Keefe et l'impossible enfance
Ça faisait une heure. Keefe était assis sur le bord d’une fontaine, dans une jolie place, et attendaient. Ses parents l’avaient traîné en Atlantide, l’avaient assis ici et lui avait dit d’attendre. Une heure qu’ils étaient partis. Les passants qui allaient et venaient dans les rues lui jetaient des regards gênés, comme s’ils disaient qu’ils auraient bien voulu attendre là plus longtemps pour veiller sur le petit, mais qu’ils étaient attendus. Deux heures. Keefe commençait à avoir faim. Il se laissa emporter dans la contemplation du dôme formé au-dessus de la cité. Il voyait tout, à travers. L’eau, les poissons, et même quelques requins par-ci par-là. Mais pas de parents. Le jeune garçon avait maintenant 6 ans. Pour l’occasion, ses parents lui avaient offert un petit mot, sur lequel était gravé quelques mots: “Grandis bien”. Ils s’étaient surpassés. Keefe aurait pu prendre le cadeau à cœur s’ils ne lui avaient pas offert 4 semaines après son anniversaire. À chaque fois qu’il venait ici, le petit se perdait dans le paysage, dans ses grandes tours structurés, ses étals dans lesquels tourbillonnaient robes, colliers où encore barrette… plus,loin, une dame et un enfant à la peau noire vendaient des peignes sertis de bijoux. 3 heures. Keefe avait de plus en plus faim, mais il n’avait pas d’argent. Quelqu’un s'assit près de lui.
_ Petit? Comment-tu t’appelles?
_ Keefe.
_ Keefe comment?
_ Ça ne vous concerne pas.
_ Tu as des difficultés avec ton nom de famille?
_ Non!
_ Bon, bon, ok… Tu veux manger? Je t'observe depuis quelques heures, et tu n’as pas bougé. Tu attends peut-être tes parents? Si tu veux…
Keefe le laissa parler, et l’examina. Il avait des cheveux ébouriffés, un tablier, et une sacoche dans laquelle résonaient des tintements de verre dès que l’homme bougeait.
_ J’ai aussi un petit garçon comme toi… J’en suis très fier, un jour tu devrais le voir…
_ Vous vous appelez comment?
_ Ah! Désolé, je parle trop. Je m’appelle Kesler DIznee, alchimiste et gérant de la boutique Slurp et Burp, à Mysterium.
_ J’en ai entendu parler. C’est vous qui faîtes les meilleurs élixirs des cités perdues.
_ Hein? Oui, peut-être. Tu sais, moi aussi j’ai des problèmes avec mon nom.
_ Ah bon?
_ Oui, tout le monde le connaît. Kesler DIznee, le sans-talent mal assorti. C’est pour ça que j’espère que mon fils aura un talent. Et qu’il sera assorti.
_ Ça fait quoi d’être sans-talent et mal assorti?
_ Tout le monde te tourne le dos. Tous tes amis. Et puis, tu as peur. Peur d’avoir un enfant, car si celui-là est aussi sans-talent, il subira les brimades. Mais on s’y fait.
_ Sencen.
_ Pardon?
_ Je m’appelle Keefe Sencen.
_ Tu es le fils de Lord Cassius?
_ Oui.
_ Je vois. Le ton de Kesler devint glacé et dur. Et bien au revoir, Sencen.
Et il partit. Le petit se sentit encore plus malheureux. 4 heures. Ça faisait 4 heures que Keefe attendait. Pour se dégourdir les jambes, il était allé voir les étals. Il s’arrêtait tout le temps, restait plusieurs minutes avant de partir sans rien acheter. Les marchands lui jetaient des regards noirs. Quelqu’un finit par dire:
_ Eh le mioche? Pourquoi tu rentres pas chez tes parents? Tu les as perdus? Mais quelle horreur. Oh, regardez, il va aller pleurer dans les jupes de sa mère. Ah bah non, il l’a perdu! Tous s’ésclafèrent, et Keefe, encore plus malheureux qu’avant, alla se remettre sur la statue.
Les heures passèrent, les rues se vidaient, le ciel s’assombrissait… Les derniers elfes sur la place traînaient des pieds, regardaient à gauche, à droite, sans doute à la recherche de quelqu’un pour emmener le petit. Finalement, quelques heures plus tard, le dernier passant alla vers Keefe, lui murmura “désolé” et partit. Keefe se retrouva seul, et d’un coup, la peur le rattrapa. Il commença à pleurer lorsqu’une calèche arriva. À l’intérieur, Lord Cassius toisait Keefe, furieux. Lady Gisela lui fit signe de monter avant de prendre la parole.
_ Nous t’avions oublié.
Une fois rentré, la mère de Keefe lui dit d’aller se coucher, tandis que Lord Cassius s’enfermait dans son bureau en grommelant pour la énième fois:
_ À cause de ce gamin je dois recommencer mon livre…
Au moins, il y avait ça. Lord Cassius n’avait jamais vraiment pardonné à Keefe l’arrachage et le bousillage de son livre, ni même le crottin de Sasquatch, mais désormais, chaque soir, il s’enfermait dans son bureau et réécrivait son livre. Dans son lit, Keefe repensa à Kesler. À son ton qui était devenu dûr quand le petit lui avait dit son nom. Tout le monde détestait les Sencen?
Dans la nuit, il fut réveillé par des chuchotements discrets. Il les suivit jusqu’au salon, où il découvrit sa mère en train de discuter avec une silhouette encapuchonnée.
_ La ténébreuse est Ombre. Elle est douée, ça ne fait aucun doute. Dans quelques années, elle sera prête. Quand au flasheur… J’ai trouvé quelqu’un. C’est une jeune fille du nom de…
Keefe trébucha sur la bille qu’il avait lui-même déposée à l'attention de son père. Lady Gisela se retourna brusquement, tandis que la silhouette s’écriait:
_ Il a tout entendu! Il faut l'empêcher de parler.
_ Calme-toi, Ruy. Et appelle l’Effaceur. Je m’occupe de Keefe.
Elle s’accroupit, le regarda dans les yeux lui dit:
_ Je suis désolé, mais tu ne peux pas te souvenir de ce qui s’est passé. Tu vas retourner te coucher, tu vas prendre un sédatif, et demain, tu auras tout oublié. Viens. Elle le coucha, puis lui apporta un plateau sur lequel un petit flacon trônait. Il était rose brillant. Elle le lui fit boire.
Keefe fit un drôle de rêve. Il dansait sur une île avec un grand soleil, des hippopotames et des ananas en jupe de tahiti dansaient avec lui.
_ Noooooon!
Il se réveilla en sursaut, l’esprit encore assailli par les animaux dansants. Au déjeuner, sa mère le prit à part et lui donna un éclaterolle.
_ Tu t’es réveillé cette nuit?
_ Non. Pourquoi?
_ J’ai entendu des pas. Tu es peut-être somnambule.