un miracle un peu plus costaud.

Le jeune Nicolas logeait dans une mansarde, juste au-dessus de la petite échoppe où il était employé, non loin de Saint-Jacques-la-Boucherie. La maison semblait vide, mais il en était de même de toutes les habitations : l’ange ne se laissa pas démonter par l’absence de bruit et de lumière et frappa à la porte. A la troisième tentative, une voix se fit entendre à travers le bois :

– Qui est là ?

Aziraphale reconnut avec joie et reconnaissance la voix du jeune copiste et s’empressa de répondre :

– C’est moi, Raphaël Azi, votre ami !

La porte s’entrouvrit pour laisser passer le visage avenant de Nicolas. Son expression ne laissait aucun doute sur la joie qu’il éprouvait à retrouver son compagnon de route, ni sur l’étonnement de le voir apparaître à Paris en ces heures sombres. Sans poser de question, il fit entrer l’ange et le démon dans la modeste boutique et les invita à monter à l’étage jusque dans sa chambre.

– Par quel miracle êtes-vous arrivé en France ? s’enquit le jeune homme. Les ports sont fermés, tout commerce rompu avec l’Angleterre, où il me semble que vous demeurez depuis un an déjà…

Aziraphale détourna la question d’un vague geste de la main. Miracle bénin – les humains étaient si faciles à manipuler !

– Pour être franc, nous avons un urgent besoin de votre service, Nicolas.

– Ma vie vous appartient, répondit simplement le copiste. Je vous la dois, et bien plus.

Crowley sortit de l’apathie dans laquelle il semblait plongé depuis qu’ils étaient entrés dans la capitale française, et fronça un sourcil :

– Vraiment ?

L’ange, peu désireux de relater à son coéquipier les circonstances de leur rencontre (après tout, c’était à l’autre Crowley qu’il devait de s’être fourré dans ce guêpier, mais il ne l’avait jamais évoqué devant lui en raison du ridicule achevé dont il avait été la victime à cette occasion), s’empressa de faire les présentations.

.

Crowley s’efforça de serrer sans réticence la main que lui tendait le jeune Nicolas Flamel. Après tout, ce n’était pas de sa faute, à ce pauvre bougre, si le XIVème siècle s’avérait encore plus pourri que dans les souvenirs les plus sombres du démon. Pas de sa faute non plus s’il ne pouvait en aucune façon l’aider à retourner sous des cieux plus cléments.

Le démon était bien placé pour savoir que Flamel n’avait pas la moindre notion d’alchimie. Il avait rencontré Nicolas – ou, plutôt, allait le rencontrer dans une cinquantaine d’années. Pas de hasard là-dedans : Crowley avait été chargé (ou serait chargé, selon le point de vue) de le tenter en lui offrant la richesse et la vie éternelle. Flamel avait refusé avec une simplicité qui avait favorablement impressionné le démon. Il avait tenté beaucoup d’humains et s’était rarement heurté à une telle volonté. Comme s’il avait su, d’avance, ce qu’allait lui proposer son interlocuteur ; presque comme s’il s’était entraîné à résister.

Oh, non. Non, il n’avait pas fait ça, n’est-ce-pas ? Ou plutôt, il n’allait pas le faire ? Ce n’était pas son genre, à l’époque, d’avertir loyalement les humains qu’on l’envoyait perdre.

Un mal de tête lui vrillait les tempes et il se sentait au bord de la nausée. Une sensation typiquement humaine, déplaisante, qu’il avait expérimentée lors de divers lendemains de cuite, acceptable précisément parce qu’elle avait été précédée d’un moment particulièrement agréable.

Il s’assit lourdement sur l’unique siège de la pièce, un tabouret bancal placé devant un petit bureau où était posée une écritoire. Sa vue se brouilla. Il se retint de la main droite à quelque chose situé devant lui. L’encrier se renversa sur ses doigts tandis que tout son corps, échappant à son contrôle, basculait en arrière. Il y avait dans cette pièce quelque chose… quelque chose qui… qui…

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Lorsque Crowley s’écroula sur le sol dans un enchevêtrement de bras et de jambes arachnéens, Aziraphale s’étonna de ne pas éprouver de véritable inquiétude. Certes, il se précipita vers le démon et l’installa, avec l’aide de Nicolas, sur le petit lit de leur hôte. Mais au fond de lui, il ne pouvait s’empêcher d’éprouver, presque physiquement, la distance ou plutôt le temps qui le séparait de cette version postérieure de Crowley. C’était – pour autant qu’un ange pût se risquer à une comparaison toute humaine – comme retrouver par hasard un vieil ami, et se rendre compte après quelques minutes de conversation qu’on n’a en fait plus grand-chose à lui dire. Aziraphale expérimentait, non sans intérêt, partie philosophique et partie introspectif, des sentiments inédits. Près de 5500 ans passés sur Terre lui avaient enseigné une palette substantielle d’émotions typiquement humaines, mais celle qu’il éprouvait en ce moment précis était nouvelle. Elle lui donnait l’impression de se rapprocher de l’humanité.

– Que lui arrive-t-il ?

La voix toute proche de Nicolas Flamel tira l’ange de ses réflexions. Elle charriait une angoisse bien compréhensible : en ces temps maudits, on avait plutôt tendance à jeter à la rue les gens qui s’évanouissaient sans raison. Or, la raison de la faiblesse soudaine du démon, Aziraphale la devinait sans peine. Il avait immédiatement senti, en pénétrant dans la petite chambre de l’écrivain public, les radiations enivrantes de la Pierre Philosophale léguée au jeune homme par son père. Ni l’un ni l’autre n’avait jamais compris la puissance de ce qu’ils avaient acquis, le premier par hasard, le second par héritage.

– Mon cher Nicolas, auriez-vous conservé les instruments de votre défunt père dont vous m’avez parlé lors de notre dernier voyage ? Malgré mes piètres connaissances en alchimie, je pense être en mesure de réaliser… un petit miracle.

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Il revint à lui au milieu de volutes bleutées dont l’odeur ne lui était pas totalement étrangère. Douceâtre, un peu écœurante. Quelque chose d’un peu… angélique.

– Mon ange ? ânonna-t-il d’une voix trop pâteuse à son goût.

– Tu te réveilles ?

Crowley fronça les sourcils. Quelque chose… n’allait pas. La voix d’Aziraphale semblait lointaine, presque indifférente. Le démon fit un effort surhumain pour se hisser sur un coude et regarder par-dessus les lunettes teintées que lui avait fournies son coéquipier au moment de leur départ pour Paris. Il lui fallut quelques secondes pour accommoder.

Penché au-dessus d’un creuset (ou d’une cornue ? ou peut-être était-ce un alambic ?), l’ange faisait observer au jeune Flamel… quelque chose qui se passait dans le creuset, ou la cornue, ou l’alambic. A moins qu’il ne s’agisse tout bêtement d’une marmite ? Quoi qu’il en soit, la vapeur bleue tirant sur l’argenté qui en sortait semblait presque vivante. Aziraphale et son « ami » humain semblaient tous deux fascinés par ce qu’ils voyaient et ne prêtaient aucune attention à Crowley, qui tenta vainement de se redresser davantage.

Aziraphale se retourna enfin et offrit au démon un sourire qui oscillait entre la modestie de bon goût et le triomphe éclatant. Crowley parvint miraculeusement à s’asseoir sur le bord de la paillasse, vacilla, se rétablit en position à peu près verticale. Il sentait que s’il sollicitait de son corps davantage d’efforts, ce dernier l’abandonnerait lâchement.

Et, pour la première fois depuis le début de leur « arrangement », il n’était pas certain qu’Aziraphale l’empêcherait de tomber.

– Qu’est-ce que c’est que ça ? parvint-il à articuler presque nettement.

– Il se trouve que le père de mon bon ami Nicolas a hérité de quelques petits instruments intéressants qui m’ont permis de te concocter un élixir… revigorant.

Aziraphale fit à son coéquipier un peu discret clin d’œil et lui tendit une coupe emplie d’un liquide ambré d’où s’échappait toujours une épaisse fumée bleue aux senteurs sucrées.

Dans son autre main, il tenait une pierre, d’un rouge incandescent, reconnaissable entre toutes.

Bon sang, J.K. Rowling avait raison.

.

Aziraphale n’était pas peu fier. Il avait réussi un tour de force qu’aucun alchimiste n’était jamais parvenu à approcher, même de loin. La pierre philosophale, il n’avait fallu qu’un coup de chance pour la trouver. Mais l’élixir de longue vie ? Avec un matériel aussi peu sûr que celui qu’il avait extirpé des affaires du jeune Nicolas ? Il s’agissait d’un vrai miracle – et c’était lui, lui, Aziraphale, qui l’avait réalisé.

Il se tourna vers Crowley et lui tendit son œuvre. Il ne pouvait voir la lueur d’admiration qui devaient briller au fond des yeux ophidiens soigneusement dissimulés derrière des verres teintés, mais la bouche béante du démon en disait assez long sur son ébahissement.

L’ange ne bougea pas lorsque Crowley se redressa avec peine sur le lit branlant. Il connaissait suffisamment Crowley pour savoir qu’il n’acceptait de l’aide de la part de son angélique partenaire qu’en cas d’extrême nécessité – et qu’il en éprouverait par la suite un ressentiment durable. Aziraphale avait à plusieurs reprises essuyé des reproches injustifiés après avoir offert au démon son soutien et sa compassion. Il n’avait pas envie de voir ce glorieux moment gâché par une remarque acerbe.

Crowley prit d’une main tremblante la coupe que lui tendait Aziraphale.

– Qu’est-ce que je dois en faire ? demanda-t-il d’une voix si basse que l’ange l’entendit à peine.

– L’élixir de longue vie, conjugué à la pierre philosophale, t’apportera l’énergie nécessaire pour que tu refasses en sens inverse le voyage qui t’a mené jusqu’ici.

– Tu es sûr de toi ? Parce que j’ai l’impression, ajouta le démon en désignant du menton la pierre incandescente, que cette chose ne m’apprécie pas du tout.

Aziraphale ressentait, tout comme Crowley, le pouvoir qui émanait du minerais, mais il le savait bénéfique. Il savait que l’élixir qu’il avait créé, couplé à la puissance de la pierre, pouvait renvoyer le démon à son époque.

Depuis qu’il était arrivé à Londres, crotté jusqu’aux cheveux et perdu dans un siècle qui n’était pas le sien, Crowley n’avait cessé de râler. Ne pouvait-il lui faire confiance, pour une fois… ?

Dans un mouvement presque inconscient, il ouvrit la main du démon et y déposa de force la pierre rouge.

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Crowley connaissait la douleur. En tant que démon, il l’avait parfois infligée. Pas souvent, car il n’était pas de ceux qui prennent plaisir à la souffrance des humains, ce qui lui avait valu bon nombre de remarques de la part de ses congénères les plus sadiques. Mais enfin, « faire mal aux gens » entrait dans la description du job, et, parfois, il ne pouvait pas y couper. En tant qu’être incarné, il avait éprouvé la douleur à plusieurs reprises, et s’en était étonné presque à chaque fois. Trop humain, auraient immédiatement conclu ses supérieurs avec mépris.

La souffrance qu’il éprouva au contact de la pierre était… différente. Il ne pouvait la comparer à rien de ce qu’il avait connu. Ce qui ne signifiait pas qu’elle était moins désagréable.

– Crowley ? Que se passe-t-il ?

Dans un brouillard rouge, le démon aperçut le visage d’Aziraphale penché vers lui. Derrière, en retrait, se dessinaient vaguement les traits indistincts de Nicolas Flamel. Crowley porta à sa bouche la coupe emplie de l’élixir de vie et en avala le contenu sans réfléchir. La douleur atteignit une intensité qu’il n’aurait pas crue possible, mais il voyait à présent, devant lui, les nombreux chemins du temps qui lui étaient offerts…

– Flamel ? murmura Crowley dans un effort surhumain (ou surdémonique) pour demeurer conscient. Dans quelques dizaines d’années, vous me trouverez de nouveau sur votre route. Ne me laissez pas vous tenter. Sous aucun prétexte.

Le jeune homme acquiesça, blême et hagard. Crowley se retourna vers Aziraphale.

– Mon ange… Je voudrais…

Il aurait voulu lui dire quelque chose de gentil, pour une fois, mais la douleur fit place à un déferlement d’énergie qu’il n’aurait jamais cru possible. Les couloirs du temps s’ouvraient devant lui. Il s’y engouffra, dirigeant le formidable pouvoir qu’il sentait pulser en lui vers l’époque qu’il cherchait à atteindre. Une lumière aveuglante… l’aveugla, puis il bascula en avant.

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Il s’était écoulé près de sept siècles, mais le souvenir de cette journée passée à Paris n’avait jamais quitté sa mémoire, et avait même hanté certaines de ses nuits.

Et s’il s’était trompé ? Si la pierre philosophale n’avait pas conféré à Crowley le pouvoir de naviguer sur la rivière du temps ? Si la puissance dégagée par l’élixir avait été trop forte, et si le démon n’y avait pas résisté ?

Et si, et si, et si ? Parfois, Aziraphale détestait le corps humain qu’il portait et les sentiments qui y étaient naturellement liés. Il avait passé six cent soixante-dix ans sans jamais dire un mot de cette journée de 1348 au terme de laquelle l’autre Crowley avait brutalement disparu, les doigts crispés sur la pierre philosophale. Ce qui ne voulait pas dire qu’il n’y avait pas pensé régulièrement. La veille, lorsqu’il avait laissé Crowley après une soirée passée dans un petit restaurant indien qui venait tout juste d’ouvrir, il avait été tenté de lui recommander la prudence, de tout lui raconter, de lui proposer de s’enfuir afin que Belzébub ne puisse pas le retrouver. Il avait tenu bon, pourtant. Comme tout ange qui se respecte, il n’ignorait pas que manipuler le temps était dangereux.

Mais il avait passé une très mauvaise nuit, avant de prendre, très tôt, le bus pour Tadfield. Il ne s’était pas arrêté chez Anathéma, mais avait dépassé la maison d’Adam et continué vers la forêt. Une fois arrivé à la clairière où les enfants avaient installé leur balançoire, il s’était assis sur le pneu et avait attendu.

Lorsque neuf heures avaient sonné au clocher voisin, il s’était levé, prêt à tout. Mais les secondes s’étaient égrenées sur sa montre à gousset jusqu’à ce que la grande aiguille atteigne une minute, puis deux, puis trois.

Parfois, Aziraphale détestait le corps humain qu’il portait et les sentiments qui y étaient naturellement liés.

Il était presque neuf heures dix lorsque Crowley se matérialisa à quelques mètres de lui. Et lorsque l’ange se précipita à ses côtés, il réalisa qu’il avait oublié de respirer pendant ces dix interminables minutes.

– Mon ange… murmura le démon en prenant appui sur lui, la main droite toujours refermée sur la pierre. Je hais le XIVème siècle.

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La pierre philosophale n’était plus entre ses doigts rougis qu’un vulgaire caillou. Grisâtre, inerte, sans pouvoir. Un ticket de métro temporel à sens unique.

– Merci, murmura Crowley avec une ferveur rare chez lui.

Son acolyte céleste esquissa un petit sourire gêné.

– Ce n’est rien, vraiment.

Le démon se retint de répondre quelque chose de sarcastique. Il avait tout le temps du monde pour cela.


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