Le Chevalier à la Licorne
Chapitre 1 : Le Chevalier à la Licorne
8467 mots, Catégorie: M
Dernière mise à jour 10/11/2016 00:44
Des jours que ser Selwyk Paege et ses hommes chevauchaient dans le nord du Conflans, traversant les différents affluents de la Ruffurque et de la Bleufurque à gué, par bacs ou sur ponts. Ils étaient dix, chevaliers comme franc-coureurs et écuyers, affublés d'un maître piqueux et de sa meute de limiers à longs poils. Ser Jon Ryger et ser Edmund Frey, ainsi que leurs écuyers respectifs, accompagnaient Selwyk dans cette chasse aux braconniers. Lord Medgar Tully de Vivesaigues les avait mandés, lui et ses compagnons, pour apporter la justice du roi à une bande de vauriens qui avaient tué un cerf et trois biches dans les bois de son domaine. Un crime de lèse majesté s'il en est. Après avoir retrouvé leurs traces près de Beaumarché, le groupe s'était lancé dans une traque sans merci, mais les braconniers rivalisaient d'astuce et de discrétion et ce fut chose mal aisée de suivre la piste, le flair des chiens étant souvent inefficace à cause des nombreux détours qu'ils avaient pris à travers les rivières.
Braillard comme à son habitude, ser Edmund grogna son agacement. « J'en ai ma claque de cette chasse ! s'exclama-t-il à bout de patience. Pourquoi lord Tully nous a-t-il envoyé arrêter une vulgaire bande de coupe-jarrets ? »
Selwyk répondit sans même se retourner sur sa selle pour daigner regarder le vieux chevalier bougon. « Parce que c'est le genre de tâche qui nous incombe en tant que chevalier au service du seigneur du Conflans, ser. Si lord Medgar nous ordonnait de nettoyer ses latrines nous n'aurions pas d'autres choix que d'obéir. Vous rappelez-vous les vœux que vous avez prononcé durant votre adoubement ou votre mémoire s'effrite-t-elle déjà ?
- N'empêche qu'il n'a qu'à venir lui même patauger dans la boue et se ruiner l'arrière-train en selle, répondit le Frey.
- Il est vrai qu'en tant que chevaliers nous pourrions nous attendre à une mission plus ''glorieuse'', fit remarquer le jeune ser Jon. Que vais-je dire à ma Yolanda quand je rentrerai ? Que j'ai jeté dans les cachots de Vivesaigues des hommes désœuvrés que la faim a poussé à tuer un peu de gibier où ils ont pu le trouver ? Je me souviens avoir juré de protéger les faibles, ser Selwyk. »
Selwyk ne répondit rien à ça. Jurer protection aux faibles et à son seigneur ; lequel des deux vœux prévalaient sur l'autre ? Il était vrai que ces hommes n'avaient rien fait d'autre que se procurer de quoi se nourrir, mais lord Tully avait été formel : il voulait faire un exemple. Le chevalier balaya ces pensées d'un revers de la main. Le seigneur de Vivesaigues l'avait choisi lui pour mener cette chasse à l'homme, et il savait pertinemment pourquoi. Contrairement à certains il obéissait aux ordres et n'en demandait pas plus. Sa fidélité à Medgar Tully et sa maison était sans faille, il le chérissait comme un fils, et aimait sa sœur, lady Beony, comme ses propres filles.
Autrefois connu sous le nom de Medgar le Jeune, il avait reçu le surnom de Béni à la suite du Fléau auquel il avait miraculeusement survécu après être resté alité et fiévreux durant des jours qui parurent interminables. La terrible maladie avait emporté son père, lord Medgar l'Ancien, ainsi que sa mère, lady Jeyne, mais aussi ses trois autres frères et sœurs – Owayn, Bethany, et Aegon. Medgar le Béni, à peine âgé d'une quinzaine d'année à la mort de son père, et Beony demeuraient seuls pour assurer le futur de la maison Tully. Ils auraient pu espérer compter sur l'épée et les conseils de ser Jasper, leur unique grand-oncle s'il n'avait pas lui aussi périt d'une blessure mal soignée l'année précédente.
Au fond de lui, Selwyk Paege pensait qu'il aurait pu espérer mieux comme compagnons. Même s'ils n'oseraient jamais proclamer ouvertement leur mécontentement face à lord Tully, Jon Ryger et Edmund Frey ne rataient jamais une occasion de manifester leur mauvaise volonté envers cette tâche qu'ils considéraient susceptible de ternir leur dignité de chevalier. Ser Edmund était le plus âgé d'entre eux. Cousin parmi tant d'autres de lord Tytos Frey des Jumeaux, il n'avait pas hérité, les Sept en soient loués, de son faciès de belette. Ses cheveux courts et sa barbe bien taillée étaient gris acier avec des reflets argentés. Il avait été fort athlétique durant sa jeunesse et avait remporté quelques joutes et duels, mais aujourd'hui il affichait de l'embonpoint et un manque flagrant de fougue.
Jon Ryger n'avait qu'une vingtaine d'année et s'était fraîchement marié à Yolanda Bracken, une suivante de Beony Tully et qui, la pauvre enfant, avait plus de poitrine que de cervelle. Particularité physique qui, Selwyk n'en doutait pas, avait clairement décidé ser Jon à l'épouser. Le jeune chevalier avait de longs cheveux de jais, un physique agréable et glabre, il possédait de solides et larges épaules, et un menton volontaire. Le genre de jeune homme qui plaisait beaucoup aux damoiselles.
Le groupe dressa le camp au crépuscule en plein milieu des bois, à quelques milles d'un vieux pont de pierre, entre Beaumarché et Vieilles-Pierres, qui leur permettrait de continuer la poursuite, selon les dires de ser Jon. Ils se nourrirent de lièvres chassés par Will, le jeune écuyer de ser Selwyk, et burent du vin et de la bière qu'ils avaient apportés avec eux. Selwyk se contenta d'un peu d'ale, mais dévora au moins deux gibiers, se délectant de la peau croustillante et de la graisse brûlante qui dégouttait sur son menton où un début de barbe se faisait sentir.
Les hommes parlèrent avant le sommeil et les sujets étaient divers. Un des franc-coureurs, un barbu sentant fort la crasse et la sueur du nom de Dick Stryde, leur narra, avec force détails et gestes, ses coucheries avec la femme d'un meunier. « Maden qu'elle s'appelait. Une paire de loches rondes comme des miches d'pains qu'elle avait, oui m'sires ! S'exclama-t-il. Lourds et blancs comme des sacs d'farine qui z'y descendaient à la moitié d'son ventre tout flasque. Faut dire qu'elle avait déjà pondu sept chiards, dont deux d'mes bâtards j'en jurerais sur les Sept ! Tout noiraud comme moi qu'ils sont alors que le meunier l'est tout blond avec des r'flets rouquins. Mais l'est trop con pour s'en apercevoir.
- M'est avis qu'la ribaude doit bien peser ses deux cents livres ! Intervint en s'esclaffant un autre franc-coureur, au chaume dru qui courait son visage taillé à la serpe, appelé Gerry le Sec, pour sa silhouette raide et ses muscles noueux.
- C'est comme ça que j'les aime : grasse et pas r'gardante à la besogne, lui répondit Dick avec un large sourire. Quand je la couchais sur le paddock c'était comme pétrir de la pâte à pain. »
Ses mimes et ses grimaces faisaient bien rire toute l'assemblée. Ser Edmund et ser Jon riaient de bon cœur en avalant toujours plus de vin ou de bière et en s'envoyant de grandes claques sur les cuisses. Les écuyers se délectaient de ses histoires grivoises et vulgaires, pelotonnés les uns contre les autres autour du feu, et mêmes les limiers s'y mettaient en aboyant et en hurlant à la lune. Comme s'ils essayaient de rire eux aussi. « J'servais chez les Bracken en c'temps-là, reprit Dick, et j'peux vous dire qu'elle aimait ça, chevaucher l'étalon. Toujours à me grimper dessus comme si j'étais un bourrin.
- Ça pour sûr t'en as l'odeur, Dick ! Rugit le maître piqueux aux cheveux filasses.
- Moque toi, Tom Wash, répliqua le conteur, mais la dragonne avait les cuisses puissantes et le con affamé. Et quand elle t'y emprisonnait, fallait se démener comme un diable pour se libérer de l'étreinte. Et je compte même plus le nombre de fois où j'ai manqué d'me faire assommer par un de ses nichons ballottant. »
Les rires allèrent encore bon train, jusque tard dans la nuit. Selwyk ne goûtait pas vraiment ce genre d'humour même si toute cette concupiscence fit dériver ses pensées vers Clarysse, son épouse. Comme j'aimerais pouvoir dormir à tes côtés cette nuit, mon amour, pensa-t-il. Te prendre dans mes bras et caresser ton ventre arrondi. Il noya son désir naissant avec une rasade de bière. Puis les conversations s'éteignirent et la nuit enveloppa le petit campement.
Les chevaliers purent dormir tout leur soûl tandis que franc-coureurs et écuyers durent monter la garde à tour de rôle. Avant de sombrer dans le sommeil, Selwyk récita à demi-mots une prière à la Mère de miséricorde pour veiller sur sa femme enceinte, à la Jouvencelle pour veiller sur ses filles, au Père pour qu'il insuffle le sens de la justice et du respect à ses fils, et à l'Aïeule pour lui-même afin qu'elle lui montre de sa lanterne le bon chemin à prendre et qu'elle le guide dans ses choix. Il put entendre Will commencer à ronfler doucement, et Dywen, le troisième franc-coureur de la compagnie qui avait pris le premier tour, fredonner la Chanson de Jenny, d'une voix claire et douce. Alors, bercé par ce chant triste et mélancolique, Selwyk ferma les yeux et laissa le sommeil le prendre.
Au lendemain ils débouchèrent à l'orée du bois face à la rivière, sans le moindre pont en vue. Ils suivirent alors le cours d'eau vers l'amont et y arrivèrent enfin à la mi-journée. Cependant ce ne fut pas tout ce qu'ils trouvèrent. Will pointa soudainement du doigt une silhouette à cheval qui se dressait de l'autre côté de l'édifice de pierre. Ce geste suffit à sortir brutalement ser Edmund Frey de sa torpeur et à arracher ser Jon Ryger de ses rêvasseries probablement afférentes aux opulentes mamelles de sa jeune épouse. L'équipée chevaucha jusqu'à pouvoir discerner clairement l'inconnu.
Vêtu de plates et de mailles étincelantes, son heaume à faîte de licorne masquait entièrement son visage. Il était juché sur une jument alezane et tenait fermement lance et écu. Sur son tabard et son bouclier, tout deux noirs, se distinguait nettement une licorne blanche saillante et lampassée d'or. L'homme était arnaché comme il le fallait, à la manière d'un chevalier, ce qui ne laissait aucun doute sur sa condition, un manant qui aurait voulu revêtir une armure l'aurait fait avec moins d'application. En portant légèrement son regard vers la droite, ser Selwyk put voir à l'ombre d'un châtaignier ce qui ressemblait à un écuyer mais qui roupillait auprès des provisions et des bagages, et qui ne semblait pas empressé de servir son maître. Malgré l'invisibilité de son visage, Selwyk devina facilement la détermination et le calme placide de ce mystérieux étranger. Il fut le premier à s'avancer sur le pont. « Oh là, chevalier ! s'adressa-t-il à l'homme. Déclinez votre identité et faîtes place aux hommes de lord Medgar Tully, seigneur suzerain du Conflans et sire de Vivesaigues.
- On m'appelle le Chevalier à la Licorne, répondit-il avec une voix assourdie par le heaume intégral. Mon véritable nom importe peu. Beaucoup le portent dans ces contrées. »
Un bâtard, pensa immédiatement Selwyk Paege. « Quant à vous libérer le passage, reprit l'inconnu, ne comptez pas passer ce pont sans en payer le prix. Je sais pourquoi vous chevauchez.
- Dans ce cas cédez le chemin pour laisser la justice du roi châtier des criminels, proclama Selwyk avec solennité.
- N'est pas criminel à mes yeux celui qui ne cherche qu'à manger, messers. Tant que l'affaire ne sera pas réglée ces pauvres diables sont sous ma protection. Je l'ai juré devant les Sept.
- Bouge de là jeune impudent ou il t'en cuira ! s'exclama ser Edmund avec son tact habituel.
- Je n'en ferais rien, lui répondit calmement le dénommé Chevalier à la Licorne. Du moins pas sans combattre.
- Serait-ce un défi ? questionna vivement ser Jon en portant la main à son épée, trop heureux de pouvoir enfin en découdre.
- Allons, allons, fit désespérément Selwyk d'un ton apaisant avant de reporter son attention sur le cerbère du pont. Soyez raisonnable Chevalier à la Licorne, ou quelque puisse être votre nom, nous sommes six combattants dont trois chevaliers oints et vous êtes seul. Sauvegardez votre vie et partez. Je ne veux pas faire couler plus de sang que nécessaire. »
Le Chevalier à la Licorne parut réfléchir pendant un moment. Selwyk espérait bien le faire céder sans avoir à se battre. Il n'aurait pas voulu être complice du massacre d'un chevalier isolé qui se montrait assez brave pour barrer le passage à une compagnie comme la leur. Qui sait, il pourrait même le recommander pour le service de lord Medgar. Cependant lorsque son adversaire reprit la parole, tous ses espoirs s'évanouirent. « Pardonnez-moi, ser, mais je ne puis faire cela, dit-il d'un ton désolé. Si comme tout homme je crains pour ma vie elle n'a pourtant pas autant de prix que mon honneur. J'ai juré.
- Alors tant pis pour toi vaurien, déclara ser Edmund en se préparant au combat. Tu vas voir ce qu'il en coûte de s'opposer aux chevaliers du Conflans.
- Je ne savais pas les chevaliers du Conflans si dépourvus d'honneur qu'ils aient l'aplomb de se battre à trois contre un, l'interrompit le Chevalier à la Licorne. Si vous voulez passer ce pont je défie chacun de vous en combat singulier, à la lance ou à l'épée, comme il vous plaira. Si vous l'emportez, vous pourrez continuer sans encombres pour appréhender vos braconniers qui ne sont qu'à deux lieues d'ici. Si je l'emporte, ces hommes seront libres d'aller où ils le souhaitent et je vous prendrais armes et destriers que vous ne pourrez récupérer qu'au prix d'une rançon, comme il sied à la tradition.
Un prix bien élevé qu'il demande ce godelureau là, pensa ser Selwyk. Faut-il qu'il soit si sûr de lui pour demander un butin aussi exorbitant que les armes, armures et montures de pas moins de trois chevaliers ? Paege fit un rapide état des lieux des forces en présence : ser Edmund était trop empâté et trop orgueilleux, ser Jon trop impétueux et inexpérimenté, et lui-même n'avait jamais été un jouteur exceptionnel. Pourtant le gant avait été jeté et l'honneur exigeait qu'il soit relevé. De toute manière, il paraissait évident que ce Chevalier à la Licorne ne céderait pas un pouce de terrain. Nous devons traverser ce pont et il le sait, se dit Selwyk à lui même, si nous ne le faisons pas nous devrons trouver un passage à gué ou un autre bac, et les braconniers nous échapperont une fois pour toute. « Comment pouvons-nous être sûrs que les fugitifs que nous traquons sont bien sous votre garde, chevalier ? demanda-t-il au chevalier bâtard. Je ne voudrais pas vous désarçonner et perdre un temps précieux par la même occasion.
- Je le jure sur mon épée, rétorqua du tac au tac le Chevalier à la Licorne. Maintenant trêve de pourparlers et que le premier d'entre vous traverse ce pont et relève mon défi. »
Ser Edmund Frey fut le premier à s'avancer et ser Selwyk n'en fut pas mécontent. Ce balourd bouffi d'orgueil a besoin d'une leçon, pensa-t-il, et j'ai besoin d'en savoir plus sur notre adversaire. Accompagné de son fidèle écuyer et neveu, un garçon malingre de douze ans au faciès de belette typique des Frey répondant au nom de Steffon, le chevalier des Jumeaux poussa sa monture et traversa le pont de pierre, les fers de son destrier produisant des claquements secs qui se répercutèrent en écho dans le silence autour d'eux. De son côté, le Chevalier à la Licorne, étant déjà armé de pied en cap, se contenta de faire avancer son cheval au pas jusqu'à un point suffisamment éloigné de ser Edmund sans même que son écuyer ne soit dérangé dans sa sieste sous l'arbre. Edmund affichait son plus beau dédain tout en donnant des ordres secs et méprisants au pauvre Steffon qui tendit tout d'abord à son maître un écu frappé du blason de la maison Frey dans les lanières duquel il fit passer le bras couvert de plate et de maille. Puis le page chétif attrapa la longue et lourde lance et, vacillant sous son poids, la présenta du mieux qu'il le pouvait à Edmund.
L'état exécrable du jeune Steffon Frey avait toujours affligé ser Selwyk. Petit et maigre pour son âge, il ne mangeait pas souvent à sa faim et cherchait toujours à ce que les autres écuyers partagent une partie de leur repas avec lui. Souvent réprimandé pour aucune raison, ce petit bout d'homme supportait inlassablement les taloches et brimades de ser Edmund, et cela ne faisait qu'empirer lorsque le chevalier se rendait ivre. Will, son propre écuyer, lui avait d'ailleurs rapporté que certaines nuit ser Edmund convoquait dans ses quartiers ou sous sa tente le jeune Steffon et qu'il lui faisait des choses et le touchait à certains endroits. Il l'avait un jour surpris au fond d'une stalle d'écurie à sangloter, pensant que personne ne le voyait ou ne l'entendait. Will n'avait pas pu en savoir davantage mais il était convaincu qu'il s'agissait d'actes contre-nature qui condamneraient assurément Edmund Frey aux Sept Enfers. Ils suffirent néanmoins à révulser Selwyk Paege. Il avait depuis lors bien tenté d'expliquer la situation à lord Tully afin qu'il intercède en la faveur de Steffon pour qu'il soit retiré du service de ser Edmund mais lord Tytos Frey n'avait rien voulu entendre sur le sujet, et, avant d'être emporté par le Fléau de Printemps, lord Medgar l'Ancien lui avait défendu de régler la question dans un duel pour éviter toute complication avec le sire des Jumeaux. Viendra un jour où la préservation de la paix du roi ne sera plus suffisante pour protéger ce pendard, pensa ser Selwyk.
Le Chevalier à la Licorne s’élança brusquement à l'attaque, faisant cabrer sa jument alezane avant de la faire se propulser en avant d'un coup d'éperons dans ses flancs. Surpris par la vélocité de la charge, le hongre noir de ser Edmund fit un pas de côté qui déstabilisa son cavalier. Après avoir rétabli son assiette, le Frey baissa sa visière d'un mouvement sec, coinça sa lance sous son bras, et chargea à son tour. Ser Selwyk nota qu'il avait beaucoup de mal à maintenir sa lance droite en visant sa cible, et ses jambes ne serraient pas suffisamment son cheval pour éviter d'être désarçonné au premier assaut. Le Chevalier à la Licorne, quant à lui, était la perfection même. Ne faisant qu'un avec son destrier, il ne vacillait pas sur sa selle, sa lance demeurait droite comme un prolongement naturel de son propre corps, et il fendait l'air à une vitesse et avec une souplesse ahurissantes.
Le choc fut soudain et brutal. Redressant vivement sa lance au dernier moment, le Chevalier à la Licorne fit sauter le heaume de ser Edmund qui faillit bien tomber à bas de sa selle après avoir brisé sa propre arme sur le bouclier de son adversaire qui ne réussit pas à la dévier. Dans un effort désespéré Edmund Frey se maintint en selle et se redressa tandis que le chevalier errant ne sembla pas avoir été décontenancé par le coup reçu. Sa technique est excellente, pensa ser Selwyk, mais d'un autre côté Edmund n'est plus le jouteur qu'il a pu être.
« Je vous offre une autre lance, messer ? demanda subitement le Chevalier à la Licorne d'un ton arrogant à son opposant. Ou peut être préférez-vous vous rendre dès maintenant ?
- Me rendre, moi ?! fulmina en retour ser Edmund avec son seul camail pour protéger sa tête. Je ne me coucherai sûrement pas devant un chevalier de buisson comme toi ! Parole de Frey ! »
Ils se lancèrent alors tous deux dans une nouvelle charge effrénée mais ser Edmund se révéla plus à l'aise et équilibré, comme s'il avait voulu feinter son adversaire sur la première passe. Il fut néanmoins brillamment désarçonné par le Chevalier à la Licorne qui changea d'assise au dernier moment, ce qui lui permit non seulement d'esquiver largement le coup de lance d'Edmund mais aussi de briser la sienne de plein fouet sur le plastron du chevalier des Jumeaux. Ce geste technique fit alors tiquer ser Selwyk, il lui remémora un autre chevalier, un autre temps, disparus aujourd'hui. Allongé sur le dos et apparemment peu désireux de continuer le combat, Edmund Frey y mit un terme en se rendant dans un souffle qui était sûrement plus douloureux qu'aucun coup qu'il ait pu recevoir d'autres jouteurs.
Après qu'il ait été évacué, c'est ser Jon Ryger qui se porta volontaire et qui vida les étriers dès la première passe. Le Chevalier à la Licorne avait, cette fois-ci, pris plus de risque en se dressant sur ses étriers pour peser de tout son poids dans le coup qu'il porta au gorgerin. Le destrier bai de ser Jon chuta avec lui avant de se relever à force de ruades, laissant son cavalier au sol. Celui-ci réussit néanmoins à se remettre sur pieds en prenant appui sur ses mains et ses genoux, puis il dégaina son épée. « Le combat n'est pas terminé, ser ! se contenta-t-il de jeter à la face du chevalier errant. » Impétueux, irréfléchi, et passablement crétin, mais il faut admettre qu'il ne manque pas de courage, se dit Selwyk Paege avec un sourire en coin. Le chevalier de buisson sembla au premier abord vouloir continuer le combat à cheval, sans aucune considération pour le handicap de son adversaire. Mais ce doute disparu en ser Selwyk lorsqu'il le vit mettre pied à terre et dégainer à son tour son épée. Autre chevalier, autre temps, disparus aujourd'hui, cette lame ne parut pas inconnue à Selwyk, son tintement lorsqu'il la sortit de son fourreau, son sifflement quand elle fendait l'air, et son chant quand l'acier rencontrait l'acier, tout cela la rendaient si familière que s'en était déconcertant.
Les deux adversaires jouaient assez joliment de l'épée, et ser Selwyk devina la jeunesse du Chevalier à la Licorne. Même couvert de maille et de plate, il était vif et souple, et chacun de ses coups redoublait d'ardeur et de force, réduisant l'écu du pauvre Jon Ryger en charpie. Néanmoins celui-ci réussit à tenir à distance son ennemi. Malheureusement, le chevalier errant ne semblait n'avoir peur de rien et, ne cherchant même pas à se protéger, il se jeta sur ser Jon qui leva mécaniquement les restes du bouclier au devant de l'épée qui lui assénait un lourd coup de taille vertical. L'horrible bruit qui suivit le choc fit grimacer ser Selwyk, et il comprit que le jeune Ryger ne pourrait plus continuer le combat, pas avec un bras cassé. « Aaaaah ! gémit-il. Grâce, je demande grâce !
- Accordé », fit simplement le Chevalier à la Licorne avec un hochement de tête, dominant son adversaire de toute sa hauteur.
Ronald Vance, neveu de lord Vance de Bel Accueil et écuyer de ser Jon, aidé d'un franc-coureur, dégagea son maître du champ, et le chevalier de buisson, qui en était à sa deuxième victoire, prit le cheval du battu par la bride pour le ramener avec celui de ser Edmund Frey. C'est dorénavant à moi de racheter la honte de ces deux imbéciles, pensa amèrement ser Selwyk, mais que je gagne ou que je perde, j'en aurai le cœur net, je saurai qui est ce damné chevalier que les Sept Enfers ont jugés bon d'expédier sur la Terre.
Il fit à son tour traverser la rivière à son destrier, tandis que Will le talonnait sur le sien. L'écuyer lui tendit sa lance pendant que le Chevalier à la Licorne, prenant davantage son temps cette fois-ci, remonta en selle et récupéra une nouvelle arme. De là, Selwyk Paege pouvait entendre les cris de ser Jon pendant qu'on essayait de lui enlever son armure et sa cotte de maille le plus délicatement possible pour atteler son bras brisé. « Avant que nous nous élancions, chevalier, une condition, dit Paege. Si vous l'emportez sur moi vous obtiendrez rançon, mais si je l'emporte sur vous j'exige de connaître votre identité.
- Pourquoi tant vous soucier de qui je suis, ser ? demanda avec lassitude le Chevalier à la Licorne. Concentrez-vous plutôt sur notre combat, cela vaudra mieux.
- Permettez-moi d'insister, répliqua Selwyk. Vous me rappelez un chevalier oint que j'ai bien connu par le passé, mort aujourd'hui. »
Le chevalier errant éclata d'un rire retentissant, jetant sa tête couverte en arrière pour laisser libre court à son hilarité. Cependant il se reprit. « Allez savoir, ser, dit-il alors. Peut être suis-je son fantôme revenu hanter le Conflans. »
Ser Selwyk détestait être engoncé dans son heaume. Entre la chaleur et le manque de visibilité, l'inconfort était insupportable. Ainsi, lorsqu'il se baissa et présenta sa tête pour que Will place le casque intégral, il se sentit comme un condamné acceptant volontairement qu'on l'enferme en cellule. Pour cette raison, Selwyk avait l'habitude de garder sa visière levée le plus longtemps possible avant le choc de la bataille. Toutefois, pour un homme qui n'aimait pas porter de heaume, le sien était finement ouvragé. L'acier avait été travaillé afin de reproduire l'effet d'une peau écailleuse de serpent, et sur son faîte s'entrelaçaient deux reptiles, l'un rouge et l'autre blanc, se combattant mutuellement pour finir par former la visière. « J'attends, ser, fit soudainement le Chevalier à la Licorne juché sur sa jument piaffant d'impatience. Je ne savais pas que les Paege avaient pour habitude d'hésiter à combattre. »
Il sait reconnaître des armoiries et des blasons, même ceux des maisons mineures du Conflans, se dit Selwyk. Ce chevalier errant est loin de manquer d'éducation. Il vérifia une dernière fois son équipement, attrapa la lance offerte par Will, puis il ferma sèchement sa visière dans un claquement sonore. Ser Selwyk éperonna alors sa monture qui se cabra sur ses pattes arrières avant de s'élancer à l'attaque. Le Chevalier à la Licorne en fit de même un demi-battement de cœur après lui.
Pour le néophyte ou le simple spectateur, la joute serait une chose facile. Il suffisait que deux grands gaillards bien échauffés s'arment de bâtons et se chargent mutuellement sur le dos d'un cheval, jusqu'au choc tant attendu, pour appeler ça de la joute. Selwyk n'était pas le meilleur, il en avait bien conscience, et le peu de prix qu'il avait remportés plus jeune en témoignait, mais il était de ceux qui pensaient qu'il s'agissait d'un art. Un ensemble de règles et de techniques à maîtriser pour mieux s'en éloigner.
C'est d'ailleurs grâce à cette connaissance qu'en un instant ser Selwyk sut où porter sa lance, comment positionner son bassin et son dos, et surtout où frapper. Ce fut instinctif, et lui même ne se l'expliquait pas. Mais lorsqu'il vit le Chevalier à la Licorne basculer son poids sur sa selle, serrer son bouclier et incliner légèrement la tête à droite, il sut. Et le choc fut terrible, la lance de Paege explosant en multitudes de copeaux et d'échardes de bois tandis qu'elle s'écrasait sur le poitrail de son adversaire. Selwyk sentit les spectateurs se tétaniser devant cette première défaite du gardien du pont. Même l'écuyer assoupi à l'ombre de l'arbre se redressa brusquement, visiblement inquiet pour son maître.
Celui-ci bascula en arrière mais ne fut pas désarçonné pour autant. Il tint fermement sur le dos de sa jument alezane, se retenant d'une main sur le pommeau de sa selle. Il était hilare ! « Vous joutez bien, messer, jeta-t-il à ser Selwyk qui relevait la visière de son heaume pour respirer. Permettez-moi de rompre une nouvelle lance avec vous.
- Si ça peut vous amuser, fort bien, répondit Selwyk avec le plus grand détachement pour masquer le doute qui l'assaillait de toute part. »
Je l'ai frappé de toute mes forces et il semble n'avoir même pas ressenti la rudesse du coup, rumina le vieux chevalier. Si les Sept m'en donnent l'occasion j'aimerais en toucher deux mots avec son armurier. Les deux adversaires reprirent leur place sur la lice improvisée et se lancèrent de nouveau à l'attaque. Mais cette fois, ce fut Selwyk qui reçut le coup de lance en se maudissant lui-même. Abusé par la manœuvre du Chevalier à la Licorne, il s'était déporté sur sa gauche pour esquiver la frappe destinée, selon toute apparence, à son épaule droite.
Mais tout cela n'était qu'un leurre destiné à offrir sa tête à portée de lance, et le chevalier errant la cueillit avec grâce, enfonçant le heaume de Paege dont les serpents sculptés volèrent en éclats. Je ne peux plus respirer ! Il n'avait pas dû être très compliqué pour le Chevalier à la Licorne de remarquer le malaise de ser Selwyk et de l'identifier comme son point faible. Il sentit sa prison d'acier se refermer sur lui et lui entailler le front. Un filet de sang coula sur son visage, l'aveuglant presque.
Voyant son seigneur en bien mauvaise posture, Will accouru pour le soutenir, croisant le chevalier de buisson en train de faire tourner bride à sa jument. Mais lorsque l'écuyer arriva à hauteur de ser Selwyk, celui-ci le repoussa d'une bourrade et appliqua toute sa force à se libérer de son casque étouffant. Il le jeta à Will en aspirant l'air à grandes goulées. « Devons-nous arrêter le combat, messer ? S'enquit le jeune Will. » Selwyk ne daigna même pas lui répondre. Son visage était noir de colère.
Il dégaina sèchement son épée et fit faire volte face à son destrier qu'il lança au triple galop. Exultant de joie face à une nouvelle victoire facile, le Chevalier à la Licorne fut pris de court par cette manœuvre mais tira néanmoins sa lame de son fourreau. Hurlant comme un homme des clans des montagnes, le sang barbouillant son noble visage, ser Selwyk Paege chargea comme un dément, comme s'il avait retrouvé ses jeunes années.
Les lames s'entrechoquèrent pendant que les montures se tournaient autour et essayaient de s'atteindre à coups de dents. Les attaques de ser Selwyk s'intensifièrent et frappèrent toujours plus durement le chevalier errant qui se voyait contraint à la défensive. Dans un élan désespéré, il s'agrippa à son adversaire enragé et le força à vider les étriers avec lui. Tout deux tombèrent lourdement sur le sol, dans un fracas d'acier. Le chevalier errant tenta d'expédier un coup de poing à Selwyk qui bloqua son bras in extremis et réussit à se dégager de l'étreinte. Cette fois, l'écuyer assoupi était tout à fait réveillé et attentif à ce qu'il se passait.
Les deux chevaliers se relevèrent et agrippèrent leurs épées pour se lancer de nouveau à l'attaque. La souplesse et la vivacité du jeune Chevalier à la Licorne se heurta à la rudesse et à la sèche efficacité de ser Selwyk qui malmena son adversaire. Lui, si arrogant, se mit à trébucher et à hésiter. Après une fébrile estocade, il vit sa garde sauter et l'épaule de Selwyk le percuter violemment. Il chuta de nouveau, perdant son arme, ce qui le força à ramper pour la reprendre au pied de son écuyer. Celui-ci, que Selwyk vit enfin nettement pour la première fois, commença à se jeter sur l'arme, mais d'un geste le Chevalier à la Licorne l'arrêta. « Non ! Cria-t-il. N'y touche pas !
- Il semble que vous soyez en bien mauvaise posture, ser, dit calmement ser Selwyk haletant légèrement. Demandez grâce et j'accepterai votre reddition. Nous vous ramènerons à Vivesaigues et je vous promets que j'intercéderai en votre faveur auprès de lord Tully. Vous pourrez aller servir dignement sur le Mur en tant que frère juré de la Garde de Nuit. »
A peine avait-il prononcé ces mots que l'herbe et la terre se dérobèrent sous lui. Par un traître jeu de pieds, le Chevalier à la Licorne lui avait fait perdre l'équilibre. Agile comme un félin, il se releva d'un bond, malgré sa plate et sa maille. Empoignant son épée brillante au soleil il la dressa au-dessus de sa tête avant de l'abattre de toute ses forces pour fendre le crâne de Selwyk. Celui-ci ne trouva son salut qu'en roulant sur lui-même pour éviter le coup, et se releva, étourdi. Pour couvrir son dos vulnérable à une autre attaque, il lança son épée de taille à l'aveugle en arrière et vint heurter, sans le vouloir, le heaume au faîte de licorne de son ennemi. Le casque vola au loin dévoilant la visage du jeune chevalier errant.
Car jeune, il l'était en effet, à peine un homme fait. Des cheveux auburn descendant jusqu'aux épaules encadraient un beau visage fin et noble d'où jaillissaient deux prunelles d'un bleu intense. Pour un peu, ser Selwyk cru voir Medgar Tully face lui. Ses soupçons ne faisaient que se confirmer. Le sang se mit à perler d'une entaille au cuir chevelu du Chevalier à la Licorne.
Fatigués et à bonne distance l'un de l'autre, les deux adversaires se tournèrent autour en se défiant du regard. Ser Selwyk tenta une estocade mal assurée que le Chevalier à la Licorne balaya d'un mouvement las. Puis celui-ci répliqua par une lourde attaque de taille que Paege bloqua avec la lame et la garde de son épée, enfermant d'une vrille celle du chevalier errant dans un étau d'acier. Un franc sourire se dessina sur le visage de Selwyk. Son ennemi était dorénavant à sa merci. Personne n'avait jamais réussi à se défaire de ce piège. Jasper Tully en personne le lui avait enseigné. Le seul échappatoire était d'abandonner son épée et se retrouver désarmé. La victoire, enfin, était à portée de main. Mais s'il était satisfait de rabattre le caquet de cet impétueux Chevalier à la Licorne, dont le désarroi se lisait sur le visage, ser Selwyk ne pouvait totalement se réjouir de condamner un si bon bretteur et un si preux champion à grelotter de froid au sommet du Mur. Sa place devrait être dans un château, à servir un honnête seigneur et le protéger contre ses ennemis, tout comme lui-même le faisait pour lord Medgar. « Voulez-vous vous rendre ser Chevalier à la Licorne ? Demanda calmement ser Selwyk, et l'expression sur le visage de son adversaire changea brusquement.
- Qui vous dit que vous m'avez vaincu, messer ? Répliqua-t-il.
Selwyk n'eut même pas le temps de comprendre ce qu'il venait d'entendre que son épée lui sauta des mains, emportée par la garde qui s'était rapidement glissée sous la sienne. Comment ? Puis, d'une rude poussée, Paege se retrouva coincé contre l'arbre sous lequel se tenait toujours l'écuyer. Pressant sa lame en travers de la gorge, le Chevalier à la Licorne se rendit totalement maître de la situation. C'en était fait de ser Selwyk Paege. « Vous avez perdu, ser, fit simplement le jeune homme en reprenant son souffle. Mais vous vous êtes vaillamment battu. Je suis certes jeune mais je n'avais pas encore connu de chevalier capable de me tenir tête. Par conséquent, je vous ferai grâce de toute rançon si vous renoncez à connaître mon nom. »
Mais Selwyk Paege ne pouvait détacher son regard du pommeau qui ornait l'épée du Chevalier à la Licorne. La poignée se terminait en un poisson d'argent bondissant, une truite il lui sembla bien, dont les yeux étaient sertis d'un saphir et d'un rubis, les couleurs bleues et rouges de la maison Tully. Autre chevalier, autre temps, disparus aujourd'hui, pensa ser Selwyk qui reporta ses yeux sur les cheveux auburn et les prunelles azurées. « J'ai connu ton père, finit-il par dire dans un souffle. » Ces mots eurent pour effet de troubler le jeune homme qui relâcha quelque peu sa prise.
Alors un mouvement dans son dos se fit sentir, le raclement d'une lame qu'on tire de son fourreau se fit entendre, et une voix vulgaire intervint. « Fini d'jouer le drôle, dit Dick Stryde en répandant ses remugles autour de lui. Maint'nant tu vas lâcher m'sire Selwyk et laisser tomber ton épée. » Le chevalier de buisson jeta un coup d'œil derrière lui et Paege put voir presque tous ses compagnons de route venus à sa rescousse l'arme au poing : les franc-coureurs, Stryde, Gerry le Sec et Dywen Pott, le maître piqueux, Tom Wash, qui tenait fermement ses chiens déchaînés, ser Edmund Frey soutenu péniblement par Steffon, et même Will brandissant une masse d'arme.
Après avoir vu cela, Le Chevalier à la Licorne concentra de nouveau son attention sur ser Selwyk et raffermit sa poigne, allant jusqu'à faire légèrement couler le sang au cou de Paege. « Que vaut votre parole ? demanda-t-il. Nous avons prêté serment.
- Le gamin a raison ! intervint brusquement son écuyer, sortant de son couvert feuillu pour la première fois afin que tous puissent le voir. Un accord a été conclu. »
L'homme, vêtu de braies et d'une chemise grossières en laine épaisse, devait avoir une bonne trentaine d'années, trop vieux pour un écuyer aspirant à la chevalerie. De courts cheveux bruns surmontaient son visage banal et flasque, mal rasé et trahissant de l'embonpoint. Le blanc de ses yeux délavés étaient tâchés de jaune, signe d'une grande consommation d'alcool. Le voyant s'approcher, Dywen pointa sa courte épée vers sa bedaine et lui signifia de ne pas faire un pas de plus. « Des chevaliers de haute naissance n'ont aucune leçon à recevoir de manants comme vous, lui répondit ser Edmund Frey. Ton maître a usé de sorcellerie pour nous vaincre, j'en jurerais sur les Sept !
- Sorcellerie ? reprit du tac au tac le singulier écuyer. Dîtes plutôt qu'il a botté vot'gros cul d'châtelain.
- C'en est trop ! rugit ser Edmund qui commença à se ruer sur l'impudent, talonné par Gerry et Dywen.
- Arrêtez ! aboya ser Selwyk d'un ton si autoritaire qu'il stoppa net le chevalier des Jumeaux et imposa le silence aux limiers. La sorcellerie n'a rien à voir dans cette affaire, continua-t-il. Ce jeune chevalier s'est battu avec grâce et équité, et c'était la volonté des Sept qu'il triomphe de nous. Sur mon honneur, moi, Selwyk de la maison Paege, je m'engage à lui payer rançon pour mes armes et ma monture. Et je renonce à connaître son nom. »
L'après-midi était déjà bien avancée lorsque ser Selwyk chevauchait en tête de colonne sur la route du retour pour Vivesaigues. Derrière lui, ser Edmund montait la jument de Ronald Vance, le hongre de Steffon étant trop jeune pour supporter son poids. Ensuite venaient Dick Stryde avec Will en croupe, puis Gerry le Sec avec Ron, et Dywen Pott qui chevauchait seul. En queue de colonne venait Steffon grimpé sur son hongre tirant la civière sur laquelle on avait allongé ser Jon Ryger. Le pont de pierre était toujours en vue sur leurs arrières mais le Chevalier à la Licorne avait depuis longtemps disparu avec armes et bagages. Selwyk avait tenu sa parole et les chevaliers du Conflans repartaient sans rien d'autre que leurs simples vêtements. Épées, lances, cottes de mailles et armures avaient été laissées comme prises de guerre, ainsi que leurs destriers. Edmund Frey n'avait pas été facile à convaincre, et ser Jon souffrait tellement qu'il n'aspirait qu'à retrouver les douces mamelles de sa Bracken de femme.
Les hommes bavardaient et ruminaient à voix basse dans le dos de Selwyk Paege. Ser Edmund était d'une humeur massacrante, et il y avait fort à parier que le jeune Steffon en ferait les frais. Il faudra que je garde un œil sur lui, se dit Paege. Les franc-coureurs se gaussaient du sens de l'honneur chez les chevaliers, ce qui n'avait pas l'air de plaire à Will qui avait éprouvé une estime encore plus grande envers son maître. Mais Selwyk savait que cette histoire aurait des répercussions. Certains l'admireraient tandis que d'autres se moqueraient de sa soi-disante couardise. Le plus important sera ce que lord Medgar Tully pensera de cette histoire quand il lui fera le récit de cette bien curieuse journée. Celle où il croisa la route du Chevalier à la Licorne.
Autre chevalier, autre temps, disparus aujourd'hui...