Hagane no Jikan
« Le début de la décadence ? Ca y est, je me souviens... Tout a commencé lorsque le désarroi et le manque nous ont envahis à nouveau. Lorsque dans un moment de faiblesse, le hasard, sournois et vicieux, en profite pour vous donner les clés empoisonnées d’un nouveau monde.
C’était un jour d’automne pluvieux de l’année 1919... »
Les gouttes d’eau frappaient violemment le carreau fissuré par endroits. Un coup de tonnerre suffit à réveiller le jeune homme assis sur la vieille banquette en cuir de la cabine.
Edward cligna des yeux à plusieurs reprises le temps de sortir de son sommeil lourd et agréable, puis de s’apercevoir que le train roulait encore. La mélodie de la pluie l’avait bercé et il ne savait combien de temps il avait dormi ni où il était arrivé.
L’ex-alchimiste de métal souriait. C’était si bon de rentrer chez soi... Après deux ans de voyage. Il avait hâte de tous les revoir. Comment Alphonse se portait-il ? Comment Winry allait-elle ?
Et cette vieille bique de Pinako ? Le sourire d’Edward s’élargit et il tourna la tête vers le paysage flou et pluvieux qu’offrait la petite fenêtre, tremblotant à cause des quelques secousses régulières du wagon. Le périple fut long et passionnant. Il avait énormément appris sur l’alchimie, ses particularités, étudié certains cercles de transmutation un peu spéciaux. Des choses immatérielles pouvaient alors s’échanger.
Selon un mythe en Amestris occidentale, les pulsions humaines pourraient, par diverses alchimies – souvent occultes – se matérialiser et ainsi être sujettes à des transmutations.
Mais... Tout cela appartenait au domaine du fantasme. Edward aurait toutefois aimé en savoir plus, cependant lui-même étant un des rares scientifiques à connaître tout cela, il n’en apprendrait sûrement pas davantage. Il s’était alors tourné vers la mécanique non-alchimique, intéressé aux nouvelles énergies, aux propriétés physico-chimiques de différents gaz ; puisque, malgré son intérêt toujours ardent pour la science amestrianne par excellence , il ne pouvait – et ne pourrait sans doute jamais – transmuter.
Evidemment que cela l’incommodait ! Il ne s’y habituait toujours pas depuis ces deux dernières années, mais il ne regrettait rien. Pour faire revenir Alphonse il aurait donné sa vie. Alors bien sûr, perdre ce à cause de quoi sa jambe était amputée – entre autres choses – lui apparaissait presque comme un cadeau.
« Tout ça, c’est terminé » murmura-t-il pour lui-même, perdu dans ses pensées. La fin de l’aventure se trouvait devant lui, il ne transmuterait plus jamais. Al avait retrouvé un corps, les Rockbell étaient heureuses. Tout se déroulait au mieux.
Il passerait désormais sa vie à apprendre, rechercher, voyager et s’occuper des siens. Tout était bien. Tout allait bien.
Peut-être mettrait-il à profit ses connaissances pour l’armée, maintenant qu’elle n’était plus sous l’emprise de Père et des homonculi. Il devait en parler à Al...
Une voix retentit alors dans le wagon et manqua de le faire sursauter, annonçant qu’il était seize heures et que le train arrivait à Resembool. Edward fut pris d’une petite angoisse à l’idée de tous les revoir, du moins Winry et Pinako, après deux ans d’absence. Quant à son frère, il ne savait toujours pas s’il était revenu de Xing ou non. Son dernier coup de fil datant d’il y a six mois, celui-ci lui avait dit vouloir faire son possible pour revenir en même temps que lui.
Le train siffla et Ed se leva lentement, grimaçant sous la douleur de ses courbatures et tenant ses côtes. Il pesta intérieurement contre cette banquette inconfortable et se décida à sortir, traînant sa valise. La pluie tombait toujours.
Une fois dehors et sous les gouttes d’eau glacées, Ed soupira. Enfin ! Le voyage fut vraiment long, il avait perdu l’habitude des grands trajets comme ceux-là. Le jeune homme fut tout d’un coup pris dans un vent de nostalgie morose. Il sourit faiblement en repensant à toutes ses péripéties avec Alphonse, encore dans son armure à l’époque ; l’époque où il s’exaspérait chaque fois qu’Al dissimulait un chat ou deux dans son armure et qu’il devait payer lorsqu’un contrôleur curieux jetait un œil à l’intérieur et les grondait pour ne pas s’être acquittés d’un billet par animal.
Un petit rire lui échappa et il se mit en marche. La maison des Rockbell était un peu floue au loin, mais le simple fait de l’apercevoir le remplissait de bonheur. Dommage que le beau temps ne fût pas au rendez-vous...
Le tonnerre gronda.
La demeure de son enfance devenait de plus en plus visible, proche. Edward crut même apercevoir la fine silhouette et la chevelure platine de Winry ; il accéléra légèrement.
Elle ne bougeait pas, ne l’entendait pas et semblait fixer quelque chose au sol. Un peu perplexe, Ed l’interpella.
« Winry ! Winry ? »
Cette dernière ne se retournait pas et Edward s’en inquiétait au fur et à mesure qu’il approchait. Quelque chose lui échappait...
Parvenu enfin à quelques mètres d’elle, il l’appela à nouveau, d’une voix sourde.
« Winry ? »
Elle se retourna et le blond écarquilla les yeux de surprise en apercevant ses yeux rougis, les larmes couler aussi vivement que tombait la pluie, le visage déformé par un sanglot, ses dents teintées de pourpre et mordant violemment sa lèvre inférieure, à sang.
« Qu’est-ce que...
— Edward... Ed... Je ne sais pas quoi faire ! Aide-moi, aide-la, fais-la revenir je t’en supplie...
— Pousse-toi ! Montre-moi...
— Elle ne l’est pas... Hein ? Dis-le-moi, Edward, dis-le et je te croirai. Dis-moi qu’elle n’est pas... »
Winry recula d’un pas et le temps, la pluie, le vent, ses sanglots s’arrêtèrent. La valise de l’alchimiste s’écrasa lourdement sur le sol boueux.
Pinako gisait à terre.
Le panier était renversé et des prunes mûres s’éparpillaient un peu partout. Le petit corps frêle demeurait allongé à plat ventre sur la boue, inerte. Une image vint troubler la vision d’horreur qu’avait Ed à l’instant.
Une porte entrouverte laissant les couleurs du crépuscule éclairer l’entrée. Des pommes et des tomates partout. Un panier d’osier ici, des clés de maison là. Une silhouette allongée sous la lueur rouge du soleil, des cheveux bruns et soyeux couvrant la tête.
« Maman ? »
Il avait l’impression de revivre la tragédie.
« Mamie ? »
Les cris et les pleurs se répétaient, tel un écho.
« Non... NON ! »
On revenait en arrière.
« Dis-moi qu’elle n’est pas morte... Ed ! »
Ce dernier s’agenouilla et un frisson glacé le parcourut lorsque ses genoux plongèrent dans la boue. Tremblant, haletant, il se hâta de prendre le poignet déjà froid de celle qui l’avait élevé et appuya dessus avec deux doigts gelés. Il attendit dans l’espoir de sentir un battement, un flux de sang traverser son artère.
Et rien.
Le blond lâcha prise et souffla frénétiquement dans ses paumes histoire de les réchauffer et de mieux percevoir un quelconque pouls. Au bout de quelques secondes, il répéta les mêmes gestes.
Et rien.
Mamie était morte.
Le visage d’Edward se crispa et ses yeux s’agrandirent. Plus rien ne bougeait, excepté la pluie qui le martelait et qui semblait, par le seul poids de ses gouttes d’eau, l’enfoncer lentement dans le sol. Instinctivement, son visage se leva et son regard parcourut la robe brodée de Winry, ses bras presque bleus de froid, son menton tremblant, sa lèvre ensanglantée, ses tristes saphirs qui l’observaient avec espoir. Effrayé, il secoua lentement la tête de droite à gauche, laissant une larme bouillante se fondre dans la pluie qui caressait violemment son visage.
Il s’y attendait. Winry se laissa choir à même le sol et encadra le corps de la défunte de ses deux bras.
« Tu mens...
— Winry je...
— Mens-moi ! »
Ed laissa un sanglot silencieux s’échapper de ses lèvres.
Ils ne surent combien de temps ils restèrent ainsi, immobiles et laissant leur désarroi rouler sur leurs joues au rythme de la pluie battante.
Un villageois les aperçut plus tard, vint s’informer et informer les autres habitants. Le corps de Pinako fut transporté jusqu’à son domicile et Winry partit se reposer. Quant à Edward, il observait passivement se dérouler la mort de sa guérisseuse.
Il n’avait plus le courage de pleurer. Assis dans le canapé du grand salon des Rockbell, toutes les choses sur lesquelles il portait son regard lui rappelaient la triste réalité. Il y avait par là une photo les réunissant, enfants... Prise par Pinako. A droite, sur la table était posée la pipe qu’Alphonse et lui lui avaient offerte avec leur premier salaire de militaire. Et à ses pieds, Den dormait paisiblement sans se douter qu’il avait perdu sa maîtresse à jamais.
Edward n’arrivait pas à trouver cela injuste. Ce qui l’était, c’était très certainement la tristesse dans laquelle Winry et lui étaient enlisés. Et qu’allait dire Al, à son retour – prévu le jour même selon leur amie ? Il avait déjà peur de sa réaction.
Il se prit la tête entre les mains, en proie aux regrets.
Ceux d’avoir été absent.
Une larme, parmi tant d’autres, se fraya un chemin sur sa joue.
Il était lassé de tout ça. Devoir faire face à la réalité et se relever, toujours, tenir debout sur une jambe de chair et une autre métallique. Ed se forçait à ne pas penser à Winry et ses larmes, ou alors il faisait résonner ses rires dans sa tête pour tenter d’oublier. C’était lâche, oui. Mais il en avait assez d’être courageux et de tout affronter. L’homme d’acier avait ses faiblesses. Les questions demeurant sans réponses se firent de moins en moins bruyantes dans son esprit et laissèrent la tristesse d’avoir perdu une partie de lui s’épanouir.
Winry ne tarda pas à se réveiller et à descendre au rez-de-chaussée. Le blond n’osa un regard lorsqu’elle prit place à ses côtés et tourna les yeux vers lui. Ed baissa la tête et dissimula son visage atterré avec quelques mèches dorées.
« Ed... Regarde-moi.
— Non.
— C’est comme ça Ed, il va falloir s’y faire.
— NON ! » gueula ce dernier, dans un cri à la fois indigné, blessé et surpris. Depuis quand était-ce Winry qui le ramenait à la réalité ? N’était-ce pas lui, habituellement, qui se permettait ce genre de déclarations ?
Il se sentait si faible. Résigné, il osa un coup d’œil.
Tout cela n’était qu’une façade ; Winry pleurait encore et un sourire pathétique s’était collé à ses lèvres. Il avait eu tort de relever les yeux vers elle.
La petite communauté de Resembool, maintenant au courant du triste évènement, s’activait pour assister à l’enterrement de la doyenne du village. Nelly, la voisine, était venue aider Winry à préparer le corps de Pinako pour sa demeure éternelle. La blonde n’avait pas tenu longtemps face à la dépouille et s’effondra.
La pluie n’avait pas cessé. Une cinquantaine de personnes se tenait debout sous elle, vêtues de noir ; et aux premières loges on pouvait distinguer les silhouettes d’Edward et Winry. L’enterrement était silencieux. La blonde fermait les yeux de toutes ses forces et l’ex-alchimiste fixait la scène, pantois. Il entendit un sanglot ou deux, quelques paroles réconfortantes. Puis soudain, une main chaude se posa sur son épaule et le fit se retourner.
« Alphonse ? »
Ce dernier arborait un air grave et fixait le sol, habillé de noir lui aussi. Ses cheveux semblaient ternes dans l’obscurité de la pluie et quelques capillaires se collaient à son front. Il se mordait légèrement la lèvre inférieure pour l’empêcher de trembler et resserra sa prise sur l’omoplate de son frère. Le temps commençait à marquer ses traits et il était toujours un peu plus grand que son aîné. Son visage devenait moins enfantin et on sentait là un vécu et une expérience plus abondants qu’ils ne devraient l’être à dix-neuf ans.
Le silence loquace s’étant installé entre les frères fut alors, au bout de quelques minutes, rompu par Winry qui se jetait désespérément sur eux, rabattant son chagrin sur leurs épaules.
Les villageois partaient un à un lorsque se termina le deuil, jusqu’à ne laisser que les trois amis face à la tombe fraîchement recouverte. La scène d’il y a quinze ans semblait se répéter...
Il faisait désormais nuit et lentement, Ed, Al et Winry rebroussèrent chemin en silence et s’installèrent dans la pièce principale de la demeure sans un mot.
C’était vide. C’était laid. Mais il fallait s’y faire, c’était la seule possibilité. Pinako disparaissait. Aucun d’eux n’avait idée de comment allait être le lendemain, ni les jours suivants. Ils demeuraient prisonniers du souvenir de la Rockbell.
Alphonse s’éclaircit la gorge, rompant ce calme funeste.
« Je ne sais pas si c’est le moment pour l’annoncer, mais... Ed, je suis passé par East City en revenant. Je suis parti voir Général Mustang, et j’ai des choses à te dire.
— Je t’écoute ? murmura la voix rauque d’Edward.
— Mustang nous propose un poste particulier à l’armée. Avec mon alchimie, mes bases en élixirologie et tes connaissances acquises à West City, nous pourrions travailler pour le compte de la recherche.
— Je vois...
— Nous devrions nous rendre à East City lorsque nous aurons pris un peu de repos.
— Vous allez partir ? » intervint Winry.
Le silence se fit à nouveau. Personne ne savait quoi dire, ni elle, ni eux. Alors, sans réfléchir, Ed annonça :
« On part voir ce que nous veut Mustang, on revient et on t’emmène avec nous. »
« Le début de la fin, la fin du commencement. Si j’avais su ce qui m’attendait à East City... Je m’y serais rendu plus tôt encore.
Foncer dans le mur et de mon plein gré. »
Hagane no Ame
Pluie d’acier