On traite les braves de fous

Chapitre 1 : Nous n'avons pas les mêmes valeurs

Chapitre final

5455 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 14/08/2024 13:42

On traite les braves de fous

Nous n'avons pas les mêmes valeurs




Un jour d'octobre 1993, en France, au Château des Montmirail devenu hôtel, dans la chambre du Comte,

Jacques-Henri Jacquart, le lointain descendant de Jacquouille la Fripouille, accoutré des vêtements de son ancêtre, se débat sous la solide emprise de Godefroy qui tient son collet d'une main, l'appuyant contre le mur, l'immobilisant, et de l'autre, une potion blanche fumante. Cette dernière lui a été donnée par Ferdinand Eusèbe — le lointain descendant du mage-enchanteur de son époque Eusæbus — deux heures plus tôt pour qu'il puisse revenir à son époque, au Moyen-Âge. Une fois que le propriétaire de l'hôtel, forcé à avaler le breuvage magique, disparaît, Godefroy rejoint sa descendante, Béatrice, dans le couloir de la chambre et affirme posément :

— Béatrice de Montmirail, ma chère petite-petite-petite-fillotte, je vous quitte avec beaucoup de regrets ! Au revoir ! Je reviens enfin à mon temps !

— Au revoir, Godefroy, mon illustre ancêtre, premier comte de Montmirail.

Le grand homme en armure lui sourit poliment et boit d'un trait la répugnante potion, immédiatement transporté dans un autre temps.

Soudain, Ferdinand Eusèbe, dans son lit, alors que sa femme de ménage lui amène son plateau du déjeuner, agite ses doigts crochus, courbés par l'âge, remarquant des fleurs de lys dans un vase, et murmure :

— Oh non ! s'exclame-t-il, se frappant légèrement la paume de la main contre son front ridé. J'ai oublié de mettre dans la potion un peu de fleur de lys ! Ils feront encore un autre voyage dans le futur ! Et non seulement dans le futur, mais Dieu sait où dans le monde...

Il blêmit et prend peur.

— ... Et s'ils voyagent encore... Mon ancêtre Eusæbus sera exécuté pour sorcellerie et escroquerie ! ... Et je ne pourrai existé, ni ma famille, ni mes enfants, ni mes petits-enfants ! ... Quelle horreur ! L'extermination de ma lignée par ma faute ! La mort qui demeure suspendue comme l'épée de Damoclès...

Il soupire et prend son déjeuner dans un silence oppressant, angoissé pour les siens.



Un peu plus tard, un jour d'octobre 2000, aux États-Unis, à Grandview,

Mélinda, une petite brunette antiquaire et chuchoteuse d'esprits, terminant de ranger les récentes acquisitions dans l'arrière-boutique, laisse l'endroit sous la surveillance de son associée. Elle se rend dans le parc avoisinant son petit commerce, attendant son mari pour prendre le déjeuner ensemble en cette journée ensoleillée. Observant les enfants qui jouent et les parents en discussion animée, elle discerne une présence humaine près des arbres, deux hommes allongés, étrangement vêtus. Ils ont l'air de dormir. Notant la présence d'un esprit qui suit l'homme en armure, la petite brunette se lève de son siège, intriguée, regard brillant de curiosité, alors que Jim, son mari, s'approche d'elle pour s'assoir en face d'elle.

— Mélinda, s'exclame-t-il en se levant et en promenant son regard à droite et à gauche, intrigué, est-ce un esprit errant qui t'intrigue ?

— Oui, confirme-t-elle d'un hochement de tête, mais aussi des vivants.

— Des vivants ? Des hommes en chair et en os ? J'arrive à tes côtés, je suis très intrigué ! Et je pourrais les aider !

Et le couple s'approche à pas de loup des deux formes humaines. La petite brunette détaille l'esprit errant aux côtés de l'homme en armure. Un grand homme ancêtre du vivant sans l'ombre d'un doute.

— Jim, l'esprit errant qui suit l'homme en armure à ta droite, murmure-t-elle à son mari, penchée vers lui pour ne pas effrayer les deux étranges vivants qui ont fermé les yeux, est l'un de ses ancêtres. La ressemblance physique est frappante ! Mais j'ignore ce qu'il veut ! Je ne comprends rien à ce qu'il me dit ! Sa langue est très belle à entendre, mais étrange et impossible à identifier...

— Jeune femme, s'exclame, soudain, une voix claire avec un fort accent français d'un homme derrière le dos de la chuchoteuse d'esprits. Je peux être votre traducteur. Cet esprit errant parle en ancien français, langue que je connais du temps de mes études.

L'interpellée se retourne, sourcils relevés de curiosité, ses yeux marron pétillant de curiosité, pour rencontrer un svelte homme de soixante-dix ans aux traits élégants, aux cheveux gris et aux yeux brun noisette brillants de bienveillance, vêtu d'un complet bleu marine, d'une chemise blanche et d'un béret.

— Qui êtes-vous ? chuchote la jeune femme, intriguée.

— Je suis Jean-Albert Baumann, un Observateur depuis longtemps. Et, connaissant l'ancien français, le français et l'anglais, entre autres langues, je vous aiderai à traduire les propos des vivants et des défunts ! Aussi, tout étrange que ce puisse paraître pour vous, mais mes postes d'observation sont Grandview, aux États-Unis, et Verzenay, en France. Je passe de mars à août à Verzenay et de septembre à février de l'autre côté de l'Océan.

— Merci !


Elle se tourne vers son mari et lui fait signe qu'elle lui expliquera toute la situation plus tard. Celui-ci opine du chef et vérifie les signes vitaux des deux vivants. Soudain, Jacques-Henri ouvre les yeux, étonné de rencontrer un homme penché au-dessus de lui, il pousse un cri primaire, confus et étonné.

— Qui est-ce ? ... Qui êtes-vous ? Où suis-je ? ... bredouille-t-il

Il se lève d'un bond et observe son entourage.

— Madame et Monsieur, où suis-je ? Je ne reconnais pas le paysage...

Jim et Mélinda s'entr'observent, ne comprenant rien aux paroles du Français.

Godefroy, réveillé par le cri de son comparse, se lève prestement, analysant avec méfiance son entourage.

— Jacquouille, pourquoy hurles-tu ? Nous ne sommes point à nostre demeure, c'est une évidence ! Mais où sommes-nous ?

— Je ne suis pas Jacquouille, mais Jacques-Henri Jacquart ! s'énerve le petit homme aux cheveux noirs, serrant sa main en poing, affublé de hardes médiévales.

— Va flairer les environs ! lui ordonne l'homme du Moyen-Âge.

Il se tourne vers le couple.

— Qui estes-vous noble seigneur et gente dame ? En quel fief ai-je chu ? Daignerez-vous m'en instruire ?

— S'il voys plaît, supplie l'esprit errant ancêtre de Godefroy, dites à mon descendant de se méfier de la sorcière... Il faut unir nos forces pour combattre le Mal... Satan a levé sa légion... Et nous devons riposter avant de revenir dans nostre temps...Vous estes la femme que j'ai vue dans ma vision au seuil de la mort ! Vous devez aider mon descendant Godefroy à combattre le Mal pour qu'il puisse revenir dans son temps...

Mélinda, interloquée, les yeux agrandis de stupeur une fois qu'elle entend la traduction, affirme :

— Monsieur... ? Vous êtes à Grandview, aux États-Unis.

Le Comte, ne saisissant rien à ces paroles, s'étonne de lire une lueur de compréhension dans le regard de son compagnon d'infortune. Ce dernier leur répond, à contrecœur, dans un anglais au fort accent français, fouillant ses poches.

— Aux États-Unis, dites-vous ? trépigne le Français des temps modernes... Une farce, non ! ? Ne me dites pas que vous ignorez notre belle langue ?

Il se tourne à gauche et à droite comme s'il s'attend à chaque instant que quelqu'un surgisse et lui confirme que ce n'est qu'une immense blague ou qu'il a échoué au milieu d'un plateau de tournage.

— ... Je n'ai pas un franc sur moi, et je veux revenir parmi les gens civilisés ! Je ne veux pas vivre parmi ces capitalistes sans manières que vous êtes ! Sans mentionner votre cuisine qui ne peut jamais égaler la nôtre ! termine-t-il sur un ton hautain.

Il observe les environs, ne discernant aucun paysage familier.

— ... Et puis, nous sommes en quelle année ?

— Nous sommes en l'an 2000, l'informe sérieusement, sourcils relevés d'étonnement par l'étrangeté de la question, Jim.

Les yeux du propriétaire de l'hôtel s'agrandissent d'étonnement.

— Nous sommes dans le futur ! s'exclame-t-il en français. Nous sommes aux États-Unis en l'an 2000, hurle-t-il, se tournant vers l'homme du Moyen-Âge.

— Ainsi, nous sommes dans un austre Royaume, sur d'austres fiefs ! Je méconnoisais son existence ! murmure Godefroy, perplexe. Et encore plus dans le futur que lors de mon premier voyage ! Qui est le roy de ces fiefs ?

Il se signe, murmurant une vague prière en latin sous le regard stoïque des trois autres. Mélinda se racle la gorge et affirme posément :

— Messieurs, vous pouvez venir chez moi. Vous serez mes hôtes le temps de vous aider pour revenir de l'autre côté de l'Océan.

Jacques-Henri sourit, ravi et la remercie; Godefroy fait un chaste baisemain à Mélinda.

— Merci noble dame pour cet accueil chaleureux ! Nous vous suivons !

Et tous arrivent à la maison du couple américain.


À la vue de la charmante petite maison en bois au petit jardin bien entretenu, le Comte éclate de rire et hurle :

— Mais ce n'est pas une demeure digne de vous, gente dame ! Cette petite masure n'est même pas digne de garder des chevaux ! À peine bonne pour Jacquouille !

— Il ne sert à rien de vous convaincre que je ne suis pas cet homme, grommèle Jacques-Henri.

Mélinda les invite dans le salon. Godefroy et Jacques-Henri s'assoient sur le grand canapé, alors que Jim et Mélinda sont dans la cuisine. La petite brunette explique à son mari la situation et l'étrange demande de l'ancêtre de Godefroy, laissant celui-ci très perplexe et intrigué.

— Mais, comment cet esprit pense que tu parviendras à vaincre une armée démoniaque ?

— Je l'ignore, mais cet homme qui parle en ancien français nous aidera certainement ! Je ne sais pas comment, mais il a un rôle important.


Soudain, l'ancêtre du Comte apparaît à la droite de la chuchoteuse d'esprits, suivi par l'Observateur.

— Noble dame, déclame l'ancêtre, vous seule avec mon descendant pouvez mettre fin à cette légion... En unissant vos forces, vous avec les âmes perdues et vos paroles, Godefroy avec son arme et sa grandeur d'âme.

— Et, ajoute Jean-Albert, votre plus grand ennemi dans le monde des esprits est l'homme en noir, allié avec l'ennemi du Comte, une sorcière ! Méfiez-vous d'eux ! Ils sont des suppôts de Satan !

Les deux esprits s'en vont, laissant la jeune femme extraordinaire confuse de l'étrange discours de l'ancêtre du Comte et de l'Observateur. Elle ne remarque pas derrière son dos un esprit errant d'un grand homme vêtu de noir de la tête aux pieds avec un chapeau de même couleur l'observer silencieusement, sourire malin au visage.

Le couple rejoint leurs hôtes, leur donnant une salade à manger et un peu d'eau. L'homme du Moyen-Âge s'exclame, après quelques bouchées :

— Ces amuse-bouches m'ont mis en appétit ! Où sont les poulardes ? Où sont les veaux, les rôtis, les saucisses, les pâtés de cerf, les porcelets, les cygnes blancs ?

— Hubert De Montmirail, que dites-vous ? Vous avez encore faim !

— Silence maraud, je parlemente ! s'offusque Godefroy. Et je ne suis point Hubert, je n'ai qu'un cousin au nom de Hugues De Malfète.

Jacques-Henri traduit approximativement les paroles du Comte au couple.

— Si monsieur ? .... commente Jim en tournant un regard interrogateur à son invité.

— Godefroy Amaury De Malfète, dit le Hardi, Comte de Montmirail, d'Apromont et de Pampicourt, fils d'Aldebert de Malfète et de Thibaude de Montfaucon, brave serviteur de nostre roy Louis VI, dit le Gros, premier de ma famille à porter le titre de comte, récite fièrement l'interpellé.

— ... a faim, nous lui donnerons à manger... J'irai voir dans le réfrigérateur s'il y a quelques restes d'hier...

Mélinda note la présence de l'ancêtre du Comte, mine très inquiète, il gesticule et ne cesse de se signer. L'Observateur l'informe de la situation :

— Madame, votre ennemi dans le monde des esprits vous a repéré... Il rôde dans votre maison.... Ce qui n'est pas un bon signe... Signe de l'imminence du combat et de la venue de la sorcière dans le monde physique ! Raison de l'agitation de l'ancêtre du Comte.


Le soir, avant d'aller dormir, alors que Jacques-Henri et Godefroy dorment depuis peu, la jeune antiquaire réfléchit au cas de l'ancêtre, perplexe. Soudain, celui-ci se manifeste près d'elle et lui dit :

— Noble dame, je vois bien que vous n'êtes point un suppôt de Satan, mais bien une envoyée de Nostre Seigneur Dieu, qu'Il vous bénisse et vous accorde une descendance nombreuse et féconde, Amen.

Elle sourit à l'esprit errant, saisissant sa pieuse attitude, bien qu'elle ne comprît pas un mot. L'Observateur se matérialise près d'elle et lui traduit les paroles.

— Mais monsieur, quel est votre nom ? Pourquoi errez-vous autant ?

— Mes excuses, noble dame, s'avance l'esprit errant pour lui faire un galant baisemain. Je suis Roland De Malfète, fils d'Amaury De Malfète et de Bertille D'Auvaugour, époux d'Eulalie Elenore De Rohan, père d'Aldebert, de Jehane, de Flavien et de Thibault, serviteur de notre roy Louis IV, dit le Grand. Et je ne suis point encore parti comparaître devant le Juge suprême, Dieu, parce que ma vision au seuil de la mort m'avait intrigué.... Et vous êtes cette femme attendue ! Et je ne partirai pas tant que cette vision ne s'accomplira pas !

— D'accord, commente simplement la femme extraordinaire, très perplexe.

Sur ces paroles, l'ancêtre s'évapore. La jeune femme s'endort, inquiète en son âme de savoir qu'elle a des ennemis. Elle ne remarque pas, tapie dans les ténèbres de la chambre une forme masculine sombre l'observer, affichant un sourire sardonique, certain de sa victoire, nul autre que le très ténébreux Romano, dirigeant de secte de son vivant, ennemi juré de la jeune antiquaire.



Le lendemain matin, alors que Mélinda et les Français se promènent dans la ville pour faire les commissions, Godefroy hurle, indiquant d'un geste une forme au loin dans la foule :

— La Sorcière de Malcombe ! C'est elle ! Elle se pourmène en tapinois parmi les gueux ! La sorceleuse responsable de mes malaventures ! Jacquouille, pars à l'affût de ses gestes et pas !

— Je ne suis pas Jacquouille, mais Jacques-Henri Jacquart ! le coupe abruptement, très énervé, le comparse du Comte.

— Peu importe ton nom ! Désormais ton destin est lié au mien si nous voulons revenir à nostre temps ! Flaire la piste, le gueux ! Prestement !

— Je ne suis pas un chien ! Je dirige un hôtel de luxe ! s'offusque Jacques-Henri, croisant les bras. Allez flairer vous-même, espèce de demeuré moyen-âgeux !

Mélinda tourne la tête vers la direction indiquée mais ne discerne personne dans la foule trop nombreuse.

— Madame, lui précise l'Observateur, la sorcière mentionnée par l'homme du Moyen-Âge, une certaine Sylvie Greenwich, est la descendante de la sorcière française.

— Mais, Monsieur l'Observateur, comment le saviez-vous ? l'interroge, étonnée, la jeune antiquaire.

Godefroy, à l'instar de son compatriote, observe la petite brunette avec méfiance, parler dans le vide avec conviction est fort étrange. Puis le comte se signe, tire son épée et pousse une harangue incompréhensible répétant « Montjoie ! Saint Denis ! Que trépasse si je faiblis ! » avant de s'élancer dans la foule.


Jacques-Henri et Mélinda s'entr'observent, incertains de comprendre l'action de l'homme du Moyen-Âge.

— Madame Clancy, vous parliez avec qui ? l'interroge-t-il, méfiant.

— Avec un esprit errant... Une âme perdue, plus exactement un Observateur, lui avoue-t-elle.

Le Français éclate de rire.

— Une farce, madame ! Une bonne blague !

— Non, c'est un don depuis mon enfance, se froisse-t-elle. Et Godefroy est suivi par l'un des ses ancêtres...

— Mais qu'est-ce que c'est qu'ce binz ! Après un homme du passé, maintenant un médium ! Il ne manque plus qu'un guide spirituel prétendant avoir un lien direct avec Dieu et Ses anges ! Ah ! Ah !

— Mécréant ! Commente Roland, yeux plissés, lançant des éclairs de colère. Qu'il se taise s'il ne sait point la vérité !

— Monsieur...

— Jacques-Henri Jacquart, répond-il avec arrogance.

— ... Je ne vous dis que la vérité, libre à vous de ne pas me croire ! Vous ne serez pas le premier ! D'ailleurs, vous feriez mieux de m'expliquer où est parti votre compatriote ! Et je voudrais vous interroger sur une chanson dans votre langue...

L'interpellé opine du chef, sourire ironique aux lèvres, et se perd dans la foule pour retrouver Godefroy devant la vitre d'un blanchisseur. Il observe avec horreur les cintres chargés de vêtements nettoyés.

— Jacquouille, chuchote-t-il, encore une diablerie ! ... Ces frusques tournoient d'elles-mêmes, comme les chariottes infernales !

Le Comte se signe, murmure une vague prière, exaspéré.

— Il n'y a aucune œuvre du diable, monsieur, soupire son compatriote des temps modernes. Les chariottes se nomment des voitures et fonctionnent au pétrole et les cintres tournants ne fonctionnent que sur un mécanisme... Rien de magique ! Nous ferions mieux de rejoindre le couple qui nous accueille si bien sous leur toit, même si la femme est un peu folle.

Le Comte lève les sourcils d'étonnement, mais demeure coi et cherche du regard l'Américaine.

Cette dernière les attend à la sortie du marché, perdue dans ses pensées, réfléchissant au sens et aux étranges paroles incompréhensibles de son rêve. Elle salue les Français d'un signe de tête et leur demande, sur un ton sérieux :

— Messieurs, connaissez-vous une chanson dans votre langue...

Soudain, l'antiquaire extraordinaire entend le même air et la même chanson que dans son rêve, à savoir :

« Il y a toujours un peu partout

Des feux illuminant la Terre

Ça va

Les hommes s'amusent comme des fous

Au dangereux jeu de la guerre

Ça va

[...]

On traite les braves de fous

Et les poètes de nigauds »*

— Cette chanson-ci ! s'exclame-t-elle.

Ils l'observent, étonnés, n'entendant pas les paroles. Elle se retourne pour remarquer les paroles sortir de la bouche de l'homme en noir qui avance rapidement devant elle.

— Madame, vous êtes folle, je n'entends rien, constate le propriétaire de l'hôtel devenu tout oreille pour essayer de capter les fameux vers, mais en vain.

Godefroy fixe avec suspicion Mélinda, la pensant victime d'hallucination ou d'un sort.


Le sombre esprit errant, nul autre que Romano, possède Jacques-Henri pour lui faire répéter les paroles de la chanson. L'antiquaire extraordinaire fixe, éberluée, le corps possédé et l'âme du Français des temps modernes, très angoissée et aussi très étonnée que son ennemi puisse si facilement posséder un vivant sans le moindre effort. Elle sait que les esprits peuvent influencer les vivants, mais qu'ils les possèdent, c'est une nouveauté effrayante qui n'augure rien de bon.

L'âme de Jacques-Henri, désorientée, promène son regard, incrédule, de son corps à Mélinda et vice-versa.


— Ces paroles me sont inconnues, noble dame, commente l'homme du Moyen-Âge. Aucune chanson de geste de ma connoissance n'y correspond... Mais, dans mon rêve, je l'ai entendue aussi... Et mon feu grand-père, Roland De Malfète, m'a expliqué le rapport de la sorcière avec un suppôt de Satan, un homme en noir.

Les yeux de la chuchoteuse d'esprits s'agrandissant d'effroi, elle bredouille :

— Godefroy de Montmirail, l'homme en noir est un esprit errant, mon ennemi dans le monde des esprits, qui s'est allié à votre ennemi dans le monde physique, cette sorcière...

— La sorcière de Malcombe, cause de mon malheureux voyage dans le temps, déplore amèrement le Comte. Mais comment vous savez l'existence de cet homme en noir ?

— Pour revenir à la chanson, réplique Jacques-Henri, je l'ignore également... Je ne connais guère les chansons... Mais nous pouvons toujours retrouver les informations, non ? Si la chanson est connue, n'importe qui pourra nous informer.

— Je demanderais à mon mari de m'aider, il connaît plus de chansons nationales et internationales que moi ! Sinon, l'homme en noir est un esprit errant, je le sais d'un esprit Observateur et de votre grand-père, Monsieur De Montmirail.

Un étonnement se lit dans les yeux de Godefroy, mais aussi une incrédulité et une certaine réserve.

— Vous avez commerce avec des esprits ! L'invocation des esprits est un acte démoniaque ! s'emporte-t-il. Il se signe et dégaine son épée, se tournant vers son compatriote.

— Jacquouille, nous ne pouvons faire confiance à une sorcière ! Viens avec moi ! Nous trouverons moyen pour revenir à nostre époque et dans nostre royaume. Mais avant, je ne peux ignorer la présence de cette satanée sorceleuse...

Et, soudain, possédé par le défunt Roland De Malfète, Le Hardi se dirige d'un pas rapide vers le marché, s'éloignant rapidement de Mélinda. Cette dernière, suivie de Jacques-Henri, revient chez elle, malgré son incompréhension de l'attitude du Comte et de son ancêtre. Aussitôt arrivée, celle-ci note la présence de Romano au seuil de la cuisine, sourire ironique. Mélinda l'ignore, guère rassurée par cette présence invisible, et se tourne vers son mari pour lui expliquer rapidement la chanson et son rêve, aidée par le petit Français qui lui répète les paroles. L'homme aux yeux bleus, regard brillant, affirme sérieusement :

— Cette chanson est Le Diable de Jacques Brel, un chanteur belge, composée en 1954.

— Comment la connaissez-vous ? s'étonne Jacques-Henri.

— Une connaissance l'écoutait souvent au temps de mes études ! J'ai fini par apprendre les paroles. Et maintenant que vous me rappelez les paroles, je constate que je ne les ai pas oubliées !

Tous opinent du chef pour toute réponse. Et le Français s'installe dans le salon, réfléchissant au meilleur moyen pour accumuler le plus d'argent et revenir en France. La jeune femme extraordinaire blêmit lorsque Romano lui lance d'un ton froid à lui glacer le sang dans les veines :

— Ma chère, tout se joue maintenant ! Votre ami français ne s'en sortira pas vivant ! Ha ! Ha !

Elle blêmit, ses yeux s'agrandissent de peur, son cœur bat la chamade, ses mains deviennent moites, ses jambes tremblent.

— Jim, Godefroy est en danger, l'esprit en noir me nargue... informe-t-elle son mari dans un souffle. Il faut que nous le retrouvions avant qu'il soit trop tard !

— Je te suis. Allons-y ! Dépêchons-nous !

Et le couple sort précipitamment de leur maison, laissant Jacques-Henri très confus.


Éloignée de quelques mètres de leur maison, l'antiquaire note la présence à sa droite de l'ancêtre du Comte, mine très inquiète, suivi de l'Observateur.

— Noble dame, mon descendant est en danger, il est épuisé. Je crains qu'il soit victime d'un sort de la sorcière ! Et l'homme en noir le fatigue spirituellement, mentalement. Dépêchez-vous !

Et Roland De Malfète disparaît, la laissant très angoissée. L'Observateur influence Jim pour diriger le couple jusqu'à Godefroy, dans une petite maison abandonnée à la lisière du monde civilisé. Cette ruine donne un air sinistre et oppressant à l'endroit. Le couple, prenant leur courage à deux mains en quelques secondes, franchit le seuil sans hésiter. Étonné de ce qu'il voit, il demeure sans mot et sans mouvement, observant ce qui se passe pendant quelques minutes.


Sylvie Greenwich, une grande et élégante trentenaire vêtue d'une ample robe noire, aux yeux marron et aux cheveux brun foncé ramassés en chignon, face à Godefroy, sourire ironique, lance un sort et murmure une incantation. Le Français est fatigué, épuisé, sans force. Il tient son épée à son côté droit, reprenant son souffle, et Romano virevolte près de lui, le narguant et lui soutirant son énergie spirituelle en lui insufflant une lassitude insurmontable, l'hypnotisant de sa voix d'outre-tombe, émoussant son courage par des visions de déchéance et de défaite imminente, tétanisant ses membres par un froid insidieux et détournant son attention par d'odieux petits airs lancinants. Le défunt grand-père et l'Observateur sont à la droite de l'antiquaire, analysant tristement la situation. Mélinda leur ordonne, paniquée :

— Mais faites quelque chose ! Ne restez pas inactifs ! Surtout vous, son illustre ancêtre !

Soudain, Godefroy se lève et agite son épée, s'avançant rapidement vers la chuchoteuse d'esprits, lueur de détermination meurtrière, prêt à la pourfendre. L'esprit errant qu'est Roland De Malfète se rue sur l'homme du Moyen-Âge, prend possession du corps de son descendant, s'appropriant la maîtrise de ses muscles et de ses tendons et l'arrêtant net dans sa course devant la jeune femme extraordinaire effrayée qui recule de quelques pas en arrière. Puis, lentement, le corps du Hardi se voit imposer un demi-tour, sous le regard étonné de Romano, et son épée s'élève dans les airs par gestes saccadés. L'arme, brillante, renvoie des reflets lumineux dans chaque coin du sordide endroit, mais chaque centimètre de lumière qu'éclaire l'épée doit lutter contre l'obscurité près de Godefroy. Noirceur qui essaie d'absorber le Comte dans les ténèbres. Mélinda, secondée par son mari, décide d'aider le Comte en sortant des bijoux d'or et des miroirs de poche pour refléter la lumière en direction de l'homme du Moyen-Âge, semant la débandade des ténèbres.


L'Observateur sourit et affirme :

— Madame, entre vos mains repose la réussite de la mission de Godefroy de Montmirail. Dites-lui de se rappeler de la victoire de Saint Georges sur le Dragon !

L'âme du Comte observe la chuchoteuse d'esprits d'un air perdu. Et, soudain, comprenant les paroles de l'Observateur, s'avance vers Romano et se bat corps-à-corps avec le sombre esprit. Le corps possédé du Comte continue à diriger la lumière de son épée dans tous les coins de la maison délabrée et, soudain, plante son arme dans le cœur de la sorcière. Cette dernière, étonnée, meurt sur le coup sous le regard horrifié des Américains qui ne pensent jamais assister à un meurtre d'aussi près de leur vie et sous le regard de Romano qui couve une froide colère. Mélinda retient son envie de vomir à la vue du sang et les yeux de son mari s'agrandissent de terreur en constatant la froideur de l'acte et ses mains tremblent légèrement malgré lui. L'âme de Sylvie vient aider Romano à battre Godefroy, laissant la chuchoteuse d'esprits très tourmentée de l'issue du corps-à-corps.

— Monsieur l'Observateur, l'interpelle Mélinda d'une voix aiguë, angoissée du combat inégal entre les trois âmes et impuissante devant la situation, comment pensez-vous que j'aide cette pauvre âme en lutte contre deux esprits maléfiques ? En plus qu'il y a d'autres âmes perdues...

Elle désigne d'un signe de tête les dix esprits errants qui clignent des yeux, éblouis et étonnés. De stupeur et de crainte, ils ne bougent pas du fond de la pièce depuis quelques secondes ; après ce premier étonnement, ils se dirigent vers le centre de la bataille.

— ... qui s'approchent du Comte ?

— Faites-vous confiance !

Et l'Observateur s'en va.

— Vous, esprits errants, âmes perdues, les apostrophe la femme extraordinaire, une fois qu'elle rassemble son courage pour se faire bonne contenance devant les entités invisibles, pourquoi vous mêlez-vous à une bataille qui n'est pas la vôtre ? Pourquoi aider le Mal ? Avez-vous abandonné toute humanité à votre décès ? Aidez plutôt ce pauvre homme du Moyen-Âge, il est simplement perdu dans le temps !

Les dix esprits errants — présents depuis le début de la bataille dans un coin sombre de la pièce — s'entr'observent, hésitent. Romano abandonne sa lutte avec Godefroy pour les haranguer :

— Vous, mes chers amis, pourquoi écouteriez-vous cette femme ? Que sait-elle de la vie dans l'Au-delà ? Que sait-elle de votre vie ? Avez-vous oublié tout le mal que les vivants vous ont engendré ? Votre mémoire est-elle si courte ? Reconnaissez qu'une rancœur est logée en votre cœur depuis votre mort ! Alors aidez-moi ! Combattons le vivant ! Il viendra grossir nos rangs !

Les dix esprits errants disparaissent du champ de bataille, peu désireux d'affronter la colère du sombre sectaire qu'est Romano, ni d'agir injustement en s'opposant à Mélinda.


Simultanément au discours de Romano, la sorcière continue à se battre avec le Comte, la lutte est âpre, mais, dans un dernier soubresaut de l'âme du Comte, contre toute attente, il parvient à terrasser son adversaire, l'écrasant sous son poids. L'âme de Sylvie Greenwich disparaît sous la terre, vaincue, impuissante. Romano, en remarquant la défaite de sa comparse du coin de l'œil, s'approche de Mélinda et la menace :

— Ma chère et bien-aimée ennemie... Vous êtes trop dangereuse...

Elle fait briller les bijoux d'or en sa direction, reculant de quelques pas en arrière. Le sombre sectaire est ébloui par la lumière, mais est encore plus enragé qu'auparavant.

Romano, fulminant de rage, l'enlace puissamment, la privant d'air et engendrant une sourde douleur aux côtes. Elle se débat, agitant ses mains et ses pieds pour essayer de se débarrasser de l'esprit, mais en vain. Jim, lueur de panique dans le regard, ne sait trop que faire. Heureusement, l'âme de Godefroy intervient rapidement et la libère de l'emprise du sombre esprit en empoignant ses bras et en le tirant violemment par derrière, avant de lui asséner un solide coup de pied dans le ventre. La chuchoteuse d'esprits, reprenant l'air par grande respiration, sous le regard inquiet de son mari, remercie d'un geste de tête l'homme du Moyen-Âge. Romano, ébahi de la force inattendue de son adversaire, déguerpit dans le monde souterrain sous le regard amusé de Godefroy. Ce dernier regagne son corps, épuisé, fatigué et surtout confus. Il est soutenu par Jim qui s'inquiète de l'état de santé du Comte, puisque la force extraordinaire déployée lors du combat le laisse sans énergie. L'homme du Moyen-Âge ne comprend guère ce qui est arrivé à son corps possédé alors qu'il en a été le spectateur; son étrange lutte en esprit le laisse plus harassé que lors de la guerre contre les Anglais à son époque; la sensation ne ne plus avoir de corps lui donne un malaise indescriptible et quelque peu inquiétant en son esprit, perplexe.


Roland De Malfète sourit à la jeune Américaine et lui murmure, regard pétillant, visage rasséréné :

— Voilà, le combat est terminé ! Vous avez gagné ! Je me sens tellement léger... Indescriptiblement léger...

Tournant sa tête à droite, vers la porte, il s'exclame :

— ... Je vois une lumière là-bas ! Tellement divine ! Tellement brillante et pure ! J'entends un doux chant des harpes. Ma femme m'attend et ma famille...

Il lâche une larme de joie, ému. Son visage, illuminé par une lumière que lui seul discerne, affiche un large sourire radieux qui émeut Mélinda.

— Oui, Roland de Malfète, cette lumière est pour vous, murmure la vingtenaire. Bon voyage !

— Je comparais enfin devant notre Créateur, Dieu tout-puissant, Juge des âmes, l'âme légère. Je sais que mon descendant reviendra en sécurité dans son royaume. Au revoir, madame.

Il fait un chaste baisemain à la jeune femme et s'avance vers la Lumière jusqu'à ce qu'elle l'enveloppe, le faisant disparaître devant la médium. Celle-ci est toujours très émue en son âme de cet apaisement des défunts.

Jim, soutenant Godefroy, sort son épouse de sa rêverie d'un geste de la main.


Le couple revient chez eux avec l'homme du Moyen-Âge. Ce dernier regagnant ses forces, trois heures plus tard, s'excuse auprès de Mélinda :

— Noble dame, vous me voyez bien marri de ma mécuidance en vostre don ! Nostre Seigneur Dieu m'a ensauvé par vostre entremise !

Il lui fait un baisemain et s'assoit sur un fauteuil.

— Jacquouille ! Demain matin nous quitterons nos hôtes pour essayer de trouver un descendant de Ferdinand Eusèbe et revenir à nostre époque !

Jacques-Henri soupire et approuve d'un geste de la tête, sachant qu'il n'a guère le choix. L'Observateur sourit à la femme extraordinaire et lui chuchote, sourire complice :

— Je sais où est ce descendant du mage dans votre pays. Je les guiderai jusqu'à lui.

Et chacun s'endort d'un sommeil profond et bien mérité.




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* Extraits de la chanson Le Diable de Jacques Brel.

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