On ne peut lui échapper
Chapitre 1 : On ne peut lui échapper
4653 mots, Catégorie: G
Dernière mise à jour 13/11/2024 13:35
Cette fanfiction participe au Défi du forum de fanfictions.fr Briser la glace de novembre à décembre 2024
Précision concernant l’univers alternatif historique pour Ghost Whisperer.
Jim Clancy devient Iakov, surnommé Iacha, Aleksandrovitch Cheremetiev, médecin à Nijni Novgorod.
Mélinda Gordon devient Milava, surnommée Lada, Tomanovna Cheremetievna, née Gordeeva, infirmière.
Élie James devient Iliya Ivanovich Joukov, médecin à Nijni Novgorod, collègue d'Iakov Aleksandrovich.
Aussi, nous attribuons à Jim Clancy les capacités de son épouse de la série et nous réinterprétons considérablement l'épisode.
« On ne peut lui échapper »1
Un soir de décembre, le surlendemain du Noël catholique, à Abakan, en Sibérie, Jakov Petrovitch, bien vêtu d’un épais caftan vert olive et d’une chapka brun foncé, parcourut les silencieuses rues du petit village, bien ravi d’être parvenu à échapper à sa triste condition de Saint-Pétersbourg. Petrouchka, son valet, le suivit à quelques mètres de lui. La neige tombait, silencieuse, recouvrant la glace de la rivière Abakan gelée. Le fonctionnaire se rapprocha et observa longuement son reflet, rassuré de constater son apparence ordinaire d’un Russe moyen, rien pour attirer l’attention des autres. Il se retourna, se sentant observé depuis le début de sa promenade, mais ne discerna personne dans les dernières lueurs crépusculaires. L’astre du jour cédait progressivement sa place aux ténèbres de la nuit. Noirceur de plus en plus envahissante dans le petit bourg endormi où seul brillait quelques feux allumés tels des étoiles scintillantes aux cieux. Des sueurs froides perlèrent le front et le dos du grand homme aux yeux brun noisette encore plus grands qu’auparavant, malgré le froid sibérien. Il promena son regard à droite et à gauche, lueur de panique, se remémorant la raison de son exil de sa ville natale, loin de sa bien-aimée, loin de son poste, pour un repos de quelques semaines à la demande de son médecin. Un frisson parcourut son échine, ses mains gantées tremblèrent légèrement. Tremblement qu’il camoufla en rapprochant ses mains de son manteau et en jouant avec le bord.
À cette pensée, il demeura prostré devant la glace, vision assombrie par ses larmes, tel un fin voile qui tomba sur ses yeux. Se ressaisissant, il ressentit un regard insistant derrière son dos. Il décida de l'ignorer, mais il ne lui augurait rien qui vaille, se rappelant du début de son cauchemar dans la seconde ville la plus importante du pays, cauchemar qui commença avec la persécution de son double. De sombres pensées s'amoncèlent au-dessus de sa tête comme autant de sombres nuages avant la tempête, mais il continua sa promenade, prenant un air de glace, imperturbable.
Le fonctionnaire accéléra le pas, se souvenant qu’il rencontrera son nouveau médecin demain matin. Il revint dans sa petite demeure, mélancolique. Perdu dans ses sombres pensées, il décida de suivre le dernier conseil de son médecin pétersbourgeois, ne pas bouder la bouteille, une fois que son serviteur se soit éclipsé dans son alcôve. Solitaire, seul dans le noir de plus en plus envahissant, il ne parvint pas à distinguer la danse gracieuse des étoiles qui trônèrent au ciel comme autant de perles sur des vêtements sombres, voilées par les sombres nuages. Jakov Petrovitch soupira et pensa à Clara Olsoufievna, cette charmante jeune fille qu’il rêvait tellement de pouvoir marier un jour. Il s’assoupit rapidement sous l’effet de l’alcool qui lui monta trop rapidement à la tête. Il s’endormit ainsi sous la lumière de quelques candélabres qui éclairèrent faiblement la petite pièce, donnant un aspect encore plus lugubre à la solitude du fonctionnaire, présentant un jeu de lumière et d’ombre à droite et à gauche en alternance, laissant tantôt une partie de la salle dans l’ombre, tantôt une autre partie dans la lumière. Les flammes dansèrent gracieusement telles des ballerines capricieuses. Personne ne remarqua une paire de yeux le fixer avec insistance dans les pénombres, invisible de tous, dans un coin de la salle, yeux bleus-gris familiers du fonctionnaire.
Le lendemain matin, le Pétersbourgeois s’habilla prestement et se rendit à l’adresse d’Iakov Aleksandrovitch, recommandé par son médecin. Il parcourut le sentier enneigé pendant quelques minutes, laissant son regard terne et désintéressé glisser sur les mêmes maisons basses en rondins de bois, les isba. Il s’arrêta devant un élégant bâtiment dans le style baroque de pierres grises, plutôt imposant dans un si petit village. Les deux arbustes recouverts de neige trônaient devant l’édifice tel deux valets droit comme des piquets devant leur roi et maître de céans. Prenant une grande inspiration, ramassant son courage à deux mains, il frappa à la porte et attendit patiemment que quelqu’un la lui ouvrit. Il n’attendit pas longtemps pour qu’une jeune femme de vingt-cinq ans l’accueilla, large sourire aux lèvres, les cheveux recouvert d’un voile duquel quelques mèches rebelles se pointèrent sur son front. La petite brunette pleine de vie et d’élan, élégamment vêtue d’une grande et longue robe beige, par sa bonne humeur qui rayonnait d’elle parvint à arracher un faible sourire à Jakov Petrovitch. Elle l’invita, d’un geste de la main droite sur laquelle trônait une brillante alliance, à entrer dans la salle d’attente, un simple hall orné de chaises en bois à droite et à gauche près desquels des tables basses en cerisier attendaient les invités, brisant l’austérité des murs, donnant une convivialité. L’élégante femme au visage ovale et aux trait délicats lui donna une tasse de thé en guise de bienvenue. Le fonctionnaire se débarrassa de son caftan, s’assit sur l’un des sièges et but le thé vert qui réchauffa son corps transi.
Soudain, la porte brune insonorisée s’ouvrit. Un grand homme large d’épaule, virile, imposant par sa stature se pointa dans l'embrasure. Une aurore des plus écrasantes émana de son être, impressionnant le fonctionnaire. Large sourire chaleureux et bienveillant au visage, yeux bleus brillants de curiosité et d’intelligence capables d'exorciser le moindre mal, Iakov Aleksandrovitch l’invita dans son cabinet. Le patient analysa la petite pièce au mur blanc, un austère bureau de médecin au centre duquel une table en cerisier, un confortable fauteuil rembourré beige et une chaise en bois en face du bureau attendèrent de sortir du chômage. Une fenêtre orientée au sud de l'édifice donnait à la salle un air accueillant et chaleureux, les rayons de l’astre diurne apportaient lumière et espoir en l’âme du patient. Affichant son sourire le plus affable, le médecin, ajustant son par-dessus, fixa l’homme en face de lui et affirma d’une voix de Stentor :
— Votre médecin de Saint-Pétersbourg, mon collègue Christian Ivanovitch, m’a informé de votre cas…
Il fixa la porte avant d'apporter son attention sur son patient, le pétrifiant. Le fonctionnaire, mains moites, s’agita sur le siège, se tortillant comme un ver au bout d’un hameçon, baissant les yeux sur ses pieds pour ne pas affronter les yeux insoutenablement pénétrants de son médecin.
— … Sinon, je suis de passage dans ce village…
Il détourna les yeux du patient, conscient qu’il a tétanisé le pauvre fonctionnaire de son regard inquisiteur.
— … Je ne demeurais que quelques jours, une semaine au plus, dans ce village…
D’un tiroir, il sortit un dossier, se penchant pour le lire. Un frisson parcourut l’échine de son interlocuteur, relevant sa tête pour fixer le dossier, bouche entr’ouverte, mains froides qui s’accrochèrent convulsivement à la chaise.
— … Et selon les informations transmises par mon collègue, votre dernier traitement a été … de fréquenter des amis et le monde, de rechercher la compagnie des hommes et de ne pas refuser la bouteille, en un mot, un changement dans votre mode de vie.
Jakov Petrovitch serra ses mains en poings, ramassant son courage à deux mains et parvint à articuler les mots suivants d’un ton calme, malgré son sang en ébullition.
— Oui, Iakov Aleksandrovitch, je suis un homme réservé, mais vous devez comprendre, chuchota-t-il en lançant un regard entendu à son interlocuteur, que je ne suis pas un vieux loup solitaire… J’ai Pétrouchka… Mon domestique, Iakov Aleksandrovitch… Nous sommes deux… Et comprenez que je suis un homme réservé… bredouilla-t-il.
Le médecin toussa légèrement, prenant quelques notes, jetant un discret coup d’œil à la droite de son nouveau patient, remarquant une forme fantomatique à ses côtés.
— Que votre naturel soit réservé, Jakov Petrovitch, continua le médecin d’un ton sévère, ne doit point vous empêcher de rencontrer les hommes ! Vous devez travailler sur vous-mêmes pour ne pas être mélancolique. Il en va de votre santé !
Il fixa son interlocuteur et profita du silence alourdissant et bruyant pour détailler l’esprit errant au côté du trentenaire. Un homme de trente-cinq ans aux grands yeux bleu-gris, immenses cernes sous les yeux, rides autour des yeux, barbe et cheveux grisonnant et début de calvitie, promenait son regard à droite et à gauche, perdu.
— Iakov Aleksandrovitch, se confia amèrement Jakov Petrovitch, comprenez que j’ai essuyé maints échecs auprès de ma chère et bien-aimée…
Il éclata en sanglots, essuyant ses larmes d’un revers de la main, fixant ses mains tremblantes devant lui.
— … Clara Olsoufievna ! …
Il se tut, replié sur lui-même, hésitant. Respirant l’air tel un poisson hors de l’eau, avant de continuer ses lamentations.
— … Et quel échec ! s’exclama-t-il, serrant les poings d’impuissance. Incapable de prononcer un discours cohérent !
Il se leva du siège pour faire quelques pas de rage, visage rougi et main serrée en poing, avant de se rasseoir. Le médecin n’avait pas quitté des yeux l’entité invisible. Il interrogea le pétersbourgeois d’un ton neutre, griffonnant quelques mots de son écriture hiéroglyphique :
— … Et pour quelle raison êtes-vous venu me chercher dans ce village perdu ? Vous auriez pu m’attendre à Nijni Novgorod où est mon cabinet habituel de travail. Ne me dites pas que votre cas est si urgent qu’une semaine serait significative ?
— Nous pouvons le dire ainsi, commenta froidement le patient.
Le médecin se leva de son siège, levant ses yeux des papiers, et affirma solennellement :
— Continuez avec les traitements prescrits par mon collègue Christian Ivanovitch, mais ajoutez-y les prescriptions que je vous donne, à savoir prendre une promenade d’une heure à l’air frais tous les jours, discuter avec les hommes et ne jamais refuser la compagnie humaine pour n'importe quelle occasion. Ne fuyez pas les réjouissances et les festivités ! …
Il observa attentivement l’homme en face de lui, aussi debout, regard baissé. Le médecin continua d’un ton curieux.
— … Sinon, pour quelle raison venir dans ce coin perdu de notre pays ? Quelle urgence vous a poussé ainsi ?
Son interlocuteur demeura figé, comme pétrifié par le regard de Méduse, une statue vivante, pendant quelques minutes avant de lui répondre.
— Disons, Iakov Aleksandrovitch, balbutia-t-il, c’est un ordre de mon médecin… En plus d’une contrainte…
— Laquelle ? fusa la question aussi rapide que la lumière, tranchant l’air telle la lame la plus acérée d’un poignard.
— … Une arme… Une menace…
Son visage devint livide, aussi blanc qu’un drap, ses bras tremblèrent, son regard devint fuyant, il s’avachit sur le siège.
— … Je ne peux… pas…
Le fonctionnaire, levé, se retourna, parcourant du regard la salle, lueur de terreur, yeux encore plus grands, bras et jambes tremblants. Il scruta la fenêtre avec une intensité déconcertante.
— … Je suis… persécuté ! …
Sourcils relevés d’étonnement, le médecin l’observa. Soudain, Jakov Petrovitch s’agita dans la petite pièce, forçant le médecin à le maîtriser pour l’asseoir sur la chaise. De ce contact, il plongea dans une vision.
Une salle noire où seule une main armée se leva vers sa direction; une voix lui murmura d’une voix grave, voix d’outre-tombe :
— N’essayez pas de m’échapper ! Vous ne pouvez m’échapper !
Une terreur indicible le prit, son cœur battit à la chamade, ses mains deviennent moites, son front se plissa, un mal de tête se manifesta. Il courut le plus loin possible dans la noirceur environnante, mais en vain, il se sentait observé en permanence. Aucune issue ne semblait exister, cette paire de yeux familière le hantait depuis longtemps, depuis toujours.
Fin de la vision
Milava Tomanovna entra dans la pièce, silencieuse, depuis peu, donnant du thé aux deux hommes. Se tenant au côté de son mari, rassurant par de douces paroles le patient, elle était habituée que le médecin extraordinaire puisse discerner des entités invisibles et qu’il puisse entrer dans des visions rattachées aux défunts au contact des objets ou des vivants. Iakov Aleksandrovitch, lâchant les épaules du patient, s’excusa et revint à son fauteuil fixant avec instance l’esprit errant.
Après quelques minutes d’un silence gênant, prenant des notes dans son dossier, il congédia sans le moindre mot d’un simple geste de la main le fonctionnaire. Ce dernier obtempèra, bien que confus. Le professionnel de la santé termina de rédiger son rapport, seul avec son épouse et l’esprit errant qui l’observait. Soudain, il interrogea le défunt :
— Qui êtes-vous ? Déclinez-vous !
— Vous me parlez, s’étonna l’esprit errant de sa voix désincarnée, se montrant de la main droite, yeux encore plus grands, effrayant et effrayé, lui donnant un air squelettique.
Son interlocuteur ne fit qu’opiner du chef, yeux lançant des éclairs.
— Je suis Petar Nikolaïevitch.
Il s’évapora sur ces mots, laissant le médecin extraordinaire perplexe. Il se tourna vers son épouse et affirma, se grattant sa barbe naissante, inquiet.
— Lada, j’ai un patient bien singulier qui vient d’arriver… En plus, il est suivi par un esprit errant… Son père sans l’ombre d’un doute… Un double travail, soupira-t-il.
Elle esquissa un sourire d'encouragement tenant tendrement la main de son mari contre la sienne.
— Tu es capable, Iacha ! Tu as bien réglé des cas plus complexes !
Il souria à la petite brunette et rapporta son attention à ses dossiers. Elle s’éclipsa de la petite salle et continua à administrer les doses de médicaments aux autres malades dans les chambres adjacentes au cabinet de consultation.
Après plusieurs heures de travail au cabinet et de consultation des malades, perdu dans ses divers dossiers, Iakov Aleksandrovitch jeta un bref coup d’œil à l’extérieur, un calme inhabituel et apaisant se laissa entendre, le soleil jeta ses derniers rayons, enlaçant pour une dernière fois de la journée les vivants. Ravi, il ajusta son manteau sur les épaules et s’arrêta dans une chambre des malades pour s’observer dans un miroir. La glace lui renvoya une image fatiguée de sa personne. Des cernes sous les yeux, ses épaules affaissées et son pas lent le rendirent méconnaissable à lui-même. Il soupira et revint sur ses pas.
Ouvrant la porte de la petite pièce de son cabinet pour vérifier une dernière fois que tout était en ordre, il perçut un imperceptible mouvement, une hallucination de son esprit fatigué. Reculant néanmoins instinctivement d’un pas, il alluma rapidement une bougie pour tomber nez-à-nez avec un double de lui-même. Ce dernier, sourire forcé, regard brillant d’une étrange lueur, lui affirma affablement, sous son air ébahi :
— Bonsoir Iacha !
Ses yeux bleus encore plus grands, le médecin de Nijni Novgorod perdit toutes ses couleurs, ses mains tremblèrent malgré lui. Il pensa qu’il devenait fou. Il parvint à articuler les mots suivants, malgré sa voix tremblante :
— Qui êtes-vous ? …
Il promèna son regard à droite et à gauche de panique, son cœur battait la chamade.
— … Comment connaissez-vous mon nom ?
Sourire arrogant au visage, son double lui répliqua sur un ton cinglant :
— Vous êtes Iakov Aleksandrovitch Cheremetiev, non ?
Le mari de Milava Tomanovna approuva d’un signe de la tête, confus. Son regard s’attarda sur l’alliance brillante dans l’obscurité de son double. Ses traits se tendirent. L’étranger, sourire énigmatique, vêtu des mêmes vêtements que lui, hurla :
— … Voleur d’identité ! C’est moi le médecin !
— Que racontez-vous ! éructa le médecin extraordinaire, abasourdi, ébahi de son audace, certain d’assister à une blague de mauvais goût. Vous avez un nom !
Son double redressa encore plus hautainement sa tête, arborant un air condescendant et affirma d’une voix puissante :
— Oui, j’ai un nom, bien sûr ! …
Il fit un geste théâtral en direction de Iakov Aleksandrovitch et le fixa, tel un serpent, sa proie, laissant planer un malaise palpable. Le médecin recula, mais se trouva vite acculé à la porte, pétrifié.
— … Je suis Iakov Aleksandrovitch Cheremetiev !
Son interlocuteur sursauta, fronça des sourcils et changea de couleur.
— Vous mentez, s’indigna, rouge de colère, serrant ses poings, le médecin de Nijni Novgorod. Impossible !
— Rendez-vous à l’évidence, Iakov Aleksandrovitch ! s’exclama une voix puissante derrière le dos de l’homme extraordinaire.
Se retournant, il discerna dans la noirceur une forme humaine s'approchant de lui. Un homme vêtu du même manteau de sombre couleur, aux mêmes yeux bleus brillants, sourire ironique aux lèvres, se matérialisa devant lui. La seule différence était son regard, une lueur de folie semblait l’animer. Un homme bien vivant en chair et en os était devant lui, alors que des centaines d’idées se succédèrent à une vitesse vertigineuse dans sa tête, passant en revue les possibilités d’entrer dans le bâtiment. Il ferma les yeux brièvement.
— Nous sommes liés, non ? interrogea rhétoriquement le nouveau venu, obligeant son interlocuteur à ouvrir ses yeux fermés. Vous êtes une partie de nous et nous sommes une partie de vous !
Une panique indicible prit le médecin. Il sortit précipitamment du cabinet, bloquant ses oreilles de ses mains, courant jusqu’à en perdre l’haleine, tremblant de tous ses membres, sous l’éclat de rire des deux autres hommes.
Le médecin extraordinaire parcourut rapidement les rues silencieuses pour se rendre chez lui où son épouse l’attendait depuis quelques heures déjà. Dans la noirceur qui devint de plus en plus envahissante, il ressentit un regard insistant. Il se retourna et discerna un homme de même taille, de même port, de même vêtement que lui, sourire ironique au visage, le fixant d’un regard de feu : le nouvel arrivé de son cabinet. Le médecin décida de l’ignorer, malgré les sueurs froides qui mouillèrent sa chemise et son manteau, et continua sa marche rapide jusqu’à la petite demeure qui lui servait de logis depuis sa venue dans ce village. Il ne parvint à semer son poursuivant malgré les nombreux détours qu’il prit. Silencieux, il ne l’observait que de loin et le suivait au pas. Au moment où il ouvrit la porte, l’étrange homme lui murmura d’une voix rauque, soudainement derrière son dos :
— N'oubliez pas, vous ne pouvez lui échapper ! Vous ne pouvez pas nous échapper !
Et il s’évapora aussi mystérieusement qu’il soit venu, laissant le médecin mort de frayeur, certain de frôler la folie.
Le lendemain matin, plus fatigué qu’auparavant, ne dormant pas de la nuit, Iakov Aleksandrovitch attendit son nouveau patient à son cabinet. Lorsqu’il entra dans celui-ci, son double l’attendait déjà, sourire perfide au visage. Avant qu’il ne parvint à dire un mot, le double disparut mystérieusement lorsqu’il se retourna pour ranger son manteau sur la patère en bois. Il consulta les dossiers des patients malgré son angoisse montante dans ses veines, le laissant nerveux, jouant avec les bords des dossiers et avec la plume en attendant les visites médicales.
Lorsqu’il accueillit son nouveau patient, il nota son air plus certain que la veille et un sourire arrogant aux lèvres. Sourcils relevés, lueur de curiosité dans le regard, il affirma :
— Здравствуйте [Bonjour], Jakov Petrovitch, je constate que vous êtes en meilleur état que hier.
— Effectivement, confirma Jakov Petrovitch cadet, toujours aussi affable. D’ailleurs, j’ai trouvé un poste de fonctionnaire à Nijni Novgorod à l’aide de connaissances de Saint-Pétersbourg.
Iakov Aleksandrovitch fut perplexe de ce soudain changement en si peu de temps de son nouveau patient.
— Docteur Iakov Aleksandrovitch, l'interpella la douce et mélodieuse voix de son épouse depuis la porte entr’ouverte, votre patient Jakov Petrovitch vous attend dans le hall depuis quelques minutes.
Mine confuse, yeux plissés, traits tendus, jouant machinalement avec sa plume, le médecin promena son regard de son épouse à l’homme dans la salle.
— J’arrive, répondit sèchement le professionnel, sortant du cabinet.
Il tomba nez-à-nez avec le patient de la veille, suivi par Petar Nikolaïevitch. Immobile au seuil de son cabinet, tel un arbre frappé par la foudre, aucun mot ne sortit de sa bouche pendant quelques minutes.
— Que vous arrive-t-il, docteur Iakov Aleksandrovitch ? l’interrogea d’une voix suave Jakov Petrovitch cadet, s’approchant de l'embrasure de la porte.
Se ressaisissant, il affirma d’une voix puissante, mais traînante malgré lui :
— Rien ne m’est arrivé… La fatigue seule me laisse perplexe de ce que je viens de constater.
La mine de Jakov Petrovitch, en croisant le regard moqueur de son double derrière l’imposant homme aux yeux bleus, s’assombrit.
Se retournant, le médecin constata que le double de son patient n’était plus dans le cabinet. Il invita le fonctionnaire à s'asseoir, promenant son regard du patient à la porte, s’agitant sur son fauteuil.
— Sans vouloir être indiscret, chuchota-t-il à mi-voix, seriez-vous insomniaque ?
— Oui, Iakov Aleksandrovitch, avoua le patient, tête baissée, jouant nerveusement avec le bord de son large caftan.
— je vous recommanderais de suivre une thérapie auprès d’un excellent collègue, Iliya Ivanovich Joukov, à Nijni Novgorod.
— Très bien, commenta le patient. Tout m’est préférable que de rentrer à Saint-Pétersbourg.
— Au revoir, Jakov Petrovitch, nous nous reverrons sous peu pour vous remettre une recommandation lorsque vous irez consulter mon collègue.
Dès qu’il sortit de la petite pièce, le médecin s’adressa à l’esprit errant :
— Pourquoi suivez-vous votre fils ? Qu’avez-vous à lui dire ?
Le trentenaire observa attentivement son interlocuteur, espérant déceler ses sentiments et sa sincérité.
— J’ai constaté qu’il souhaite demander la main de Clara Olsoufievna Berendieïevna, l’informa sérieusement l’esprit errant… Mais je ne peux le permettre de se marier avec cette femme…
— Pourquoi ?
Il sortit un dossier réservé aux esprits errants, prenant des notes.
— … Il a les mêmes gênes que moi… Il a la même folle maladie que moi…
— Laquelle ?
— L’insomnie…
— Voulez-vous que j’informe votre fils de votre volonté ?
— Oui, Iakov Aleksandrovich, je souhaite que mon fils sache ma volonté… Vous êtes définitivement un médecin des corps et des âmes ! s’exclama joyeux, l’entité invisible. … Aussi, de cette maladie, j’ai fini par percevoir des hallucinations… À être persécuté… Ce qui m’a poussé à … commettre l’irréparable… termina l'esprit errant d’une voix brisée… Et mon fils à les mêmes maux…
— Cet acte irréparable, serait-ce le meurtre que j’ai vu dans une vision ?
Une lueur de panique traversa les yeux clairs de Petar Nikolaïevitch, un tremblement de tous ses membres le prit et il s’évapora.
Iakov Aleksandrovitch sortit précipitamment de son cabinet et parcourut rapidement les rues, cherchant son dernier patient. Il le rencontra suivi de son père derrière lui et de son valet à quelques mètres.
— Jakov Petrovitch, l’interpella-t-il, j’ai un dernier message avant que vous ne quittiez ce village !
Intrigué, détournant son regard de la rivière glacée, l’interpellé se retourna, lançant un regard interrogateur, sourcils relevés. Le médecin ramassa son courage à deux mains et affirma d’une voix certaine.
— Votre défunt père, feu Petar Nikolaïevitch, vous suit depuis sa mort… rongé de remords d’avoir tué votre mère…
L’esprit s’agita, baissa les yeux honteux.
— … Dans un accès de folie induit par son insomnie…
Le père du patient approuva tristement d’un geste de la tête, rougissant de honte, yeux observant ses pieds.
— … Maladie qu’il pense être héréditaire… Et il ne veut pas que vous ayez le même comportement envers votre épouse…
Le fonctionnaire le fixa, curieux et profondément affligé en son âme.
— … Et il ne veut pas que vous mariez Clara Olsoufievna…
— Mais je l’aime, l'interrompit abruptement Jakov Petrovitch.
Il avança de quelques pas vers le médium.
— Parfois, il faut savoir surmonter ses premières peines… Et le futur saura nous réserver un meilleur sort, commenta le médecin extraordinaire.
Ces paroles arrachèrent un faible sourire à son interlocuteur.
— C’est bon, je réaliserais sa volonté ! Je jure solennellement sur mon honneur et ma Patrie que je renonce à demander la main de Clara Olsoufievna, hurla le fonctionnaire au vent, mine sérieuse.
Un large sourire se répandit au visage de son père.
— Merci, Iakov Aleksandrovitch ! s’exclama, ravi, visage illuminé d’une lumière surnaturelle, le défunt. Je discerne une lumière oh combien divine et brillante ! Katia, je te rejoins bientôt ! J’arrive !
Se tournant vers les vivants, il les interrogea :
— Dois-je entrer dans cette lumière ? En suis-je digne ?
— Petar Nikolaïevitch, cette lumière est pour vous ! Bon voyage !
Il se tourna vers le fils du défunt et l’informa joyeusement, larmes aux yeux qu’il essuya prestement d’un geste vif du revers de la main droite :
— Maintenant, votre père ne vous hantera plus, Jakov Petrovitch. Son départ pour l’Au-delà est imminent ! …
L’interpellé ne disait rien, ni ne bougea, fixant la glace, imperturbable.
— … Par contre, avant de revenir à Saint-Pétersbourg, je vous recommanderais de suivre une thérapie auprès de mon collègue, Iliya Ivanovich Joukov, à Nijni Novgorod. Voici le papier que vous donnerez à mon collègue.
Le patient ne fit qu’opiner du chef, arracha le papier des mains de son interlocuteur et s’éclipsa poliment du rivage. Son père se dirigea vers la lumière, disparaissant progressivement du champ visuel du médecin extraordinaire. Ce dernier fut euphorique d'avoir réglé un cas d’esprit errant, à défaut d’aider un vivant à retrouver la santé.
Iakov Aleksandrovitch, ravi du dénouement, revint chez lui préparant les bagages pour revenir avec son épouse et ses fils chez eux, à Nijni Novgorod, bien qu’il soit toujours intrigué par les doubles qu’il avait rencontrés.
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1 Traduction de « От неё не убежать », un vers de la chanson моя смерть [Ma mort] de Сектор Газа [Sektor Gaza].