Un Weekend à Godcroft

Chapitre 1 : Un Weekend à Godcroft

Chapitre final

6679 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 22/04/2023 21:07

Fiction écrite dans le cadre du défi “ Dansons Sous la Pluie “ de mars-avril 2023. Il devait avoir pour thème la pluie et, si possible, compter au moins 1% de mots en rapport avec le printemps (condition probablement non remplie ici.)


https://forum.fanfictions.fr/t/defi-dansons-sous-la-pluie-mars-avril-2023/4952/50



Un grand merci à @Fahliiyol pour sa correction attentive !


Bonne lecture !




L’herbe ondulait sous la paisible bise qui animait les prés fleuris de sa tranquille respiration. Les milliers de boutons d’or qui depuis quelques jours seulement fleurissaient tapissaient l’horizon comme autant de pépites brillantes, autour desquels s’affairaient bourdons et papillons. Le soleil matinal qui, timide, jetait ses premières lueurs à travers la frange brumeuse d’un petit nuage réchauffait déjà la terre humide d’une nuit bien fraîche.


Ce doux rayon illumina l’entrée du terrier où dormait madame Mulot pour lui chatouiller le museau. Il frémit, s’agita. Et madame Mulot s'éveilla. Elle s'étira paresseusement. Bâilla longuement.


Franchement, quel toupet le soleil avait-il de les lever de si bon matin? Mais quand il fallait y aller… D’une goutte de rosée qui pendait d’un bleuet, elle fit sa toilette. Elle l’étala bien sur sa frimousse et frotta vigoureusement ses petites pattes. Surtout, bien nettoyer les moustaches. Un “mulot propre est un mulot heureux”, comme disait toujours grand-père mulot. 


Il était temps maintenant de préparer le petit déjeuner. Quelques bourgeons bien gras feraient l’affaire. Ils étaient fort beaux, cette année, et savoureux. Cela annonçait des graines abondantes et un pollen succulent. Que l’été soit chaud et ils ne manqueraient de rien l'hiver suivant. Diantre ! Où donc avait-elle la tête ? Ça portait pourtant malheur d’évoquer les tracas de l'hiver si tôt dès le printemps ! 


Madame Mulot chassa ces vilaines pensées de sa tête et jeta un regard attendri sur sa petite famille. 


Monsieur Mulot dormait encore, eh bien… comme un loir. Assoupi de tout son long en travers du terrier, sa poitrine se soulevait doucement au rythme du léger ronflement qui s’échappait de ses narines trop promptes à s'enrhumer. Bah ! Qu’il profite de ses derniers instants de sommeil, va ! La journée s'annonçait besogneuse. 


Blottis contre ses flancs, six mini-mulots s'agrippaient à la fourrure paternelle. Madame Mulot contempla longuement sa progéniture. Comment une mère pouvait-elle n’en être fière ? Comment décrire l’amour ressenti dès le premier instant où ils apparurent dans ce monde, dans l'atmosphère chaude et douillette de leur petit cocon familial ? Par le grand chêne ! Il lui tardait d’assister à leurs premiers pas au dehors, de leur faire découvrir les merveilles du monde extérieur. Ah ! De tous les printemps du monde, celui-ci s'annonçait le meilleur. 


Le camion Dunne Transport de 12 tonnes roulait si vite que madame Mulot eut à peine le temps d’en ressentir les vibrations. Elle n’entendit que le grondement du moteur diesel, croisa le regard paniqué de monsieur Mulot qui s'éveilla en sursaut, fit de son corps un barrage par dessus les enfants et une masse de caoutchouc noir s’abattit sur le terrier, ne laissant de celui-ci et de ses occupants qu’une bouillie terreuse. Une roue passa, suivie d’une autre, et d’une autre, imprimant une paire de sillons bourbeux qui fendait l’herbage là où les pneus tout-terrain du convoi se succédaient et écrasaient les boutons d’or. Les bourdons s’envolèrent. 


Les camions s’arrêtèrent de l’autre côté du pré. Des grappes d’hommes jaillirent des plateaux bâchés, sanglés d'uniformes bleu horizon tout neufs, bien repassés, comme autant de bleuets qui piétinaient ceux, bien réels, éclos ce matin. 


— Godcroft, les bleubittes on y est ! La route est juste derrière la haie, continuez sur cent mètres, traversez le pont, le QG est un peu plus loin. Callahan vous garde, bonne chance !


Le canon grondait. 


Ulric sursauta. Les explosions semblaient si proches, mais il ne vit pas de fumée. Des officiers pressaient sans s'en soucier les recrues courbaturées par le long voyage.


Stanley maugréa. 


— Fait chier…


— C’est loin, je crois. On risque rien pour le moment. 


Ulric n’en était pas sûr lui-même. Mais ils auraient sans doute tout le temps plus tard d'expérimenter le bombardement de bien plus près qu'ils ne l'auraient espéré. 


— C’est pas ça ! J’ai pas eu le temps de finir la lettre pour ma frangine dans le camion. 


Stanley s’arrêta un instant, temps pour lui de ranger dans la poche intérieure de sa vareuse un bout de crayon et la feuille à moitié griffonnée pliée dans une enveloppe. Il accéléra pour rattraper Ulric et le reste de la troupe qui avançaient vers la haie. Humides de rosée, les hautes herbes leur arrivaient à mi-cuisse. Leur pantalon en fut bientôt trempé. 


— Elle a quel âge, ta frangine ?


— 13 ans. Trop jeune pour toi. Elle habite chez des amis à Racca depuis que maman bosse à l’usine de tanks. Et toi, t’en a une ?


— T’aimerais bien, sale pervers ? Nan, je suis fils unique. 


Derrière eux, les camions démarraient. Un à un, ils se placèrent en file et repartirent dans l’autre sens. Le temps d’atteindre la trouée dans la haie qui menait à la route et de sauter le fossé qui l’en séparait, ils avaient disparu de l’autre côté de l’herbage. 


— Ma frangine s’emmerde, à Racca. Alors elle m’écrit des putains de romans, même si c’est juste pour raconter qu’elle a bouffé du bœuf aux patates ce midi. Enfin, d’un autre côté, le courrier de ma mère, c’est du genre : “ Bonjour, je vais bien, prends soin de toi, au-revoir.“ heureusement qu’elle envoie presque toujours des colis de…


Une détonation, plus forte que les autres, secoua leurs tympans. Les soldats se baissèrent comme un seul homme. Le calme retomba aussitôt. Ils pâlirent. Quelques rires nerveux s’échappèrent d’une gorge ou deux pour saluer l’exploit de Butch. Il avait plongé dans le fossé pour se mettre à couvert. Le pauvre se releva dégoulinant de flotte et brûlé par les orties. La plupart l’avaient trop noueuse pour ne serait-ce que parler. Même Stanley se tut. 


— Merde… articula-t-il toutefois lorsqu’ils arrivèrent en vue du pont. 


— Ca explique pourquoi les camions nous ont lâchés dans le pré.


La majeure partie encombrait le fond du canal sous forme de poutrelles tordues et de béton broyé. Il gisait fendu en deux. En son centre trônait la carcasse d’une tankette déchenillée à demi mangée par les flots. 


Les pas des recrues s'arrêtèrent devant les ruines. Elles se tournèrent les unes vers les autres et s’interrogeant du regard, cherchèrent les officiers. Une section de gardes territoriaux les salua de grands signes encourageants depuis l'autre berge.


— Faut qu’on traverse. 


Quelqu’un prit l’initiative. Les jeunes soldats, d’abord hésitants, s’engagèrent l’un après l’autre sur le tablier effondré. Ils purent rester au sec le plus longtemps possible en escaladant le parapet mais tôt ou tard, il fallut se mettre à l’eau. Brune et agitée de remous, elle ne permettait pas de voir le fond. Ulric posa un pied prudent pour tâter le fond glissant de gravats instables. Il affermit doucement son pas et avança. Devant lui, Butch avait presque atteint le milieu du canal, où le courant concentré par les obstacles se faisait plus puissant. L’eau lui arrivait au genoux. 


Soudain il s’effondra, noyé jusqu’au torse.


— Putain ! glapit-il dans une gerbe d’éclaboussures. 


Les débris glissèrent, Ulric aussi. Il n’avait rien à quoi s’accrocher. D'invisibles éboulements sous-marins l’emportèrent. L’eau glaciale le happa à son tour. Elle s'infiltra brutalement dans son caleçon, lui coupa la respiration. 


Butch secouait les bras frénétiquement, arrosait copieusement les visages et les bustes jusque là tant bien que mal restés secs. Foutu pour foutu, il se jeta en avant pour franchir à la nage les deux derniers mètres. Il s’appuya au pare-choc de la tankette et se hissa sur l’autre moitié du pont.


Flotté comme il l’était, autant y aller à fond. Ulric se jeta à son tour dans le tronçon de canal et lutta contre le courant pour rejoindre à la nage Butch qui lui tendit une main bienveillante. Ulric serra les dents et l’attrapa pour grimper au sec. 


Il fallait encore escalader ce qui restait du pont pour en ressortir, trempé comme une soupe. Stanley qui le suivait ne s’en était pas mieux tiré. Il vérifia, fébrile, que la lettre pour sa soeur avait survécu. Ses godillots faisaient “floc, floc” à chacun de ses pas. Voilà leurs beaux uniformes tout neufs bons pour la blanchisserie. 


— Bienvenue à Godcroft, la bleusaille ! Profitez bien du weekend, c’est un peu comme des vacances, leur lança l'un des territoriaux affectés à la surveillance du pont, ou de ce qu’il en restait.


Le canon tonna. Les recrues tressaillirent.


– Ben alors, ça vous fait peur ? rit la sentinelle qui ne frémit pas d'un d'un orteil. 


– Nous n'avons peur que de décevoir l'Empire Warden, répondit Stefan, bravache. 


La sentinelle pouffa. Elle alluma une cibiche, qu'elle coinça au coin de son bec. 


– On verra bien. Bon les mômes, fini de jouer. On vous attend au quartier général. Vous pouvez pas louper le bâtiment, plus loin sur la route. Bonne chance, soyez vainqueurs ! 


Le quartier général se reconnaissait aux imposantes bannières bleues et blanches qui ornaient la façade. Jadis un genre d'auberge ou de relais routier, le bâtiment se dressait comme le plus imposant d'un petit hameau grêlé de cratères.


Des dizaines de casemates de bois et de terre poussaient comme des champignons entre les maisons éventrées, reliées entre elles par un inextricable réseau de tranchées. Des centaines de soldats s'affairaient en tous sens. Ils installaient les barbelés, étayaient les parois, déroulaient les réseaux électriques, remplissaient d'obus les caissons d'une file de tanks garés le long de la route. Les camions allaient et venaient, déchargaient conteneur sur conteneur de matériaux et munitions. Une grue mobile déployait son bras haut dans le ciel bleu, au bout duquel pendait un canon-mitrailleur démonté paré pour l'élingage. 


Ca ressemblait un peu aux bases arrière qu'ils avaient traversé pour venir ici, sauf que de temps en temps, un obus explosait autour du camp. La terre soulevée s'abattait tout autour des travailleurs imperturbables et une spirale de fumée s'élevait un moment dans le ciel. Le cœur d'Ulric s'emballa. Il se boucha les oreilles, une fois puis une autre. Jusqu’à ce que le silence ne retombe, plus terrible encore. Il ne laissait que présager la chute du prochain coup qui, peut-être, les réduirait tous en poussière. 


Ulric voulait rentrer chez lui. 


– La 3ème section, par ici ! hurla une voix par-dessus le boucan. 


Ulric attrapa Stanley par la manche pour vérifier le numéro cousu sur l'avant-bras. 


— C'est nous, ça, la 3ème. 


L'homme qui les appelait était un sergent aux traits burinés, les joues tapissées de poils rêches, noirs et blancs. La tête qui surmontait son cou de taureau était presque trop grosse pour le casque cabossé qui la coiffait. 


– C'est vous mes remplaçants ? interrogea-t-il d'une voix puissante lorsqu'Ulric et Stanley se présentèrent à lui. Il y a que vous ?


Ailleurs, Butch, Stefan et les autres recrues se répartissaient dans leurs sections respectives. 


– Oui, sergent. 


Il râla. 


– Merde, à la fin ! J'ai perdu douze gars depuis jeudi et on m'en remplace que deux ?


Ni Ulric, ni Stanley n'osèrent ouvrir le bec.


– Rah, oubliez ça, balaya le sergent. C'est pas de votre faute. Je suis le sergent William, bienvenue ! Mais pas de chichis avec moi, appelez moi juste Will. Ou chef.


Dans le pré voisin, l'explosion d'un obus sur le toit d'un bunker décapita un cerisier en fleurs. Les pétales s'éparpillèrent aux quatres vents. Ulric et Stanley baissèrent la tête à l’unisson. Ils auraient voulu disparaître tout entiers sous leur casque. Le sergent William ne se retourna même pas. 


– Haut les têtes ! C'est un obus de 110, jugea-t-il à l'oreille. A cette distance vous risquez rien. Vous vous habituerez. Bon, trêve de blabla. Toi, le rouquemoute : va à l'intendance chercher des bandages et des pochons de plasma sanguin, t'es médic maintenant. 


Stanley objecta :


– Mais monsieur, je sais pas soigner, je suis pas médecin ! 


– Et alors ? Tu fais l'effort d'apprendre, c'est tout ! Tu crois que j'étais soldat avant cette putain de guerre ? J'ai besoin d'un brancardier, l'autre s'est fait flinguer par ces saloperies de gaz hier matin.


Il tapota ses galons.


– Il y a marqué "chef", ici. Si j'ai envie que tu sois mon médic, tu deviens mon médic. Et si un jour j'ai envie que tu sois danseuse étoile, t'as intérêt à enfiler ton tutu, vu ? Allez, au trot ! 


Stanley s'esquiva au pas de course. Le sergent William se tourna ensuite vers Ulric.


– Trouve quelqu'un au stock qui puisse te fourguer un Neville. T’es tireur antichar.


Ulric s'exécuta aussitôt. Il se glissa entre les soldats en transit qui occupaient la cour du QG. Là-bas, Stanley enfilait un sac drapé de blanc et d'une croix verte. Le passage d'un camion lui bloqua la vue. Ulric erra à droite, puis à gauche. Il avisa enfin un panneau cloué près d'une porte qui indiquait "commissariat des stocks" à l'intérieur du bâtiment. Il entra. 


– Bonjour, on m'a dit de chercher un fusil antichar. 


Le commissaire des stocks était unijambiste. Il claudiqua sur ses béquilles entre les caisses de l'inventaire et reparut quelques minutes plus tard, un engin plus grand que lui chargé sur son épaule. 


– Un Neville ATR, un ! Et v’là ses munitions. 


Il posa sur le comptoir deux chargeurs en tôle emboutie et une poignée de cartouches longues comme sa main. Elles n'entraient même pas dans les cartouchières du paquetage d'Ulric. Il les fourra dans sa besace. Le fusil pesait un âne mort. Même rembourrée, la bandoulière lui sciait l'épaule. 


– Merci ! Au revoir ! 


– Attends, mon gars ! le retint le commissaire alors qu'il commençait à repartir. Tiens !


Il fouilla dans une caisse posée près de lui et en tira un pistolet-mitrailleur et ses chargeurs, qu'il lui enfonça dans les mains.


– Mais le chef William a dit que j'étais tireur antichar.


– Ben ouais mon gars. C'est pour ça le fusil ATR. Mais tu feras comment si c'est de l'infanterie qui charge ta tranchée, hein ? Prends ça et tu me remercieras à ce moment-là. Crois-en l'expérience d'un vétéran. Tu sais t'en servir ? 


– On a eu des cours à l'instruction. 


– Tu gardes la gâchette appuyée et tu laisses Callahan guider ton bras. 


Au poids du fusil Neville s'ajoutait maintenant celui de la mitraillette Fiddler pendue à sa hanche. Ulric remercia néanmoins le commissaire et s'en alla retrouver Stanley et le sergent. 


– T'es avec le sergent William ? lui lança le commissaire dans son dos. T'as de la chance, c'est un putain de vieux de la vieille ! 


Ulric se mordit la lèvre et sortit dans la cour. Le sergent William s'en grillait une en l'attendant. Stanley les rejoignit peu après, équipé de brassards blancs et d'une trousse de soin flambant neuve.


– Prêts ? Alors on perd pas de temps, déclara le chef en jetant son mégot. C'est parti pour un weekend warden !


Ils lui emboîtèrent le pas et serpentèrent entre les bunkers. Ils entrèrent dans une tranchée, tournèrent une fois à droite, une fois à gauche, traversèrent une casemate, ressortirent au milieu d'un emplacement d'artillerie où trônaient en majesté six pièces de 150 milimètres et une armée de servants aux petits soins. L'oreille collée à une radio, un lieutenant gueulait des chiffres dont Ulric ne pigeait le sens. 


– Ah, on dirait qu'il va pleuvoir, déclara le sergent. 


Ulric leva la tête vers le ciel bleu, où ne vadrouillaient qu'une poignée de petits nuages cotonneux. Il faisait doux. 


– Je pense pas, chef. Il y a du soleil. 


– Oh que si : je cause pas de la météo, mais du métal. Et celui-là est pour les collies. 


Le bras engourdi d'Ulric faisait un mal de chien. Il changea son fusil d'épaule et hâta le pas, le souffle court, pour suivre la cadence du sergent. La boue des tranchées engluait ses pas. Ses godillots lui pesaient autant que son arme et par-dessus le marché, la crosse de la Fiddler lui enfonçait les reins. 


Une salve de grondements secs tonna dans leur dos. Ulric bondit à en faire tomber son fusil. Un sifflement fusa loin au-dessus de leur têtes. 


– C'est les nôtres, ceux-là ! hurla le sergent. Je vous l'avais dit : weekend warden, les gars !


Ulric rajusta la sangle sur son épaule. Une autre salve résonna jusque dans sa poitrine, les obus sifflèrent au-dessus de leurs têtes jusqu'à se perdre dans le silence, si loin qu'on ne les entendait pas finir leur course. 


Une explosion retentit cinquante mètres en dehors de la tranchée. La terre se souleva hors du sol, projetée partout à la ronde où elle retomba en cascade sur les casques. Quelque chose dont le souffle caressa la nuque d'Ulric vrombit par-dessus le parapet. Il trébucha, tomba le nez dans la gadoue. Il contempla, hébété, la main que le sergent tout sourire lui tendit pour le relever. 


– Ça, c'est pas un des nôtres mais faut pas faire gaffe. Dans la tranchée c'est sans danger, à moins d'un coup direct. C'est pareil pour les éclats. Ça fait peur comme ça, mais tant qu'on reste enterrés, c'est rien que des grosses abeilles un peu bruyantes. 


Ils croisèrent le premier mort derrière le carrefour suivant. Affalé par terre, la boue l’avalait peu à peu. Sa tête tordue s'appuyait contre une radio trouée. Le chef l’enjamba. Un nuage de mouches se dispersa à son passage. Ulric et Stanley firent un détour respectueux, sans parvenir à détacher le regard de ce corps anonyme. 


– Au fait, dit le sergent. Comment ça se fait que vous soyez trempés comme ça, tous les deux ?


– A cause du pont, chef, haleta Ulric. Le trajet n’en finissait pas. 


– Il est détruit, on a dû passer à la nage.


– Eh bah putain ! Je croyais que ces feignasses du génie l’avaient réparé, depuis le temps. Il était déjà comme ça quand je suis arrivé, lundi. Vous avez de la chance, il fait chaud. Ça va sécher tout seul. 


– Vous êtes là que depuis lundi ? Vous étiez sur quel front, avant ?


– Nulle part, mon gars. Au camp d'entraînement.


– Attendez ! Le commissaire m’a dit que vous étiez un putain de vieux de la vieille ?!


– Ben ouais, un peu que je le suis ! Débarqué à Godcroft lundi dernier, promu sergent mardi dans la nuit. Reste vivant jusqu’à demain matin et tu pourras te vanter aussi d’être un putain de vétéran. 


La suite du périple s’opéra sous un silence de plomb et une pluie du même métal. Les obus tombaient plus souvent. Et sensiblement plus proches. Ulric frémissait à chaque détonation mais le sergent, au fond, avait raison : on s’y habituait. Et la tranchée les protégeait. Ils progressaient à travers des boyaux de plus en plus étroits. Des tronçons entiers s'affaissaient, il fallait alors avancer à quatre pattes, la tête baissée. Le staccato des mitrailleuses joignait sa voix au concert des bombes. 


– On est bientôt arrivés, alors je vais vous faire un petit topo sur la situation : notre offensive initiale sur Godcroft le mois dernier a rasé la première ligne de défense de la Légion Coloniale dans la région. On marche à l’heure actuelle plus ou moins sur ses ruines. Mais les collies se sont repliés sur les faubourgs de Promithiens, où ils ont construit toute une série de positions solides, tout en béton armé, avec des obstacles anti-char, des gros canons et des types déter’ pour tenir tout ça. Depuis, on s’enlise un peu. On subit des pertes invraisemblables pour des gains minimes. Mais on espère renverser la tendance en relançant une grosse offensive pour ce weekend. L’objectif : dîner demain soir sur les ruines du QG collie de Promithiens. Bon, attention : il y a plus de tranchée ici, va falloir traverser le no man’s land.


Leur petit groupe s'arrêta en effet devant un cul de sac. Le sergent William resta planté là, immobile. 


– Attendez… Pas tout de suite… Attendez.


Un obus atterrit dans le no man’s land. Tout proche. Les vibrations leur secouèrent le corps. Une gerbe de terre grasse projetée vers les cieux leur retomba mollement dessus. 


– Maintenant !


Le sergent se hissa d’une poussée vigoureuse hors de la tranchée, suivi de près par ses deux nouvelles recrues. Le prochain obus tomberait bientôt. Cette pensée chassait des épaules d’Ulric la masse de son Neville. Les mains tremblantes, il bondit dans le no man’s land. Un espace nu, une terre brûlée. Plus d’oiseaux dans les arbres calcinés, plus de fleurs sur le sol retourné. L’odeur âcre de la cordite, de la pourriture, de l’eau croupie emplissait sa gorge et ses narines à chaque inspiration douloureuse. Aucun abri, il fallait avancer. Avancer avant la chute du prochain obus et de l’essaim d’abeilles tueuses qui l’accompagnerait. Sans tranchée pour l’en protéger, leur piqûre taillait la chair et arrachait les membres. Combien de temps un artilleur collie mettait-il pour recharger sa pièce ? 5 secondes ? 10 secondes ? 15 secondes ? Il fallait courir, courir et être plus rapide que lui. Les jambes d’Ulric cessèrent d’exister, mues par leur propre volonté. Elles butaient sur les trous, tapaient les cadavres décomposés, s’enlisaient dans la boue, mais avançaient. Où donc était la fin ? Devant lui, le sergent William courait toujours, sans faire mine de vouloir s'arrêter. Le no man’s land avait-il seulement une fin ? Ulric serra les dents et attendit l’obus qui, à chaque seconde qui s’écoulait, tomberait un peu plus certainement que la précédente. Ou peut-être que les collies tomberaient à court de munitions? Peut-être avaient-ils tout tiré. Un sifflement dans le ciel balaya la fragile chandelle de ses espérances. Devant lui, le sergent William plongea. Stanley l’imita. Ulric se jeta à terre et pria pour que son étreinte l’y engloutisse.


L’explosion gronda dans son dos et se répercuta à travers ses entrailles et son squelette tout entier. Les éclats volèrent, les mottes humides tombèrent sur son dos et frappèrent son casque. Son cœur frappait sa poitrine à en briser les côtes. Ses oreilles sifflaient. 


Stanley et le sergent se remettaient déjà debout. Ils couraient comme des dératés. Ulric se releva gauchement. Il tenait à peine debout. Il manqua d’oublier son fusil sur place. Il attrapa la bandoulière et le tira derrière lui. Il courut tout droit, toujours tout droit. La prochaine fois, il le savait ; la prochaine fois il ne serait pas si chanceux. La silhouette du sergent disparut dans un trou qu’il n’aurait pas remarqué autrement.


À tout instant, un nouveau sifflement pouvait surgir des cieux. Il y arrivait. 


Plus que quelques mètres.


Si proche…


Ulric se laissa tomber au fond de la tranchée salvatrice. Parcouru de spasmes, il s’étala de tout son long à même le sol fangeux. L’air lui manquait. Il respira de toutes ses forces. Dehors, un obus explosa. Ce n’était plus son problème. 


Recroquevillé près de lui, Stanley sanglotait. Les larmes nettoyaient des sillons pâles sur ses joues noires de boue. 


– Je v… veux rentrer chez moi…


Le chef posa sa main sur son épaule.


– Allez, quoi, c’étaient que trois petits obus de 120. Imagine ce que c’est quand ça tombe vraiment. Ecoute ça : 


Entre deux hoquets de Stanley, on entendait le bruit de la guerre. Des tirs sporadiques d’armes automatiques, des explosions, le sifflement lointain d’un obus. Et tout bas, un genre de grondement continu. Comme les basses en arrière-plan d’un morceau de musique. La terre vibrait légèrement. 


– T’entends ? Ca c’est de nous et c’est pour les collies, imagine ce que bouffent ces raclures. T’aimerais pas être à leur place, crois moi. Et eux préféreraient la tienne, c’est sûr.


Stanley l’ignora. Il reniflait et s’étouffait. Ulric enfonça sa tête dans ses bras. Pour ne plus voir son ami dans cet état. Il aurait voulu ne plus l’entendre, aussi. 


– On a fait le bout du chemin le plus dur et on est bientôt arrivés. Pense à moi qui me suis tapé l’aller et le retour, hein. Le reste, ça sera de la pisse de chien, juré. T’es solide, mon gars ! On libère Godcroft avant la fin du weekend et la guerre sera presque gagnée ! Tu pourras rentrer serrer ta gonze. T’es maqué, au moins, dis moi ? Une gueule comme toi, les nénettes elles adorent !


– N… nan… articula Stanley. J’ai… j’ai juste une soeur.


– Ben tu la reverras, ta frangine, t'inquiètes ! Maintenant lève-toi et sèche-toi le pif. 


– Nan, c’est foutu ! Je vais crever ici, je le sais !


Le bruit d’un papier froissé puis déchiré tira Ulric de sa léthargie. Stanley jeta aux quatre vents les fragments déchirés de son ébauche de lettre. Elles tournoyèrent lentement en pluie de confettis qui se posèrent la surface du magma brun qui servait de sol à la tranchée. 


– J’aurais même pas le temps de la finir, cette lettre !


Le sergent attrapa Stanley par les deux épaules et le remit debout manu militari. Il le secoua avec force.


– Non mais ça va pas de dire des saloperies comme ça ! gueula-t-il, le visage rubicond. 


Il ponctua d’une gifle ses paroles.


– Ca porte malheur, merde ! Maintenant tu te mouches et tu colles à mes basques. Et plus de défaitisme, vu ?


Les mots du chef réduisirent Stanley au mutisme. Il resta planté là bouche bée, à se frotter la joue. Un reniflement sporadique lui échappait de temps à autre. Le sergent tourna les talons.


Lentement, Ulric essuya la boue qui recouvrait la surface de son fusil antichar. Il se leva, coinça l'arme sur son épaule. Sa respiration sifflante reprenait un rythme normal. Il attrapa le bras de Stanley.


– Viens…


Stanley se laissa tirer sans résistance. Il marchait mécaniquement et suivit tout seul lorsqu'Ulric le lâcha. 


Ils n'étaient pas seuls dans cette tranchée. Des soldats aux traits las s'alignaient, debout et l'arme en main. La couleur de leur uniforme tirait plus sur le brun boueux que le bleu pâle réglementaire, au point de se fondre dans le décor. L'un d'eux jetait parfois un coup d'œil discret par-dessus les sacs de terre et les barbelés amoncelés au sommet du parapet, ou levait le fusil pour tirer un coup de feu sur une cible inconnue. 


Ils se frayèrent un chemin à travers l’ étroite tranchée bondée. Les soldats sur le chemin ne faisaient guère d'effort pour en dégager le passage à leur approche. Leurs épaules frappaient les leurs sans que ne s’échangent de mots d'excuse. 


Il fallut enjamber des blessés qui gémissaient, allongés sur des civières au milieu du chemin. Des brancardiers qui portaient au biceps le même brassard blanc que Stanley s'affairaient accroupis à leurs côtés. L'un d'eux soulevait une poche de transfusion à bout de bras et l'autre maintenait de tout son poids son patient qui se débattait alors qu'il recousait son ventre ouvert. Ulric détourna le regard.


Il pensait enfin être arrivé, mais non. Ils longèrent une série de nids de mitrailleuses dont les canons chauffés au rouge tiraient de longues rafales sans discontinuer. 

Aux explosions massives d'obus d'artillerie lourde se mêlaient à présent celles des obus de mortier. Ils tombaient au hasard, sans siffler, sans prévenir, aux abords de la tranchée. Ou à l'intérieur. 


Un choc sourd, une onde de choc leur broya les tympans et le poste de tir qu'ils venaient de traverser quinze secondes plus tôt s'emplit de cris et de râles. Des hommes ensanglantés erraient hagards, sonnés, couverts de morceaux de leurs camarades qui un instant avant se tenaient à leur côtés. 


– MÉDIC ! MÉDIC !


Le cri remplaça peu à peu le sifflement qui assourdissait les oreilles d'Ulric. La voix qui s'époumonait le répéta au moins cinq fois avant que Stanley ne se rappelle qu'il en était un. Il amorça un mouvement dans cette direction. Le sergent William l'interrompit. 


– Tu vas où ? C'est pas pour nous mon gars, la 3ème section nous attend. Grouille, j'aimerais les rejoindre avant le déjeuner.


Stanley renonça. Son pas mécanique emboîta celui du chef, mais il se retournait sans cesse. Il ne pouvait détacher son regard du spectacle des blessés. Là bas derrière eux, on ramenait déjà des planches neuves pour renforcer les étais endommagés par l'explosion. 


Ils traversèrent un boyau qui menait à une autre tranchée parallèle et alors qu'ils ne l'espéraient plus, le sergent déclara : 


– La 3ème section, on y est ! Bienvenue à la maison, les gars ! 


Il jeta un œil à sa montre. 


– Et on est rentré à temps pour l'apéro, c'est bien. 


La "maison" en question prenait la forme d'une tranchée inégale, dont le parapet trop court et défoncé par les bombardements successifs était rehaussé de part et d'autre d'une barrière de sacs de terre. Une quinzaine de soldats en vareuse miteuse y faisaient le planton, ou se reposaient assis sur des caisses de grenades mammons et de cartouches de masque à gaz. Beaucoup portaient des bandages crasseux de sang séché.


– Ils sont où les autres ? demanda quelqu'un.


– Il y a que ça, lui répondit le chef. On s'en fout, on gagnera au talent.


– Bonjour, les gars, souhaita Ulric à tous ces visages hirsutes et émaciés qui les fixaient, impassibles. 


Ils hochèrent vaguement la tête et retournèrent à leurs occupations.


– Faut pas leur en vouloir, expliqua le sergent. La bleusaille, ça va, ça vient mais ça reste jamais très longtemps. Ils préfèrent pas s'attacher, c'est mieux comme ça. A effectifs complets, on est trente-cinq. Mais bon, s'ils nous filent des remplaçants au compte-goutte, on est pas sortis de l'auberge. Je vous aime bien, les gars, mais j'en ai un peu ras le cul de me taper tout ce chemin dans les deux sens pour ramener deux troufions. 

Enfin, maintenant on passe aux choses sérieuses, il est temps de filer droit. Fini la promenade. Le rouquemoute, t'as pas vu qu'on avait des blessés ? Va jeter un œil et change les pansements. Et toi, la grande perche : Va trouver un coin où t'installer avec ton ATR. Mets-toi confortable, tu vas y rester un bout de temps. Je sais pas quand c'est qu'on aura l'ordre de passer à l'offensive. Si tu vois un tank colonial, tu sais quoi faire. Et oublie pas de virer la sécu, bordel : ici, c'est pas un camp d'entraînement où les instructeurs peuvent se palucher la nouille sur leur foutu manuel officiel de protocole de sécurité des armes à feux ! On enlève la sûreté et on garde le doigt sur la gâchette !


Ulric n'alla pas bien loin avant de trouver un petit redan au creux d'un coude, flanqué de sacs de terre. Quelqu'un avait affiché là un panneau de fer blanc, sur lequel une tête de mort grossièrement peinte s'accompagnait de la légende "GAFFE AUX GAZS." En dessous de l'avertissement, une vieille caisse de munitions exposait une collection de carcasses grillées de grenades suffocantes usagées. 


Ulric enfila une à une les cartouches à l'intérieur du chargeur qu’il enfonça dans son réceptacle. Il n'avait osé avouer au sergent qu'il ignorait tout du fonctionnement du fusil antichar. A quoi bon s'attirer les mêmes foudre que ce pauvre Stanley ? Toutes les armes à feu fonctionnaient un peu pareil, non ? Ca ne serait sans doute pas si compliqué…


Il trouva le levier d’armement et tira dessus de toutes ses forces. La culasse opposa une farouche résistance, mais il parvint à la verrouiller en position de tir. Cet ergot, près de la gâchette, ce devait être la sûreté. Ulric l'ôta.


Il cala son épaule contre la crosse rembourrée de toile, le doigt sur la détente, les mains serrées sur chacune des deux poignées que comptait l'arme et leva la tête par-dessus la tranchée. Sa garde débuta. 


Le no man’s land s'étalait à perte de vue comme une désolation sans fin, semés de trous, d’arbres déchiquetés, de barbelés entremêlés, de cadavres éventrés. On reconnaissait encastré dans la boue l’uniforme bleu des wardens au milieu des taches kaki du camouflage de la Légion Coloniale. De temps en temps, un obus égaré s'écrasait et creusait son cratère par-dessus les milliers d'autres existants. 


Le souvenir des jonquilles qu’ils apercevaient le long du talus de la route empruntée ce matin par le camion était maintenant si lointain. A peine plus réel qu’un songe à demi effacé. La guerre détruisait toute vie au point d'assassiner le printemps lui-même. Chassé de cette terre, il n'existait plus en ces lieux. Comment croire que l’herbe ait pu pousser là où tombaient les bombes et les hommes ? Et qu'un jour, camomilles et achillées combleraient à nouveau de leurs herbes folles les tranchées désertées ? 


Des éclairs déchiraient l’horizon. Les vives lueurs du “weekend warden” qui déversait ses torrents d'obus sur les blockhaus coloniaux s’allumaient et s’éteignaient sans jamais faiblir. L'onde de choc des explosions chassait la fumée des précédentes. Le roulement du tonnerre parvenait en écho. Il pénétrait le crâne et les os. La terre tremblait. Quelques morceaux s’éboulèrent du bord de la tranchée. 


Ulric crispa son corps contre son fusil, le canon perdu dans la direction du bombardement. 


– Il va pleuvoir, on dirait. 


Il sursauta. 


Ce n'était qu’un soldat de la troisième section qu’il n’avait pas entendu arriver. Une jeune femme au visage squelettique, comme l'armée warden en comptait tant. Ulric se détendit. Il reposa sa joue contre la crosse de son Neville. Sa nouvelle camarade resta debout près de lui. Elle parlait d’un ton monocorde et se tenait le dos voûté, les bras croisés autour d'un fusil d'assaut usé, le cou rentré dans les épaules. Comme si son corps s'était adapté à la position à force de courber la tête sous le casque. 


– C’est déjà le cas. Les collies se bouffent une sacrée drache. Promithiens doit être en miettes à l’heure qu’il est. 


– Je parle pas du bombardement, navet ! Le temps se couvre, m’est avis qu’on va prendre la flotte. Comme si j’avais déjà pas les arpions assez moisis…


D'épaisses nuées noires s'amoncelaient en effet, trop hautes pour n'être que la fumée des incendies. Elles jetaient leurs ombres sur le paysage comme pour couvrir d'un voile pudique la furie des hommes aux yeux du soleil. 


– J'espère que t'as de bonnes chaussettes, dit-elle d'une voix éteinte en s'éloignant. 


Ulric l'oublia. Le regard vissé sur le guidon du fusil, la monotonie du no man's land l'aspirait. Les secondes qui passaient changeaient chaque bout de paysage en collie qui rampait. Les furtifs mouvements d'invisibles menaces dansaient au coin de ses yeux et se tenaient cois dès qu'il s'y attardait. 


Le canon du fusil antichar balayait un horizon chargé d'hostiles illusions. Le doigt d'Ulric tremblait, crispé sur la gâchette, à un sursaut de panique près d'en vider la chambre sur une cible au hasard. 


Le coup de feu ne claqua dans le no man's land qu'après que la balle n'eut arraché la toile de l'un des sacs de terre contre lequel s'appuyait Ulric. Son fusil resta silencieux. Il lui échappa des mains lorsqu'il se jeta à terre, aveuglé par la gerbe projetée par l'impact.


– CHEEEEEF !!! beugla Ulric d'une voix suraiguë. ON ME TIRE DESSUS !!! 


Le sergent William le trouva les mains sur la nuque, prostré à genoux. 


– Ben oui mon gars, tu t'attendais à quoi ? Que les collies allaient te laisser attendre leurs tanks bien gentiment pour que tu puisses les déglinguer comme le dimanche à la foire ? Faut garder la tête baissée, hein. Et t'inquiètes pas trop, sauf sur un coup de moule, à cette distance tu risques pas grand-chose. Allez, reprends ton poste. Et arrête de m'emmerder pour un rien.


Ulric se redressa sur ses pattes flageolantes. Il ne voulait pas reprendre son fusil. Il ne voulait pas remonter au parapet, ni contempler à nouveau le no man's land. Il voulait rentrer chez lui. Il voulait retourner au lycée et cueillir des morilles après les cours. 


Mais le chef William l'attendait, le visage dur, les poings posés sur les hanches. Ulric força sa main à agripper de la poignée du fusil abandonné et son épaule à se loger contre la crosse. Lentement, il leva la tête par-dessus le rebord de la tranchée. Juste assez pour regarder au-dehors. Alors seulement le sergent fit demi-tour. Et la pluie se mit à tomber. 


D'abord fine. La terre et les vêtements aspiraient les minuscules perles dès qu'elles s'y posaient. Bientôt, leur nombre et leur taille augmenta. Des couteaux humides frappaient la peau, claquaient contre les casques, imbibaient les tissus qui collaient à la peau. Tranchées et trous d'obus devinrent autant de mares dont le niveau sans cesse montait à mesure que l'averse s'intensifiait. 


Un éclair traversa le ciel. Quelques secondes plus tard et l'espace d'un instant, le grondement du tonnerre céleste masqua celui de l'artillerie.

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