Illusions d'un esprit errant
Chapitre 1 : Illusions d'un esprit errant
6554 mots, Catégorie: T
Dernière mise à jour il y a 6 jours
Par une journée ensoleillée de mars 2009, dans la cour d’école primaire de Grandview, Melinda Gordon, une trentenaire vêtue d’un manteau beige sous lequel se voit un complet brun, mains dans les poches, lunettes solaires sur son nez, regardait les enfants jouer. Tout à coup, elle remarque un esprit errant près d’un module à jeux. Intriguée, convaincue que tous les esprits errants des anciens patients du Docteur Calvin Byrd sont partis dans la Lumière, la passeuse tourne sa tête vers sa direction. Elle le détaille : un homme vers la trentaine, aux cheveux brun très foncé, vêtu d’une camisole de force blanche qui entrave ses bras et d’un pantalon brun. Dans ses yeux marron-vert, une expression de frayeur. Melinda pense « Il semble être un patient d’asile… Je ne me souviens pas de l’avoir vu parmi la multitude de patients dans le sous-sol de l’école… Il fait vraiment pitié… Je dois l’aider… » (1)
L’esprit errant, ayant remarqué que le brunette l’a vu, s’approche d’elle. Il murmure dans un anglais impeccable :
– Vous me voyez ?
D’un ton sûr, elle répond :
– Oui… Quel est votre nom ?
D’une voix tremblante, l’esprit répond :
– Ante Milenković…
– Pourquoi restez-vous encore parmi les vivants ?
– Je voulais expliquer… à quelqu'un… la vérité de mon internement…
Melinda fronce des sourcils. « Il semble être un original, celui-là. »
Elle s’éclaircit la voix puis demande :
– Pouvez-vous me dire alors votre version des faits ?
Ante demeure silencieux pendant quelques secondes puis affirme d’un ton neutre en secouant la tête :
– Mais avant de commencer, Madame…
D’un ton affable, la passeuse d’âmes se présente :
– Melinda Gordon.
L’esprit reprend :
– … Vous devez savoir que je suis un citoyen de Grandview originaire de Šljivovica, un village dans le Royaume de Yougoslavie… Aujourd’hui, vous direz que c’est en Serbie… J’y suis né le 5 avril 1930… J’ai quitté mon village natal en… Laissez-moi me rappeler la date… En 1949… Pour m’établir à Grandview…
La passeuse d’âmes l’interrompt d’une voix douce :
– Pour quelle raison avez-vous quitté la Serbie ?
– En raison d’une bagarre dans la taverne du village…
Bio sam u kafani kod debelog to je selo do mog
Opet smo se zarakijali, tekmu gledali,
Navijali plakali smijali
Dok smo meze imali
E a kad je nestalo meze
Poče priča bez veze.
J'étais dans la taverne chez le gros homme dans un village voisin
où nous nous sommes saoulés de la rakija, en regardant une partie,
nous avons applaudi, pleuré et ri
Tant que nous avons de apéritifs
Et quand il n'y avait plus d'apéritifs
L'histoire commence en désordre.
Ante Milenković fait une courte pause silencieuse puis reprend son récit :
– J’avais été dans la taverne du village avec un ami, Mate, et mon parrain, Goran, nous avions alors regardé une partie de foot… En buvant de la rakija… On avait trouvé cela amusant… Nous avions fait des blagues… Après plusieurs verres, nous avions été ivres… Et c’est à ce moment que toute l’histoire avait commencé…
Melinda, perplexe, fait un signe rotatif de sa main droite de développer en pensant : « Mais où veut-il en venir ? »
L’esprit poursuit d’un ton neutre :
– Le propriétaire de la taverne…
Debeli radi sranja,
Reko kumu da me odveze
Kum mi kaze ne može
Pio pive češke
šta ću, reko, ljudi odo ja sad kući pješke
A noge mi teške sve je to od cuge
Čeka me tri kilometra imam četiri pljuge
Nemam mi druge moram kroz ono polje
Do američke baze pa od šumarka do groblja
Moram pratit eno one tam' četri staze.
Le gros homme fait n'importe quoi
et demande à mon parrain de me ramener
Mon parrain dit qu'il ne peut pas
car il a bu de la bière tchèque
Dans ce cas, dis-je, je pars jusqu'à la maison à pied
mais mes jambes sont lourdes, tout ça à cause de l'alcool
Trois kilomètres m'attendent et j'ai quatre charrues
Il n'y a pas d'autre chemin que de passer à travers des champs
De la base américaine puis du bosquet au cimetière
Je dois suivre les quatre stations là-bas.
Ante se tait pendant quelques secondes, cherchant ses souvenirs, les yeux dans le vague. Melinda attend avec impatience la suite de son récit. Il poursuit d’une voix songeuse : – Euh… Désolé… Le barman avait alors demandé à mon parrain de me raccompagner chez mon père, où je vivais alors… Celui-ci lui avait dit qu’il ne pouvait pas, car il était ivre de rakija et de bière tchèque… De sorte que je devais retourner par moi-même à pied… Je savais que la maison était à trois kilomètres de la taverne… Le village est quand même grand… Après une forêt… Il a fallu longer une base américaine puis un cimetière….
Melinda fronce des sourcils, perplexe, en pensant : « Il me semble que les Américains n’avaient pas de base en Serbie dans les années 1940… »
L’esprit bredouille :
– Euh… Désolé… Les bases américaines n’étaient pas là de mon vivant… C’est plus tard que je les ai remarqué… Lorsque j'ai voulu voir mon coin natal, car je m’ennuyais à regarder les mêmes rues grises de Grandview… Mais je me rappelle de la sensation de lourdeur dans mes jambes… C’était de mon vivant… Et donc j’avais passé à travers un champ, pour revenir à la maison paternelle…
Il s’interrompt encore une fois, les yeux dans le vague.
Pičim ja, a mjesečina prati
Već sam blizu baze, čuju se agregati
Tu ću se popišat i usput istegirati
Ma ništa za to nek me tuži americki NATO.
Je bois, mais la pleine lune me suit
Je suis déjà proche d'une base, on entend les agrégats
Je vais pisser là et chemin faisant je vais m'allonger (là)
Tant que je ne suis pas poursuivi en justice par l'OTAN américain.
Après un moment de silence, l’esprit serbe continue son récit :
– Je me rappelle que c’était le soir, de sorte que j’avais été guidé par le clair de lune… Et plus tard, quand je suis revenu au même endroit, sans mon corps, je me suis alors trouvé devant une base américaine… Ceci m’a tellement énervé que j’ai voulu pisser dessus…
Melinda, perplexe, fixe l’esprit, interdite, en se demandant comment une telle action pourrait être possible sans un corps.
Ante, ignorant les pensées de son interlocutrice, affiche un sourire malin au coin des lèvres et s’exclame d’un air joyeux :
– Et j’y suis parvenu en possédant un jeune homme du village qui était dans la taverne…
Il s’exclame d’un ton sérieux :
– Ça leur apprendra à occuper la Serbie !
Il reprend après s’être éclaircit la voix :
– J’en ai profité de la situation, d’autant plus que j’ai su qu’ils n’ont pas pu me poursuivre en justice… Ça a été trop drôle ! Après, je suis désolé pour mon compatriote… Désolé pour cette divagation…
La passeuse d’âmes soupire.
Nek me tuže kad sam pijan boli me briga
Nek mi rade šta god hoće
Nek me sada vide kako rigam
Hajde izađite svi iz baze da vas prebijem (2)
Qu'ils me poursuivent en justice quand je suis ivre, je m'en fiche
Qu'ils me font ce qu'ils veulent
Qu'ils me voient alors maintenant en train de vomir
Allez, sortez tous de la base pour que je vous batte
Ante, petit sourire nostalgique aux lèvres, s’exclame :
– Mais, attendez ! Je dois ajouter encore un dernier détail !
Il continue d’une voix songeuse :
– J’ai trouvé très intéressante cette possession…. J’ai eu l’impression de vivre à nouveau… D’ailleurs, ce jeune homme m’a rappelé moi-même… Ça ne n’allait pas me rajeunir ! J’ai profité de ce moment pour provoquer les messieurs dans la base en vomissant non loin de la clôture… Et je me suis battu avec l’un d’eux qui est sorti… Puis un autre…
Il s’exclame d’un ton enjoué :
– C’était digne des contes ! A être raconté par les prochains guslars !
Devant le regard étonné que lui jette Melinda, il précise aussitôt :
– Désolé, Madame… Un guslar est un poète épique, qui s’accompagne d’un instrument de musique, la guzla, qui est un instrument à cordes traditionnel des Serbes…
Son interlocutrice manifeste sa compréhension d’un mouvement de tête positif.
Prošao sam kraj baze ulazim u šumarak
S desne strane mi je od potoka jarak
Sve je oko mene mračno
I to mi je strašno pogledam na sat
Ono dvanaest sati tačno
Nešto iza mene šušnu ja stade ko pod ručnu
Pogledam iza sebe reko: „Ko ga jebe!“
Nastavim dalje iza mene šušti ko ludo
Od straha mi se već uvuklo moje desno mudo.
Je passe près de la base
À la droite du ruisseau se trouve un fossé
Tout est noir autour de moi
Et je trouve cela terrible et je regarde sur ma montre
Il est minuit pile
Quelque chose derrière moi bruissait et s'arrête sous ma main
Je regarde derrière moi en me disant à moi-même : « Je m'en fous ! »
Je continue mais derrière moi, le bruissement se poursuit comme un fou
De peur mon testicule droit s'est retiré.
L’esprit poursuit sur un ton songeur, agitant ses bras comme s’il aurait joint ses mains devant lui si ses si ses bras n’auront pas été dans une camisole de force :
– Après cet affrontement héroïque, j’ai cessé ma possession pour regarder attentivement le paysage aux environs… C’est ainsi que j’ai remarqué qu’il n’a pas beaucoup changé… Le même ruisseau intact, les mêmes buissons… Ça a été époustouflant ! De jour, bien sûr, car de nuit, le même paysage est très angoissant… Le moindre bruit m’avait fait peur… Lorsque, vivant, jeune et ivre, j'avais passé par ce même endroit… Seulement, j’ai été plus intrépide que sobre… Ou plutôt… J’avais fait semblant d’être intrépide…
Ma reko to je ludo, Edo ti ne vjeruješ u ove stvari
Sjetih se priča o prikazama što pričaju stari
Okrenem se naglo - totalna tišina
Nastavim hodat dalje iza mene čuje se živina
Čuje se stampedo neki glas se dere
„Edo sad si gotov!“
Trčim ko da u guzici imam motor
Od silnog straha počeo sam moliti Alaha, Isusa i Krišnu
Od silnog straha u gaće ja pišnu.
Je me dis que c'est une folie, Edo tu ne crois en ces choses-là
Souviens-toi des histoires des illusions que disent les vieux
Je me retourne brusquement – le silence total
Je continue à marcher mais derrière moi j'entend des volailles
Une bousculade s'entend puis une voix qui crie
« Edo tu es maintenant fini ! »
Je cours comme si j'avais un moteur aux fesses
De peur, je prie Allah, Jésus et Krishna
De peur, je fais pipi dans mon pantalon.
Ante murmure :
– Excusez-moi, encore une fois, pour cette divagation…
Melinda réplique d’une voix douce :
– Ce n’est pas grave…
Elle pense : « Comme si j’ai le choix ! Son histoire n’est pas du tout pour les petits enfants… Autant mieux alors qu’il la raconte à moi… »
L’esprit poursuit :
– Eh bien, j’avais considéré les bruissements comme étant inoffensifs… Mais dans le silence de la nuit, je m’étais retourné au moindre bruit… Tout à coup, j'avais cru entendre une voix… Que je ne parviens pas encore aujourd’hui à identifier… Dans tous les cas, pas une voix humaine… L’effet d’une hallucination en raison de l’alcool ingéré… Comme si j'étais tombé dans une autre dimension… Je sais pas trop comment l’expliquer.
Melinda pense ironiquement en bougeant nerveusement ses mains dans les poches de son manteau : « Drôle de manière de voir les esprits ! Heureusement que je n’ai pas besoin de passer par l’alcool pour les voir… Sinon je serai plus ivre que sobre ! »
Son interlocuteur, ignorant ses pensées, continue, les yeux dans le vague :
– Je n’y avais pas prêté attention à ces voix derrière moi, tant que l’une d’elles avait crié quelque chose du genre : ‘‘Ante, tu es fini !’’ Ça semblait être une réelle menace… Alors, j’avais couru très vite, jamais aussi rapidement de ma vie… Je ne ressentais plus mes jambes… Je pense que j’aurais pu me candidater pour les jeux olympiques d’été… De peur, j’avais prié Dieu de me sauver du danger… Comme ma copine, à l’époque, avait été musulmane, la petite Fatima de Bosnie, j’avais prié même Allah pour avoir toutes les chances de mon côté… Comme j’avais un peu lu au sujet des croyances indiennes, j’avais prié aussi Krishna dans mon désespoir !
Reko, smiri se Edo, sve je to, ba, u tvojoj glavi
Pogledam desno vidim tam nešto je u travi
To je sigurno ma reko, sigurno neki pas
Kad se začu glas kaže: „Maajka eto nas!“
Tješim se ko fol sigurno je alkohol
Sigurno kumova trava u svakoj koski mi strava.
Je me dis de me calmer, Edo, tout cela est dans ta tête
Je regarde à ma droite et je vois là-bas quelque chose dans l'herbe
Je me dis que ça doit être un chien
Lorsqu'une voix se fait entendre : « Maajka nous voici ! »
Je me rassure en me disant que c'est certainement en raison de l'alcool
Il est certain que l'herbe de mon parrain me fait peur.
Ante soupire puis se tait. Il demeure silencieux pendant plusieurs minutes, qui semblent être une éternité pour son interlocutrice, qui flâne lentement dans la cour d’école, attendant avec impatience la suite.
Melinda est perplexe, pensant : « Où veut-il en venir avec toute cette histoire ? »
L’esprit errant inspire et expire bruyamment puis rejoint la passeuse d’âmes.
Il s'exclame, en agitant ses bras devant lui :
– Attendez ! Ne partez pas si vite ! Je n’ai pas fini mon histoire !
Étonnée, la bouche en o, les yeux écarquillés de surprise, elle le fixe avec insistance. « Enfin une suite ! »
Il continue d'une voix tremblante :
– J'avais essayé alors de me raisonner, mais lorsqu’une voix avait hurlé : « Milenković, nous voici ! » J'étais mort de frayeur, surtout que tout me faisait alors peur… Même l’herbe près d’un terrain familier… Car la maison de mon parrain était très proche de la forêt… Je m’étais alors dit que ça devait être dans ma tête… À part que j’avais été certain qu’il y avait vraiment un chien allongé dans l’herbe… Peut-être mon cerveau fou, influencé par l’alcool, me joue des tours… C’était, par ailleurs, au cours de l’une de ces soirées de beuverie que je m’étais battu avec un autre client régulier de la taverne… De sorte que j’avais quitté mon village natal pour m’établir à Grandview… Peu avant mon départ, je m’étais disputé avec Fatima et elle avait décidé de rompre notre relation. Cette rupture m’avait vraiment déprimé…
Reko sam sebi: „Edo sve je ok!“
Sjeti se one knjige od one Luise Hej
Misli pozitivno, evo tu je kraj šumarku
Začu se glas kaže
„Drugi put ćemo ti jebat majku!“
Je me dis à moi-même : « Edo, tout est correct ! »
Souviens-toi du livre de Louise Hay
Pense positivement, et nous voilà à la fin du bosquet
Une voix se fait entendre et elle dit
« La prochaine fois, nous baiserons ta mère ! »
L’esprit errant s’éclaircit la gorge puis continue d’un ton ému :
– Une autre fois, alors que je me suis ennuyé de mon coin natal, j’y suis revenu encore une fois en tant qu’âme seule… Car j’étais déjà… comment vous diriez… mort…
Melinda secoue imperceptiblement la tête de haut en bas.
Son interlocuteur reprend la parole :
– Et bien, j’ai suivi un autre jeune homme qui est alors sorti de la taverne… Il a entendu les mêmes voix que moi de mon vivant… Je l’ai immédiatement compris par la frayeur qu’il éprouvait… De sorte que je pense que la forêt est peut-être réellement hantée par Dieu-sait quels esprits…
Elle l’interrompt d’une voix douce :
– Monsieur, êtes-vous sûr de les avoir réellement vu, même en tant qu’esprit errant ?
– Je ne le sais pas… Je pense bien que oui… Peut-être que oui, peut-être que non… Je n’en suis plus certain… Dans tous les cas, j’ai trouvé bizarre la manière dont ce jeune homme a ignoré ces apparitions…
Melinda, yeux mi-clos, expression d’ennui sur son visage, pense : « Mais sérieusement, où voulez-vous en venir avec autant de divagations ? Ne pouvez-vous pas aller droit au but ? »
Moue renfrognée au visage, l’esprit errant réplique :
– Un peu de patience, Madame !
Son visage se déride et il murmure dans sa barbe :
– Qu’est-ce que je disais ? Ah, oui !
Ante, en regardant d’un air sûr la passeuse d’âmes, poursuit d’une voix vibrante :
– Le jeune homme qui a ignoré les apparitions… D’une manière originale et optimiste… Je dirai, naïve… Il s'est dit à lui-même que tout est correct et qu’il lui suffira de relire le livre de Louise Hay… Quel est le titre, déjà ?... Transformez votre vie…
La passeuse d’âmes hausse les épaules, ignorant le livre auquel il fait allusion.
Son interlocuteur poursuit :
– En tout cas… il s’est dit de relire ce livre qu’il a dans sa bibliothèque… Quand il reviendra de sa gueule de bois… J’ignore s’il avait réellement lu le lendemain ce livre… Je ne suis pas resté à ses côtés… Dans tous les cas, à la fin du bosquet, j'avais entendu – en tant que corps et âme – une voix qui menace ma mère… Il l’avait menacé de la baiser… Mais aussi de la rendre malade, de la rendre folle…
Melinda fronce des sourcils : « Vous ne les avez quand même pas cru ? »
Il confirme en secouant sa tête de haut en bas. Il murmure :
– Je ne me rappelle pas de ce détail… Au moins, j’avais répliqué que s’il osait toucher ma mère, je baiserai la sienne… De sorte que la voix n’avait pas répété deux fois la même menace… Comprenant le sérieux de mon affirmation !
Mi smo prikaze
Ne traži dokaze
Nemoj tražit nas
Vrišti na sav glas.
Nous sommes des illusions
Ne cherche pas de preuves
Ne nous cherche pas
Crie à pleins poumons.
Ante s’éclaircit la voix puis affirme d’un air craintif, en regardant rapidement à gauche et à droite :
– Mais que je revienne à moi… Je me souviens que lorsque j’étais revenu ivre de la taverne, j’avais entendu des voix… qui m’avaient dit de ne pas chercher des preuves de leur existence… J’avais regardé autour de moi… Je n’avais vu personne, mais j’avais entendu encore ces voix… Une fois, j’avais même vu des formes diaphanes qui couraient derrière moi… En panique, j’avais crié à pleins poumons « Au secours ! »… Sauf qu’il me semblait que personne n’avait entendu mon cri de détresse… J’avais alors poussé un cri… un cri animal… Mais pas plus de réaction… J’avais crié parce que les formes diaphanes avaient voulu me saisir… sans doute… pour m’étouffer… J’avais couru aussi vite que mes jambes le pouvaient… Pour leur échapper…
Mi smo prikaze
Ne traži dokaze
Nemoj tražit nas
Vrišti na sav glas.
Nous sommes des illusions
Ne cherche pas de preuves
Ne nous cherche pas
Crie à pleins poumons.
Melinda fait une grimace mais elle se ressaisit et murmure d’un ton cordial :
– À votre avis, ces voix que vous avez entendues sont-elles donc des illusions, ou bien sont-elles des personnes réelles qui auraient pu être cachées dans la forêt… Qu’en pensez-vous ?
Ante, en baissant la tête, murmure :
– Je… ne pense pas que… ce soit des personnes réelles… Mais des illusions… Car je les avais entendus à nouveau lorsque j’avais bu trop d’alcool pour fêter mon arrivée à Grandview…
Melinda soupire discrètement et cligne des yeux en pensant : « Quel est le rapport avec son internement dans l’asile ? »
– Car j’en avais parlé à un docteur, qui m’avait alors envoyé chez le Docteur Calvin Byrd… Depuis que j’étais entré dans l’asile, le Valley Spring Sanatorium, deux hommes m’avaient mis une camisole de force…
Il agite ses bras et ajoute :
– Celle-là même… Je ne l’avais pas quitté depuis… Je suis même mort avec elle…
Melinda l’interrompt d’une voix douce, en levant son index droit :
– Excusez-moi, mais quelles sont les dernières choses dont vous vous souvenez ?
Ante demeure pensif pendant quelques minutes, les yeux dans le vague, le front plissé. Il murmure :
– À vrai dire, pas grand chose… Les mêmes murs blancs de l’asile… J’avais été allongé sur un lit… Des docteurs ou d’autres membres du personnel de l’asile m’avaient amené dans la salle de torture… Je sais seulement qu’un docteur avait commencé une thérapie d’électrochoc… J'étais assis sur une chaise, avec des électrodes sur tout mon corps et un chiffon dans ma bouche pour étouffer les cris de douleur…
Melinda ne peut pas réprimer pendant une fraction de seconde une grimace. Les souvenirs de la vision de Greer Clarkson lui reviennent en mémoire(3). Elle tremble légèrement malgré elle. Elle regarde derrière son interlocuteur pour se ressaisir.
L’esprit continue d’une voix tremblante, les yeux agrandis de peur, tête légèrement tremblante :
– En effet, c’est douloureux que de ressentir l’électricité traverser mon corps… Au moins, je sais comment se sentent les ampoules… À la seule différence que je suis un être vivant…
La passeuse d’âmes fait une moue à une telle comparaison en pensant : « Décidément, cet esprit a un humour vraiment particulier ! »
Il fait une courte pause, en ignorant les pensées de son interlocutrice, puis reprend d’une voix songeuse :
– Je sais que c’était en avril 1960… J'étais sorti de mon corps au milieu de la thérapie… Car j’avais lu le dossier, alors que l’associé du Docteur Calvin Byrd avait consigné des informations dedans… Pour ensuite le ranger dans les archives… J’avais alors réalisé que j’étais défunt, puisque j’étais aux côtés de l’assistant sans que ce dernier ne m’a remarqué… De même, les autres infirmières, patients et docteurs… Comme si personne ne m’a vu…
Još kilometar do kuće a srce mi tuče
Groblje je lijevo, reko, sad sam još gore najebo
A možda i nisam, ja sam jedan dobar insan
Možda ima sreće pa da mirno završi veče, al neće
Iz jednog mezara izlazi nešto ko para
Tu se nešto ukazalo djedu pričala mi stara
Na putu ispred mene izleti crna mačketina
Vidim je jasno već sam reko,
Osvjetljava mjesečina.
Encore un kilomètre jusqu'à la maison et mon cœur bat la chamade
Le cimetière est à gauche, et je me dis que c'est encore pire
Ou peut-être pas, parce que je suis une bonne personne
Peut-être que j'aurai la chance que le soir se termine bien, mais tel n'était pas le cas
D'une tombe quelque chose sort comme une vapeur
C'est sans doute une apparition, comme ce qui avait apparu jadis à mon grand-père, à ce que [ma mère m'avait dit
Sur le chemin devant moi un gros chat noir apparait
Je le voit clairement,
Éclairé par la pleine lune
Ante soupire, agite ses bras devant lui et continue d’un air triste :
– Mais je reviens à ce que je disais… Cette promenade s’était poursuivie et j’avais passé devant le cimetière local… Sans doute je m’étais perdu… Il me semble que le cimetière était à l’extérieur du village… Mais cela n'a pas d’importance… En tout cas, j’avais paniqué et j’avais voulu sérieusement revenir dans la maison paternelle… Jusqu’à ce que, sans crier garde, une forme diaphane apparaisse devant moi… J’avais déjà entendu une telle histoire de mon grand-père maternel… Il avait été un alcoolique, qui, ivre, avait vu un fantôme, dont je ne me rappelle plus du nom… De lui, mon grand-père avait su certaines choses… Mais aussi, lorsque j’ai suivi l’un des jeunes hommes, alors que j’étais un esprit… Nous avons rencontré un chat noir… J’ai crié à l’intention de l’animal : « Va-t-en, suppôt du Diable ! » Mais il n’a pas bougé d’un pouce. Je me souviens qu’il a paru sinistre, ainsi éclairé par le clair de lune… Son pelage a brillé d’une lueur irréelle… Et ses yeux verts ont paru possédés… Vivant, j’en avais rencontré un… Les mêmes yeux verts possédés… Qui avaient brillé d’une lueur démoniaque… Et le même pelage noir éclairé par le clair de lune…
Joj, joj, Bože moj, mačka na putu čeka me - ne bježi
Kad sam joj priš'o - ona reži
Prolazim kraj nje pravim se ne obraćam pažnju
Razmišljam o pecanju, o mesu na ražnju
Razmišljam o muzici
O Laninoj guzici, hip hop-u
A jebena mačka me prati u stopu
A onda se začu onako glas ko u plaču kaže:
„Na tebi je red, zadnji put ti se izvuko djed!“
Ah, Ah, Mon Dieu, un chat sur le chemin m'attend – ne fuis pas
Quand je le dépasse, il grogne
Je passe près de lui mais je n'y prête pas attention
Je pense à la pêche, à la viande sur la broche
Je pense à la musique
aux fesses de Lana Vuković (Miss Beauté de la Croatie), au hip hop
Mais le foutu chat me suit de près
Alors, une voix s'entend, qui dit en pleurant :
« C'est ton tour, car la dernière fois ton grand-père s'en est sorti ! »
L’esprit errant, d’une voix vibrante, en se rapprochant encore plus de Melinda :
– Je m’étais dit de ne pas fuir, mais je suis superstitieux… Rencontrer un chat noir… C’était le signe que j’allais être interné dans l’asile… C'est tellement évident ! Seulement, à l’époque, jeune et insouciant que j’étais, je ne l’avais pas compris ainsi… De sorte que j’avais alors passé près du chat noir en pensant à autres choses pour calmer la panique qui s’était emparée de moi… J’avais préféré penser à la pêche de la veille, ou encore à la viande sur la broche qui avait été un déjeuner très bien préparé par mon père, qui était un excellent cuisinier… J’avais aussi chanté quelques chansons patriotiques pour m’encourager, telles Marš na Drinu et Tamo daleko… Ou encore de penser aux fesses de ma Fatima… qui est plus belle que n’importe quelle mannequin… Tout était plus intéressant que l’angoisse du chat noir dans une forêt… Mais le chat m’avait suivi… Et soudainement, j’avais entendu à nouveau cette voix désincarnée et larmoyante… Elle avait dit quelque chose du genre : « Là où ton grand-père s’est sauvé, tu n’y parviendras pas ! » J'avais alors compris que la menace était très sérieuse…
Ante fait une courte pause puis continue sur un ton triste :
– Je comprends maintenant, avec la distance, que cette menace avait été réelle… Ces illusions avaient été pour moi des personnes réelles… Aussi réelles que vous et moi… C’est pourquoi mon docteur, lorsque je lui avais dit que j’entendais des voix, il m’avait conseillé d’aller voir le Docteur Calvin Byrd…
Melinda l’interrompt d’une voix douce :
– Êtes-vous sûr que ce n’étaient pas des esprits que vous avez entendu ?
Elle pense : « Comme mon ami le professeur Éli James… »
L’esprit, ignorant sa pensée, balbutie :
– Je ne suis pas certain que ce soit des esprits… Mais peut-être que vous avez raison… En tout cas, ça expliquerait pourquoi les autres n'entendaient pas les mêmes voix que moi…
– Est-ce que vous entendiez ces voix même en étant sobre ?
– Je n’y avais pas prêté attention, pour être honnête…
Melinda soupire en laissant mollement retomber ses bras le long de son corps. « Merci quand même de votre réponse ! »
Sijed, blijed počnem trčat, do kuće sam par koraka
Vidim upaljeno svjetlo, dobro budna je majka
Otvaraj stara, stara da otvori vrata
„Tiše, Edo sine, znaš da spava ti tata!“
Trebalo je dva sata da se smirim, familiji da kažem
Svi su mislili da umišljam, serem i da lažem
Jedina koja mi vjeruje sve ovo je moja majka
Jedino ona shvaća zašto se i sada bojim mraka.
Les cheveux gris, le visage blême, je me mets à courir, je n'ai que quelques pas jusqu'à la [maison
Je vois qu'il y a une lumière, c'est que mère ne dort pas encore
Mère, ouvre, Mère ouvre la porte
« Chut, fils Edo, tu sais que ton père dort ! »
Il m'a fallu deux heures pour me calmer et pour dire à ma famille (ce qui s'est passé)
Tous ont pensé que j'ai inventé, que j'ai blagué et que j'ai menti
La seule qui croit en toute cette histoire est ma mère
La seule qui comprend pourquoi j'ai encore peur de l'obscurité.
Ante demeure silencieux, front plissé, tête baissée, perdu dans ses souvenirs. Après quelques minutes, il murmure :
– Du coup, j’avais couru au plus vite pour revenir… Une fois rendu devant la maison paternelle, j'ai aperçu une lumière. J’avais frappé à la porte, pensant que mère ne dormait pas encore… Sans doute qu’elle tricotait un pull… Je lui avais dit de m’ouvrir la porte, mais elle m’avait dit de ne pas crier, car mon père dort depuis un certain temps déjà…
Melinda pense ironiquement « Sans doute que sa mère n’était pas contente de sa voix avinée… »
Moue renfrognée au visage, Ante réplique sèchement en la foudroyant du regard :
– Il n’était pas question de ça !
Il fait une courte pause puis reprend d’une voix vibrante :
– J’avais eu tellement peur des voix que j’avais entendu, des apparitions fantomatiques que j’avais vu et du chat noir que j’étais entré dans la maison en tremblant de tout mon corps… Comme une feuille sous le vent automnal de Grandview… J’avais pris du temps pour me ressaisir… Peut-être une ou deux heures… Le lendemain, remis de ma gueule de bois, j’avais tout raconté à ma famille…
Melinde l’interrompt d’un ton étonné :
– Vos parents ?
– Pas seulement… Mon frère et ma sœur aussi… Sauf que mon père, mon frère et ma sœur m’avaient accusé de mentir, d’avoir tout inventé… Ils m’avaient hurlé que… j'ai inventé, que j'ai blagué et que j'ai menti… Seule ma mère m’avait cru…
Il poursuit d’un air suppliant, les yeux presque humides, en agitant ses bras devant lui : – Madame… Je vous assure de… vous dire la vérité…
Il essuie des larmes inexistantes du revers de la manche de sa camisole de force pour poursuivre d’un ton songeur :
– Seule ma mère avait compris pourquoi j’avais peur de la nuit et de l’obscurité…
Mi smo prikaze
Ne traži dokaze
Nemoj tražit nas
Vrišti na sav glas.
Nous sommes des illusions
Ne cherche pas de preuves
Ne nous cherche pas
Crie à pleins poumons.
Ante s’interrompt encore une fois dans son récit. Il s’éclaircit la gorge puis murmure d’un air effrayé, les yeux grands ouverts, en regardant avec inquiétude à gauche et à droite : – Madame, peut-être que vous avez raison lorsque vous me dites que les voix que j’avais entendu étaient celles des esprits errants…
Melinda, intriguée, l’invite d’un geste rotatif de sa main droite à développer.
Son interlocuteur :
– Je les avais encore entendu lorsque j’étais dans l’asile… Pourtant, je sais que je n’ai pas bu une seule goutte d’alcool depuis mon internement…
La brunette fronce des sourcils en pensant : « Là, je ne comprends plus rien… Mais j’espère qu’il a bientôt fini avec son histoire et qu’il partira bientôt dans la Lumière…. »
Le Serbe, ignorant la pensée de l’Américaine, murmure :
– Et ces voix avaient toujours répété la même chose… Elles avaient dit… qu’elles n’étaient que des illusions… pour lesquelles je ne dois pas chercher de preuves… et que je dois pas chercher… Mais seulement crier…
Mi smo prikaze
Ne traži dokaze
Nemoj tražit nas
Vrišti na sav glas.
Nous sommes des illusions
Ne cherche pas de preuves
Ne nous cherche pas
Crie à pleins poumons.
Ante poursuit, les yeux agrandis de frayeur, en murmurant d’une voix tremblante :
– Ces voix avaient toujours répété… tantôt… en anglais… tantôt… en serbe… qu’elles n’étaient… que des illusions… pour lesquelles… je ne dois pas chercher… de preuve d’existence… Seulement crier… Par moment, elles apparaissaient comme des formes diaphanes, comme des fumées blanches ou noires… Des formes humaines… qui me faisaient peur… Et qui ne m’avaient jamais révélé leur identité…
Il fait une courte pause silencieuse, puis s’exclame :
– Je me dis encore aujourd’hui que Dieu me protège de ces satanées voix !
Mi smo prikaze
Ne traži dokaze
Nemoj tražit nas
Vrišti na sav glas.
Nous sommes des illusions
Ne cherche pas de preuves
Ne nous cherche pas
Crie à pleins poumons.
L’esprit errant continue d’une voix tremblante :
– Je les avais entendu à chaque prise de médicaments… Les mêmes voix désincarnées… Des voix démoniaques…
Il s’exclame :
– Que Dieu vous protège de les entendre !
Mi smo prikaze
Ne traži dokaze
Nemoj tražit nas
Vrišti na sav glas.
Nous sommes des illusions
Ne cherche pas de preuves
Ne nous cherche pas
Crie à pleins poumons.
Melinda intervient :
– Êtes-vous certain que ces voix n’étaient différents esprits errants qui hantaient l’asile ?
Ante hausse les épaules puis ajoute :
– J’ignore tout de ces voix… Je peux seulement vous les décrire comme désincarnées et démoniaques… Sans doute de quelques entités malveillantes… Des âmes des sorciers du village ?...
Il lève les yeux au ciel et murmure :
– Seul Dieu le sait !
La passeuse d’âmes, sourire aux lèvres, demande d’une voix douce s’il est prêt à partir dans la Lumière, lieu où vont les esprits après leur mort physique, maintenant que quelqu’un a écouté son histoire.
Ante Milenković soupire, mais il tourne la tête vers sa droite. Un large sourire se dessine sur ses lèvres, tandis que lueur de frayeur disparaît de ses yeux. Il murmure :
– Madame Gordon, je vois une lumière blanche… chaleureuse… Comme si elle m’attire à elle…
Il regarde rapidement vers la brunette, qui confirme ses propos d’un mouvement de tête positif. Émue jusqu’aux larmes, elle murmure :
– Oui, Monsieur, elle est pour vous…
L’esprit s’exclame :
– Un dernier commentaire avant de partir !
Melinda soupire.
Il murmure :
– Voulez-vous dire à ces enfants…
Il désigne d’un mouvement de ses bras les enfants qui jouent dans la cour d’école.
Il termine sa phrase :
– …d’être gentils et sages… Et surtout de ne pas se laisser tenter par l’alcool lorsqu’ils seront majeurs. Au moins, depuis des années que j'erre parmi les vivants, je suis parvenu à la conclusion suivante : si je n’aurai pas bu quelques verres d’alcool en trop, je n’aurai jamais rompu avec ma bien-aimée Fatima et je n’aurai jamais été interné dans l’asile. Voulez-vous leur dire ce message ?
Melinda réplique d’une voix tremblante que oui, émue de la sincérité de l’esprit errant.
Ante Milenković se tourne complètement vers la lumière, qui semble l'appeler à elle. Il s’avance peu à peu vers elle, rayonnant de joie et léger comme une plume. Il disparaît de la vue de Melinda, aspiré, ou plutôt, enveloppé par cette lumière irréelle.
La passeuse d’âmes soupire de joie en pensant : « Un esprit de moins ! »
Elle sort de la cour d’école pour revenir chez elle, contente de sa journée, en se disant qu’elle dira demain aux enfants le message de l’esprit errant.
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(1) Dans l'épisode « Delusions of Grandview » (« Flagrant délire »), Melinda Gordon rencontre dans le sous-sol d’un ancien asile transformé en une école primaire plusieurs esprits errants des patients du Docteur Calvin Byrd — lui-même un esprit errant. Elle parvient à les convaincre de partir dans la Lumière.
(2) Nous avons supprimé les deux derniers vers de cette strophe.
(3) Greer Clarkson est le nom de la patiente du Docteur Calvin Byrd que Melinda rencontre dans la cour d’école. C’est l’esprit errant qui chante « Alouette, gentille alouette ». La passeuse d’âmes, lorsqu’elle a visité le sous-sol de l’école, elle a eu la vision du dernier moment de Greer Clarkson.