Le Long Silence

Chapitre 1 : le Long Silence

Chapitre final

5604 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 29/05/2023 17:51

Histoire écrite dans le cadre du défi "Perdu dans l'Espace" de mai-juin 2023 du forum Fanfictions.fr 

Il demandait de raconter l'histoire d'un personnage perdu, ainsi que de s'essayer à un genre d'écriture inhabituel pour l'auteur.


Un immense merci à @Fahliilyol, la meilleure correctrice de la terre !! 


Bonne lecture !!




– Chef ? Un message du QG vient d'arriver pour vous. 


Le sergent William reposa le quart de café fumant, enrichi de quelques gouttes de gnôle qu'il n'avait même pas encore eu le temps de porter à ses lèvres. La pluie se mêlait au breuvage, tiédi un peu plus à chaque goutte qui s'y diluait. Il tendit la main. Sans un mot, il déplia le petit papier chiffonné qu'une estafette trempée comme une soupe lui tendait. Il soupira. 


La lecture achevée, il le roula en boule et le fourra dans sa poche. Il souleva son poignet, vérifia sur sa montre l'heure qui s'y affichait. Il alluma une clope, jeta le briquet près de la tasse, sur une caisse de grenades qui lui servait de table.


– T'es parti quand, mon gars ? 


– Vers cinq heures, chef. 


Il était dix heures et demi. William lui jeta un regard torve.


– Eh bah putain, t'as mis le temps…


– Il y a eu des problèmes sur le chemin, expliqua le soldat dont les oreilles viraient au rubicond. 


– Et eux ?


L'estafette observa sa montre à son tour. Son visage prit une teinte identique.


– D'un instant à l'autre, chef. Un quart d'heure grand max. 


William poussa un grognement guttural qui accompagna ses efforts pour se remettre debout. Il frotta son cul trempé. L'apéro attendrait. Pas un seul putain d'instant pour se poser, merde, c'était à peine croyable. 


– Serrez vous un peu, les gars, faites de la place ! Fissa ! On a des invités qui arrivent. 


Dans la tranchée de première ligne, les fantassins de la 3ème section marmonnèrent, piétinèrent vaguement sur place. 


William s'appuya contre le rebord de la tranchée, qui le protégeait plus ou moins de la pluie qui tombait. Debout comme un gland, les mollets enfoncés jusqu’à mi-hauteur dans la boue liquide qui les y aspirait. 


Il porta son café à sa bouche et savoura avec délice la tasse de liquide froid, fade et aqueux. Un café, une clope, les plaisirs simples le contentaient. 


William cracha son mégot. Il retournait son quart pour évacuer le marc collé au fond lorsque, sans tambour ni trompette, une file d'uniformes bleus pâles se profila dans le boyau qui menait à leur tranchée. Les soldats gardaient la tête droite, insensibles aux rafales tombées du ciel. Ils avaient un visage dur, des yeux vifs, gardaient le dos raide sous le poids de leurs armes et de leurs havresacs. Ils soulevaient les jambes à l'unisson pour les arracher à chaque pas de la gangue bourbeuse qui entravait leur marche méthodique. Ils portaient des armes automatiques, des fusils-mitrailleurs de fabrication coloniale, des grenades de démolition hautement explosives, des émetteurs radios, des jumelles. Leur uniforme différait de celui, standard, de l'infanterie warden : un simple calot vissé au sommet de leur crâne remplaçait le casque d'acier et leur vareuse était doublée de laine épaisse, chaude et confortable.  


Les fantassins de la 3ème section consentirent à s'écarter. Ils se serrèrent sur les bords avec un mélange de crainte et de respect, osant à peine lever les yeux pour croiser les leurs. 


– C'est qui, ça? demanda l'un des bleus. 


– Des partisans, mon gars. C'est pas des guignols. Ils vont profiter de notre offensive pour passer l'air de rien de l'autre côté des lignes ennemies. Une fois là-bas, ils seront tout seuls. Ils devront se démerder pour rentrer et ça, c'est pas sûr qu'ils y arrivent. Mais tant qu'ils foutent le zbeul chez les collies, c'est mission accomplie. Ces gugusses là, c'est des spécialistes de l'attaque surprise. Des pros de l'embuscade. Que dis-je : des dieux de l'emmerdement maximal. Ils coupent les routes de ravitaillement, sabotent les moyens de production, chopent des renseignements et toutes ces conneries. Crois-moi, un secteur du front ne tient jamais bien longtemps quand il y a plus un seul putain de camion de ravitaillement qui…


Ces yeux... Deux océans, deux abîmes où plonger les siens. Verts, comme en écho à cette nature effacée du no man's land. Cette peau pâle mouchetée de taches de rousseur, de quelques éclaboussures terreuses ; ces cheveux roux coiffés en natte roulée autour de la tête sur laquelle reposait, légèrement de guingois, un calot bleu pâle ; cette bouche qui souriait tristement, de résignation ou d'insolente détermination ; combien de mots, combien de rires lui évoquait-elle ? Et ces petites mains graciles aux ongles rongés, posées sur le chargeur tambour d'un fusil-mitrailleur Catara : combien de fois ne s'étaient-elles égarées dans la chevelure autrefois bien plus sombre de l'homme plus jeune et insouciant qu'il fut jadis ?


– K… Kathy ? 


Les bottes crottées, le pantalon informe, la vareuse matelassée cachaient ses formes sculpturales, mais William devinait la courbure de ses hanches à la sangle de paquetage serrée autour de sa taille. Elle était divine. 


– Willy ?


Elle le reconnaissait ? Impossible ! Une barbe rêche blanchie par les épreuves mangeait les traits durcis de son visage desséché. Les yeux de cocker jaunâtre, cernés de mauve qui le contemplaient depuis son miroir de poche chaque matin où il trouvait le temps de faire sa toilette étaient ceux d'un étranger. Quelques jours dans les tranchées de Godcroft l'avaient vieilli de plus d'années qu'il n'espérait vivre encore. Mais Kathy, elle, n'avait pas pris une ride. Elle restait fidèle à ses souvenirs les plus fous. 


William regretta avoir laissé son nom échapper de ses lèvres. Pourquoi troubler Kathy en venant s'offrir à sa vue ? Qu'était-il à ses yeux ? Un écho du passé ? Un vieillard avant l'âge ? Un troufion toute juste bon à ramper dans la merde et crever sous les bombes ? Mieux valait qu'elle l'eût ignoré. 


Trop tard déjà pour se cacher. Le visage angélique de Kathy s'illumina. Les gouttes de pluie perlaient le long de ses joues, comme autant de diamants étincelants à la lueur d'un fugace rayon de soleil qui, l'espace d'un instant, perça la frange d'un nuage sombre. Et William crut voir s'y mêler des larmes. 


Quelque part, un obus explosa. Mais ça n'avait plus une seule foutue importance : les petits doigts de Kathy se refermaient autour des siens. 


– Mais qu'est ce que tu fous là ? 


– Ça se voit pas ? Je suis partisane ! Il restait plus personne de notre âge au bled, j'allais pas rester la seule sans rien faire. Alors je me suis engagée aussi, dans le bataillon de reconnaissance du 1er régiment des Rangers de Caoiva. J'ai…


Un obus siffla dans les airs. Kathy s'interrompit le temps de le laisser péter, avant de reprendre son récit après que l'onde de choc se fut estompée.


– … j'ai suivi la formation pour les forces spéciales et j'ai réussi les tests, alors me voilà ! Et toi, déjà sergent ? À ce train là, tu vas finir général ! 


Les mots se bousculaient dans sa tête. Il y avait si longtemps qu'ils s'étaient quittés. Ils n'étaient que des adolescents. Laissant derrière lui leur village natal et son chômage de masse, il était parti à la ville pour l'espoir d'un boulot qui paye, ne laissant à Kathy que la promesse de revenir les weekends, " après tout, en train, ce n'est pas si loin. " Mon cul. Tout ce qu'il n'avait pu lui dire était resté enfoui dans son cœur. Et après quelques années à enchaîner des jobs plus merdiques les uns que les autres, l'idée de se faire payer à crever pour sauver la patrie n'était plus si absurde que ça. 


Aujourd'hui, Kathy était là. Devant lui. Sans haine ni indifférence. William lisait sur son visage le pur langage de son cœur. Et à en croire ses yeux de biche, son sourire mutin, les fragiles petits doigts blottis au creux de ses phalanges calleuses, ce long silence comptait pour du beurre. C'était là les seuls mots qu'il espérait y déchiffrer. 


Ce grand fossé de longues années d'oubli, il lui appartenait de le combler. 


– Kathy, je…


Le sifflement croissant d'un obus en vol leur vrilla les oreilles. La détonation pulvérisa le rebord d'une tranchée, souleva des gerbes de barbelés déchiquetés. Instinctivement, William s'arqua dessus Kathy. Des râles résonnèrent non loin.


– Kathy, je voulais te dire que…


Il haussa la voix pour qu'elle ne se perde pas dans le crescendo d'un nouveau sifflement mais l'explosion finale rendit tout de même ses paroles inaudibles. C'était agaçant. 


Il ne lâcha pas les mains de Kathy et prit une grande inspiration :


– LES COLLIES, V'LÀ LES COLLIES !!


– MAIS PUTAIN !! Je m'en branle ! gueula William en retour. 


A l'autre bout du no man's land pointait la silhouette ramassée d'une ligne de tanks en mouvement. Le sol vibrait. Autant sous les bombes dont la cadence des explosions s'intensifiait que sous l'effet des chenilles qui hachaient le sol défoncé. Le grondement des moteurs enflait à chaque mètre qui les rapprochait un peu plus de la tranchée warden.


A gauche, à droite, les fusils-antichars entrèrent dans la danse. Les coups de feu claquaient aussi vite que les tireurs pouvaient manier la culasse, suivie du choc strident des balles qui tantôt ricochaient, tantôt perçaient les carlingues. 


La grêle de tungstène stoppa la course des mastodontes. Ils reculèrent. Juste un instant. Juste le temps de repérer le départ des tirs. Et d'avancer de nouveau, faisant feu de leurs canons. 


Entre les flancs des chars parut l'infanterie. Les soldats collies couraient de cratère en cratère. Ils traversaient le rideau de pluie, les jambes battues par les pans des longs manteaux imperméables qui flottaient dans leur sillage.


Les mitrailleuses tirèrent. Les silhouettes s'effondrèrent, fauchées dans leur élan. Les tanks ripostèrent. Un tir direct réduisit au silence le nid de mitrailleuses le plus proche, ne laissant du servant qu'un cadavre décapité. L'arme était intacte. Un soldat prit la relève, grilla quelques cartouches et subit le même sort. 


Les tanks chargeaient. Leurs gueules d'acier crachèrent la mitraille. Les quelques téméraires qui avaient osé pointer le bout de leur fusil par-dessus le parapet baissèrent vite la tête.  


A gauche, les bêtes sauvages rugissantes s'enfoncèrent dans les tranchées et les hommes qui s'y terraient. Il fallait du cran pour rester impassible lorsque leur ventre métallique surgissait de par dessus les maigres abris. Le bois du parapet craquait, les terres s'effondraient, les chenilles traçaient des sillons de boue et de sang, mais il fallait attendre le dernier moment pour jeter les grenades antichars. 


Pur produit de la technologie warden, les flasques "white ashes" produisaient un effet épatant. Et dévastateur. Un choc sourd, un flash aveuglant, une gerbe de métal en fusion et la chenille de l'un de ces monstres assassins patina dans le vide. Les défenseurs s'enhardirent. Le feu tombait à en devenir sourd, à ne plus savoir comment penser. Les jointures blanches à trop serrer le manche de leur grenade, ils le bravèrent avec la seule idée de la jeter à leur tour ou de mourir en essayant. 


Le moteur du tank endommagé fumait. La bête terrassée n'était guère plus qu'une carcasse noire et trouée. Une trappe s'ouvrit sur le flanc. Des tirs de tout calibre cueillirent l'équipage à la sortie. Entre ça et griller vif, il choisit les balles.


A droite, les monstres d'acier se cassaient les dents sur une batterie enterrée de 68mm. Une tourelle frappée d'un coup au but voltigea vers les cieux aussi légèrement que si le blindage eut été de carton. Elle retomba plusieurs dizaines de mètres derrière son char décapité, changé en torche. 


Les tanks reculèrent pour de bon. Ils se contentèrent d'apporter du feu de leurs armes un soutien à leur infanterie qui, déjà, investissait les tranchées warden. A la grenade, à la baïonnette, au pistolet, le corps à corps s'engagea. Brutal, sauvage. 


Une main attrapa l'épaule de William. C'était le capitaine. 


– Sergent, lui gueula-t-il dans l'oreille. On abandonne le secteur et on se replie sur la deuxième ligne !


– Où sont nos tanks ? 


– A l'arrière, en train de faire le plein ! Ils seront pas là à temps, dégagez tout de suite vos hommes de là ! 


Salauds de collies. Écrasés par l'artillerie lourde, ils les avaient quand-même devancés. Et répondu à leur préparatifs d'offensive en attaquant les premiers. 


– Cap'taine, on fait quoi du poste de commandement ? Il y a des papiers, des détails sur nos axes d'attaque. 


Le capitaine poussa un juron imaginatif. 


– Occupez vous-en, sergent. Brûlez-les, bouffez-les, j'en sais rien, mais démerdez-vous : que les collies ne les aient pas. Zou ! 


William salua à toute vitesse et s'engagea à contresens de la file d'évacuation.


– Les gars, couvrez la retraite, nom de merde ! Et que quelqu'un ramène une mitrailleuse ! 


William en saisit deux au hasard. 


- Vous, là, vous restez là. Déglinguez tout ce qui porte le mauvais uniforme, interdiction de vous barrer tant qu'il reste un type à nous derrière, capiche ? Bougez pas, je reviens. 


Il les planta là et continua sa course le long des tranchées sans dessus dessous vers la casemate du poste de commandement. Ça grouillait de collies. 


William ignora les coups de feu, les grenades qui pétaient en tout sens. Pourvu que le PC tienne toujours... Les morts s'amoncelaient les uns sur les autres. Les blessés aussi. On s'étripait au couteau. 


Deux collies bien énervés bloquaient l'accès à la casemate. L'explosion d'une grenade les réduisit en charpie. 


– Protège la porte. Attends-moi, dit William au gars qui la leur avait lancée. 


Le soldat se cala dans l'encadrement, pistolet-mitrailleur en main. William se faufila à l'intérieur. 


Une clope fumait encore, abandonnée sur le rebord d'un cendrier où elle se consumait lentement. Les chaises renversées, les vestes accrochées aux patères témoignaient de la vitesse à laquelle les occupants avaient vidé les lieux. Quelques éclats de grenade égarés, fichés dans le mur du fond et dans le mécanisme d'une machine à écrire rappelait la bataille qui se livrait là dehors. 


William rassembla toute la paperasse qu'il put trouver. Pas le temps de faire le tri. Des cartes, des rapports, des transcriptions radio, le menu du mess des officiers, tout finit en boule dans le fond d'une corbeille en fer blanc.


Une longue rafale de pistolet-mitrailleur lui fit lever la tête. A l'entrée, son comparse vidait un chargeur en direction de quelque chose à l'extérieur. La fusillade se rapprochait. Une balle perdue perfora le plancher. 


William ne trouvait plus son briquet. Il l'avait paumé. Ça faisait chier. Des allumettes traînaient près du cendrier. Il grilla frénétiquement toute la boîte sans réussir à obtenir plus qu'une minuscule et éphémère flammèche. William s'acharna de longues minutes. Le papier humide refusait de prendre.


En désespoir de cause, il fouilla son paquetage pour y prendre une flasque "white ash" : si le mélange pouvait fondre comme du beurre le blindage d'un tank, cramer une poubelle avec ne devrait pas trop poser de problème. 


William arma la grenade, la jeta dans dans la corbeille. Il s'éloigna le plus qu'il put, se boucha les oreilles. Pour protéger son visage du flash de phosphore et des éclats incandescents, il détourna la tête.


De la corbeille liquéfiée, il ne restait plus qu'une trace noire sur le sol et des éclaboussures fumantes éparpillés à la ronde. Quant aux papiers vaporisés en cendre aux quatre coins de la casemate, William souhaitait bien du courage aux collies pour les lire. 


– On se casse, mon gars, on se casse ! lança-t-il à la sentinelle. 


Elle manquait à son poste. William sortit. Il la vit là dehors, écroulée sur elle-même. Inerte.


Il plaça la crosse de son fusil sur son épaule, l'œil vissé derrière la hausse. Le grincement lugubre d'un tank en mouvement lui parvenait au loin. Le grondement du canon. Des coups de feu, un cri étouffé, le claquement de l'eau sur les flaques. William longea la tranchée dévastée, jonchée de corps entremêlés. Certains bougeaient encore. La pluie lessivait le sang qui se mêlait à la boue. 


William retrouva l'endroit où il avait un peu plus tôt laissé deux gars couvrir la retraite. Des soldats, nulle trace. Il était seul. 


– Merde.


Les boyaux étaient défoncés, retournés par les explosions, de vrais marécages. Il ne les reconnaissait pas. Ce n'était pas le chemin qu'il empruntait d'habitude. 


Il tourna à gauche, puis à droite, puis à gauche. Angoissé à chaque fois de sur quoi il pourrait tomber à l'embranchement suivant. Il pointait, le cœur battant, le canon de son arme dans le coude d'un nouveau virage, dans l'obscurité d'une nouvelle casemate. La mort, il le savait, guettait derrière chaque angle. Mais il ne découvrait que des tranchées désertes, qu'habitaient seulement cadavres et mourants. 


William s'approcha de l'un d'eux. Du sang séché collait ses cheveux à son front dénudé. Il s'agenouilla devant lui. 


– Excuse-moi, mon gars, tu sais pas par où c'est le chemin pour la deuxième ligne ? Je cherche la 3ème section. 


Le blessé n'émit qu'un charabia incompréhensible. Il toussa. William le souleva par le col. Il n'avait pas sous ses doigts la forme qu'il aurait dû avoir. Il le lâcha. Au revers que la boue qui la teintait uniformément de brun n'avait maculé, sa vareuse était kakie. 


Un collie. 


Une main tremblante agrippa le poignet de William. Il la repoussa brutalement, se releva. L'homme le regardait, yeux humides. Et ne se taisait pas. Sa voix fébrile bredouillait des syllabes étrangères. 


– Désolé, mon gars… lui dit lentement William, glacial. Y a erreur sur la personne. 


Il recula. Après un instant sans oser bouger davantage, il tapota les poches de sa vareuse. Il farfouilla. Ses doigts se refermèrent sur ce qu'il cherchait. 


Deux clopes, et ce qu'il restait des allumettes qu'il n'avait pas gaspillé. Il les lui jeta. Elles se posèrent près de lui, à la surface de la boue de la tranchée. Sans un mot, il tourna les talons et reprit son chemin. 


William n'avait aucune foutue idée d'où il était ni d'où il allait. Il tournait en rond. Ces créneaux de sacs de terre, ces postes de tirs abandonnés : était-ce la première ligne ? Mais, pourquoi pointaient-ils vers le nord, en direction du secteur warden ? William essuya d'un revers de manche rageur l'eau qui dégoulinait sur son visage et l'aveuglait. 


Les bruits du combat se faisaient plus distants. Et la découverte, clouée à un poteau, d'une affiche de propagande de Légion Coloniale lui confirma ce qu'il devinait déjà : il se trouvait quelque part au milieu des mauvaises lignes. Mais comment bordel de merde avait-il atterri là ? 


L'idée de franchir le no man's land droit vers le nord lui traversa l'esprit, mais une série d'explosions de 120 mm au beau milieu du terrain l'en dissuada. Il n'était pas si mal loti, finalement, bien en sécurité dans son dédale de tranchées. Ca ressemblait d'ailleurs à des obus à eux. Ca serait trop con de claquer d'un tir ami ; d'un tir de barrage warden où d'une sentinelle à la gâchette sensible qui le verrait surgir comme un diable du mauvais côté. 


Nan, le plus simple c'était de faire demi-tour. De retrouver le poste de commandement de la compagnie et de refaire le chemin à partir de ça. Ouais. Bonne idée. Il allait faire comme ça. 


William se cala une cibiche au coin du bec. Histoire de se calmer les nerfs. Il palpa ses poches en quête de son briquet. Mais il l'avait paumé. Et avait comme un gland filé les dernières allumettes à ce salopiaud de collie. Chier… 


Il garda la clope éteinte au bout de ses lèvres pour en suçoter le bout nerveusement. Mieux que rien. William hâta le pas. Sa vareuse gorgée d'eau pesait une tonne. Cette putain de pluie ne cessait pas. Il avait loupé l'heure du déjeuner. Il avait la dalle. Et les arpions gelés. 


William zigzagua à droite, zigzagua à gauche.Il y avait quelqu'un. Dès qu'il vit la couleur kakie apparaître dans le viseur de son fusil, son doigt pressa la gâchette. 


Le collie venait de gauche. Il traversait sans prendre garde un croisement de quatre voies. Le fusil cracha une rafale de trois balles qui le faucha sur place. Il poussa un hoquet de surprise. Ses jambes se dérobèrent sous lui. Il s'effondra derrière l'angle de la tranchée, à droite, hors de vue de William. Il n'entendait que ses gémissements. 


Avant qu'il ne puisse s'approcher, une autre silhouette jaillit du même chemin. N'avait-elle pas remarqué la présence d'un ennemi ou s'en moquait-elle ? William aperçu en un éclair une croix rouge sur un casque peint en blanc. Il tira de toute manière. Le médic chuta face dans la boue et ne bougea plus. 


Ça remuait dans le boyau adjacent. Merde. Il y en avait plus. William entendait leurs voix. Il se colla à la paroi de la tranchée. Un faible coude le protégeait. Il s'en servit comme couverture, ne laissant devant lui qu'un étroit interstice pour surveiller l'embranchement d'où venaient les collies, plus loin à gauche. 


Le canon d'un fusil jaillit de l'angle du croisement. Exactement depuis l'endroit que William visait déjà. L'homme en kaki tira. Lui aussi. Une rafale de trois balles. Le collie grogna. William en tira une seconde pour être sûr, les dents serrées. Déjà un autre remplaçait le mort au même endroit. Une troisième rafale lui échappa. Les trois balles touchèrent. Il s'écroula sur le précédent.


Le coeur de William battait à lui briser la poitrine. Dans ses mains, le fusil-d'assaut Booker ne tremblait pas. Il pointait précisément en direction du minuscule espace que représentait la seule issue possible pour l'atteindre. Sa vision s'y rétrécissait. S'y concentrait entièrement. 


Quatre collies. Il s'était battu comme un lion. Mais n'allait pas lâcher maintenant. Pas aujourd'hui. Oh non. Il voulait vivre. Farouchement. Pour la première fois depuis qu'il l'avait quittée ce matin, Kathy refit surface dans ses pensées. Elle était une flamme au fond de son cœur. Une guide par dessus son épaule. Une bonne raison de ne pas mourir. 


Quinze. C'était le nombre de cartouches déjà tirée. William tenait le compte. Le chargeur en comptait vingt-sept et il en restait douze. Quatre rafales. Après ça…


Pas le temps, les collies remettaient ça. William tira dès qu'il entraperçut un mouvement face à lui. Le collie tomba. Un autre le mitraillait, un autre franchit le carrefour. William hésita une fraction de seconde entre les deux. Juste un peu trop longtemps. La rafale manqua. 


Il y en avait maintenant un à droite, là où gémissait encore le premier blessé. Ils pouvaient surgir de deux côtés à la fois. Pour le moment, il en restait un devant. Et six cartouches. Il tira son avant-dernière rafale. Le collie grossit la pile de cadavres qui s'empilaient sous l'angle du boyau de gauche. 


William garda sa dernière rafale. Ses doigts étonnamment peu fébriles se refermèrent autour de la panse bombée d'une grenade qu'il gardait dans sa besace. Sa seule et unique. Il coinça la goupille autour de son pouce et l'arracha tout gardant l'index sur la gâchette. La cuillère tomba à ses pieds, au milieu des douilles qu'y s'y accumulaient. Il compta les secondes, une… deux… pendant lesquelles il la laissa fuser dans sa main. Il la lança. Par dessus l'angle, par-dessus le parapet, droit dans la tranchée de gauche. Les collies n'eurent certainement pas le temps de s'écarter. Une fine fumée blanche s'éleva depuis l'autre côté, des cris également. Beaucoup de cris.


Merde, combien il y en avait ? L'étroitesse du boyau les empêchait d'attaquer en masse. William les alignait un à un dès qu'ils se montraient, avant qu'ils ne puissent viser. Mais à un moment, fatalement... 


Une grenade vola en retour dans sa direction. William la vit tomber sur lui. Il recula, s'enfonça dans le coude, pria pour que cet angle saillant suffise à le protéger du souffle et des éclats. Du sang-froid. Il mit à profit la minuscule seconde qui le séparait de la détonation pour changer de chargeur. Vingt-sept cartouches neuves. Neuf rafales. Il arma la culasse. 


Quant il pointa de nouveau son Booker sur le carrefour, les collies l'y attendaient. Une rafale de balles arracha près de lui des échardes aux poutres des étais, souleva de hautes gerbes de boue. Un coup de poing lui percuta le thorax. Un choc, plus qu'une douleur, qui lui coupa le souffle. 


Un collie chargeait, baïonnette au canon. Pauvre con. William ignora ceux qui le canardaient de droite comme de gauche. Il ajusta celui-là. Calmement. Les balles ne comptaient plus. Après tout, il était déjà mort. Il s'en foutait. Désolé, Kathy. Désolé encore pour ce long silence. Il tira. 


Sa vision périphérique perçut un mouvement. Salauds. Les collies sortaient de la tranchée. Ils le prenaient par le flanc, depuis le no man's land. William s’enfonça de nouveau dans l'angle mort, à l'abri des tirs venus d'en face. Il rentra la tête dans ses épaules, comme si ça pouvait le protéger des balles, et détourna son canon vers cette nouvelle menace. 


Le collie ralentit sa course, comme stupéfait qu'une rafale eut troué son thorax. Il marcha quelques pas encore puis tomba, désarticulé. Un autre le suivait, une grenade dans sa main qu'il n'eut pas le temps de lancer. Trois. Non, six coups l'en empêchèrent.  


Le no man's land était dégagé. Il pointa de nouveau son fusil vers le fond des tranchées. Au centre du croisement, un collie portait un blessé sur son dos. Il devait croire William mort ou trop occupé, car il courait à découvert pour évacuer vers le boyau de gauche le blessé de droite. À moitié caché par l'angle, un autre les couvrait. William s'occupa de lui d'abord. Ils firent feu. Les tirs se croisèrent. Ensuite, il visa le brancardier. L'homme s'affaissa, écrasé par le poids de la mort et de son camarade blessé. William consentit à gaspiller trois balles pour faire taire celui-ci. 


Le silence retomba. Plus aucun collie ne se montra. William haletait. Le sang envahissait ses yeux, sa bouche. Il palpitait dans ses tempes et refusait de refluer. Déjà fini ? Impossible…


Il tituba comme dans un rêve vers le centre du croisement. Il pointa son fusil à droite, à gauche, en face, derrière. Personne. Les cadavres, tout autour, gisaient éparpillés. Hagard, William prit pleine conscience de ce qu'il venait de vivre. Il en comptait une quinzaine. 


La douleur, soudaine, envahit son corps tout entier à mesure que l'adrénaline quittait ses veines. Il était blessé. Pas une, mais deux fois. Il n'était pas foutu de se rappeler quand la seconde balle l'avait touchée. Des vagues intenses le brûlaient au moindre mouvement, renforcées à chaque seconde qui passaient. 


Derrière lui. Des bruits de pas dans la gadoue. La panique chassa ses souffrances. Il pointa son fusil dans la direction du bruit, farouchement déterminé à remettre ça si nécessaire. 


Un petit nez retroussé, des joues rondes et roses tapissées d'adorables taches de rousseur, des cheveux roux coiffés en nattes enroulées autour de la tête. Aucune erreur possible. 


– K..Kathy ? 


– Willy ? T’es là ? 


William baissa son arme.


– T’as vu ça ? 


– De quoi ? s'étonna Kathy. 


– Non… Rien, oublie…  


Il remit son fusil à la bretelle. 


Était-ce un rêve ? Kathy s'approcha. Le soleil qui chassait les nuages l'auréolait. La pluie cessait. William ferma les yeux, ébloui. Une main se posa sur son torse. Elle était chaude. Il frissonna. Quand il rouvrit ses paupières, Kathy était bien là. 


– Qu'est ce que tu fous ici ? 


– J'ai trouvé ton briquet. Je suis venue te le rendre. 


Ses petits doigts satinés vinrent se blottir dans le creux rugueux de sa main. Quand elle les retira, elle avait laissé dans sa paume un objet métallique, gris terne et cabossé. 


– Mon briquet ! Kathy, je… merci. 


Il enlaça Kathy et la serra fort dans ses bras. L'odeur enivrante de ses cheveux emplit ses narines. Ses mains caressèrent son dos, ses hanches, la naissance de la courbure de sa poitrine. Elles s'égarèrent dans ses cheveux, mon dieu, ses cheveux : comme ils sentaient bon. La tête de Kathy blottie contre son torse, William ne bougeait plus. Le revoilà adolescent, lorsqu'il avait le cœur plein de sentiments qu'il n'osait avouer, trop timide, trop aveugle pour réaliser la réciprocité qu'il craignait ne pas exister. Il était maintenant adulte. Le temps, l'absence et surtout, les retrouvailles le lui faisaient enfin comprendre : Kathy se plaisait dans ses bras.


Son amour, son innocence refaçonnaient la réalité que contemplaient ses yeux. Elle ne voyait pas, quand elle le regardait, un loup de guerre las et usé. Elle se figurait un prince, noble et charmant. Un regard droit, des cheveux noirs. Et dans le bras aimant de Kathy qui, la tête posée contre son cœur, en écoutait les battements, William se sentait redevenir beau. 


Leurs deux corps se séparèrent mais leurs mains restèrent unies. William perdit son regard dans l'océan de ceux de cette fille qu'il aurait jadis dû faire sa femme. 


La clope éteinte pendouillait toujours, humide et mâchouillée, au coin de sa bouche où il l'avait glissée. William alluma son briquet. 


– Ça va te tuer, protesta Kathy, boudeuse. 


Elle se hissa sur la pointe des pieds et la lui retira des lèvres. A la place, elle y déposa les siennes. 


Le cœur de William cessa de battre. Il savoura, figé dans le temps, l'éternité de cet instant. Kathy recula lentement sa tête. La douceur des lèvres humides et parfumées s'estompa, mais elle resta gravée dans son esprit. William prit ce visage dans ses mains pour l'empêcher de s’éloigner davantage. A quelques centimètres de lui, un ange l'observait. Un soupçon de honte, une timidité enfantine rosissait ses joues, mêlée à l'angoisse d'avoir commis une erreur. Mais il y lut surtout une profonde tendresse. Un amour sans limite. Et une bravoure qui dépassait la sienne. Plus jamais il ne lui ferait de promesses qu'il ne tiendrait pas.


William approcha son visage et l’embrassa en retour.


Cela valait bien toutes les déclarations du monde. Toutes les excuses qu'il était trop frustre pour mettre en paroles joliment. 


Même les baisers les plus passionnés ont une fin et celui-ci aussi cessa. Ils restèrent longuement dans les bras l'un de l'autre, sans oser bouger, sans oser parler, de peur de rompre le charme. 


Kathy s'accrochait à son bras. 


– Il faut y aller, dit William. 


– Oui. Il est l'heure. On t'attend. 


Le soleil brillait. Un ciel bleu, accueillant, s'étendait au-dessus de leur tête. 


– Il va falloir retrouver le chemin.


– Je te guiderai… assura Kathy. 


– Regarde ! s'écria William. 


Il se précipita vers un coin de la tranchée. En marge du parapet, au bord d'une flaque dans un creux, une petite tige verte dépassait du sol. Ce n'était qu'une pousse, à peine germée. Un embryon de feuille naissait à peine à son extrémité. Mais il y avait quelque chose de vivant qui jaillissait du no man's land. 


– C'est vert, Kathy, comme tes yeux ! Attention. Elle est toute fragile, mais elle peut encore grandir. Rien n'est fini, rien. 


– Non, Willy, ce n'est pas la fin. Juste le commencement d'autre chose. 

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