Chroniques des Héros de l'Emblème
Chapitre 1 : L'œil du faucon et l'orgueil du lion
7558 mots, Catégorie: T
Dernière mise à jour 25/03/2021 10:00
Personnages :
Virion (Awakening) : Sous des airs de coureur de jupons, il s'agit du duc de Rosanne, un homme astucieux et empathique. Face à l'invasion imminente des troupes de Walhart le Conquérant, il lui propose sa vie en échange de la sécurité de son peuple, mais ce dernier refuse, préférant se battre. Pour éviter un massacre, il fait alors le choix de s'enfuir, quitte à passer pour un lâche.
Innes (The Saced Stones) : Le prince héritier du royaume de Frelia, réputé pour sa fierté et son mauvais caractère. Il se considère comme le rival d'Ephraim, le prince du royaume voisin, et le défie systématiquement pour prouver sa supériorité. Malgré cela, c'est un homme bon et juste qui se bat pour l'intérêt de sa nation et a su gagner la confiance de son peuple.
L'œil du faucon et l'orgueil du lion
Pour la quatrième fois depuis leur montée à bord du carrosse, Virion referma son miroir portatif d’un claquement sec. Profitant de la somptueuse et confortable banquette sur laquelle il était installé, il s’apprêtait à contempler de nouveau le paysage, mais le regard amusé de sa compagne l’en détourna.
« Bonté divine ! commença-t-il en affichant une mine satisfaite. Regardez-moi ce sourire ! Admettriez-vous enfin être captivée par ces traits virils ?
— Monsieur devrait savoir qu’il lui manque quelques crocs pointus et deux grandes ailes écailleuses pour cela. En revanche, la façon dont vous vous souciez de votre apparence me fascinera toujours.
— Zelcher, ma chère. Dois-je vous rappeler que nous sommes des invités ? En tant que duc de Rosanne, il est de mon devoir de me montrer irréprochable. Je ne puis me permettre de paraître négligé, en particulier si la plus ravissante vassale du continent entier de Valm se tient à mes côtés ! »
Une flatterie. Encore. La jeune servante aux cheveux roses en avait tellement entendu de la part de cet homme, qu’elle les considérait maintenant plus comme des plaisanteries, que comme de réelles tentatives de séduction.
Une plaisanterie réussie, puisque Zelcher, chevaucheuse de wyverne imperturbable en temps de guerre, s’en trouva désarmée et laissa s’échapper un rire qui parvint sans mal aux oreilles de son seigneur. Si elle abandonnait cette joute, nul doute qu’elle aurait droit à la ritournelle habituelle.
« Je comprends votre tracas, mais à mon tour, dois-je vous rappeler qui a choisi vos vêtements pour cette occasion, et vous les a préparés ce matin ? Ou peut-être devrais-je commencer par qui vous a coiffé, ou encore qui a attaché vos…
— Ciel ! s’exclama Virion, soudainement embarrassé. Arrêtez, je vous en prie ! Je croirais entendre ma gouvernante. Il est vrai que la qualité de vos choix esthétiques est indiscutable. Comme toujours, je m’en remets à vous. Pourrais-je, cependant, avoir l’audace de vous demander de garder tout cela pour vous lorsque nous arriverons ? J’aimerais éviter de me liquéfier de honte devant le Roi-sage de Frelia. Oh ! Et justement, regardez ! »
Zelcher tourna la tête pour suivre le regard de son interlocuteur. Le carrosse venait d’emprunter un virage et quitter l’agglomération, ce qui dégageait totalement l’horizon. A travers la fenêtre, on pouvait observer une forêt et des jardins très bien entretenus, mais surtout, un château fort. Un immense château fort, comme l’héritier de la maison Virion n’en avait connu que très peu. Tout petit noble qu’il était, il ressentait d’ici l’aura majestueuse de cette inexpugnable forteresse, tel un soldat inexpérimenté se retrouvant face à un général cuirassé.
« J’ai de la chance, estima le duc en esquissant un sourire. Le château de Frelia pourrait bien d’ores et déjà me faire frissonner. Mais il se trouve que par un heureux hasard, j’ai aussi dans mon champ de vision un ciel radieux, un paysage à couper le souffle, et une magnifique jeune femme pour me rappeler la douceur de ce monde. »
L’intéressée replanta alors ses yeux dans ceux du flatteur, et son regard lassé était bien plus expressif que toutes les répliques auxquelles elle aurait pu penser. Cette fois, ce fut Virion qui éclata de rire en observant sa mine consternée. Bon, si au moins cela lui permettait de décompresser, Zelcher pouvait bien lui laisser ce plaisir.
Le voyage se poursuivit à son rythme pendant une bonne heure, et la citadelle ne cessait de grandir à mesure que la voiture se rapprochait de sa destination.
Quand les deux invités eurent enfin l’occasion de poser pied à terre, après une dernière vérification de la position de son jabot par Virion, les lourdes portes d’entrée leur faisaient face. Celles-ci s’ouvrirent immédiatement dans un vacarme assourdissant, et derrière se tenaient quatre personnes luxueusement habillées. Deux adultes et deux enfants ; Virion et Zelcher comprirent sans peine qu’il s’agissait de la famille royale de Frelia.
L’originaire de Valm s’avança, accompagné de sa suivante. Dès l’instant où il eut passé la frontière, ses pas résonnèrent dans l’immense hall d’entrée et ses cheveux gris cessèrent de voler au gré du vent. A peine arrivés devant leurs hôtes, les deux personnages s’inclinèrent et présentèrent leurs respects.
« C’est un immense honneur pour moi de vous rencontrer, votre Majesté, commença le seigneur en usant de sa voix la plus raffinée. Et je crains que les mots ne suffisent pas à exprimer la pudeur que je ressens à l’égard de votre invitation. Virion, duc de Rosanne, pour vous servir. Et voici Zelcher, ma plus fidèle vassale.
— Veuillez accepter mes plus humbles salutations, votre Majesté, ajouta la servante dont le corps ainsi incliné se trouvait presque en parallèle avec le sol.
— Tout le plaisir est pour moi, répondit le Roi. À Frelia, nous nous efforçons de recevoir les archers de renom avec tout le respect qui leur est dû. Et votre réputation de plus grand archer de votre continent vous précède. »
Si Zelcher s’était trouvée dans un cadre moins formel, elle n’aurait certainement pas pu retenir un soupir. Plus grand fanfaron du continent, c’était certain, mais plus grand archer ? Si le talent à l’arc de son seigneur n’était plus à prouver depuis bien longtemps, elle espérait que cette réputation légèrement exagérée ne les mettrait pas dans l’embarras pendant leur séjour à Frelia.
Sa Majesté le Roi poursuivit après que le fameux archer d’élite et sa dame de compagnie se redressèrent.
« Permettez-moi de nous présenter. Je suis Hayden, roi de Frelia, et voici mon épouse. »
Les manières du couple royal étaient toutes aussi raffinées que leurs tenues. Malgré sa grandeur et sa présence imposante, le Roi-sage dégageait une impression de douceur, faisant honneur au titre que son peuple lui accordait. La cape qu’il portait semblait être un prolongement direct de ses longs cheveux à la teinte verte délavée, soigneusement attachés. Quant à son épouse, Virion eut beaucoup de mal à contenir sa nature de séducteur, tant son visage fin et élégant le mettait en émoi. Elle lui tendit la main avec un sourire, et par chance, le duc comprit immédiatement ce geste puisqu’il était aussi de coutume en Valm.
A nouveau il s’inclina, prit délicatement la main dont la douceur n’avait d’égale que celle de la soie la plus rare, et l’effleura du menton.
« Madame, on m’avait dit que la Pierre sacrée de Frelia était bien cachée. Pourtant, je crois bien que ce joyau se trouve juste devant mes yeux. »
Pendant un instant, Zelcher craignit qu’il n’aille trop loin et se prépara à l’interrompre, mais à sa plus grande surprise, Virion relâcha la main qui lui avait été proposée et n’en dit pas plus. Lorsque la reine répondit brièvement et complimenta leur apparence, la majordome se contenta de fermer les yeux et s’incliner légèrement une fois de plus, tout à fait surprise et honorée de recevoir une telle remarque de la part d’une personne de ce statut.
« Et voici nos enfants, continua Hayden. Innes, l’aîné, et Tana, la cadette.
— Bonjour Madame et Monsieur. »
La mignonne jeune fille venait d’offrir ses salutations d’une toute petite voix, mais avec une diction impeccable pour une enfant de son âge. Tout comme ses parents, son visage n’était que pureté et douceur, ce que Virion ne manqua pas de lui faire remarquer. Celui-ci s’en retrouva ravi au moment où la petite princesse lui offrit en retour son plus beau sourire, un sourire radieux et sincère. Cependant, elle décrocha bien vite son regard de l’archer d’élite pour observer sa servante, qui semblait la fasciner.
Alors que Zelcher lui accordait un clin d’œil discret, le prince prit la parole à son tour.
« Enchanté, dit-il d’un ton qui n’avait pas l’air enchanté le moins du monde. Je suis Innes, prince de Frelia. »
Sans rien ajouter ni même daigner regarder les convives, le garçon s’inclina lui aussi légèrement. Une telle attitude détonnait fortement avec le reste de la famille, et le duc de Rosanne, fort pris au dépourvu, ne sut trouver nulle réponse appropriée. Il se contenta d’un hochement de tête et d’un sourire hasardeux, pendant que le Roi excusait le comportement de son fils.
« Je suis navré, veuillez le pardonner. Innes est extrêmement méfiant pour un enfant, mais il a bon cœur. J’espère que les quelques jours que vous passerez ici ne manqueront pas de vous le prouver.
— Oh, mais j’en suis sûr ! s’empressa de répondre Virion. Vos enfants sont absolument charmants. Je suis tout aussi enchanté que vous, Votre Altesse royale.
— Bien, maintenant que les présentations sont terminées, que diriez-vous d’une petite visite du château avant de passer à table ? » proposa Hayden en s’écartant du passage et en invitant d’un signe de la main ses nouveaux amis à le suivre.
Le château de Frelia était aussi beau à l’intérieur qu’il était imposant à l’extérieur. Pour sa première venue sur le continent de Magvel, l’étranger était accueilli d’une manière telle qu’il n’aurait pu rêver plus à son goût. Malgré son statut de noble de seconde importance, Virion usait parfaitement de son art de l’élocution qu’il avait cultivé avec soin, pour se sentir à l’aise et échanger avec son hôte, respectueusement certes, mais aussi dans la plus grande convivialité. Et s’il commettait un faux pas, il savait pouvoir compter sur sa fidèle Zelcher pour l’arrêter à temps.
Cela ne se produisit que rarement, et loin de constituer une gêne, l’intervention de la majordome se révéla une source de discussion intéressante concernant les différences de culture entre Valm et Magvel. En effet, dans cette partie du monde, il était impensable qu’un vassal se permette d’interrompre son seigneur au beau milieu d’une conversation, et encore moins une femme. Virion en profita pour chanter les louanges de la concernée, affirmant qu’il s’estimait très chanceux d’être aussi bien accompagné. A aucun moment le Roi-sage ne se servit de son titre pour imposer sa propre opinion : il avait dit plus tôt que Frelia traitait ses invités avec tout le respect que ceux-ci méritaient, et il n’avait pas menti.
Ce sujet dura au point où il ne changea pas, même lorsqu’ils se retrouvèrent tous autour de diverses spécialités culinaires du royaume.
Hayden faisait preuve d’une ouverture d’esprit sans pareille. Son épouse semblait plutôt réservée et n’intervint que très peu ; il était facile pour le natif de Rosanne d’en deviner la raison, au vu des différences d’éducation données aux jeunes garçons et aux jeunes filles à Frelia. Cette éducation n’avait pas l’air d’être entamée sur la petite dernière de la famille royale, car celle-ci, toute pétillante, au contraire de sa mère, s’était prise de passion pour Zelcher et s’assit à côté d’elle afin de la bombarder de questions. La redoutable guerrière lui répondait avec toute la douceur du monde et accepta même de l’accompagner pour qu’elle lui montre les tapisseries de la salle à manger.
Ce spectacle fit presque complètement fondre le cœur fragile de Virion, qui portait à ses lèvres une tasse de thé en levant l’auriculaire. Finalement, le seul être qu’il n’arrivait pas encore à sonder dans cette pièce était le jeune fils de la maison. Le prince Innes n’avait plus décroché un mot depuis leur arrivée, et souvent, le duc le surprenait en train de l’observer d’un regard aussi aiguisé que celui d’un aigle. Il s’agissait bien de la première fois qu’il voyait un enfant aussi jeune méfiant à ce point.
« Ce repas était exquis, Votre Majesté. J’ai eu l’impression de goûter à un nouveau trésor du territoire de Frelia à chaque bouchée. Et si je puis me permettre, ce n’est pas peu dire, si l’on prend en compte les compétences de ma cuisinière.
— Oh, ainsi votre servante s’occupe aussi de la préparation des repas ? demanda le Roi qui avait bien compris à qui faisait allusion son interlocuteur. Impressionnant. Vos qualités en tant que seigneur et vassale semblent parfaitement complémentaires. Quoi qu’il en soit, j’accepte avec plaisir vos compliments. Et puisque nous parlons de compétences, la transition m’a l’air toute trouvée pour vous proposer la suite. »
La suite ? De quoi voulait-il parler ?
Virion n’eut pas le temps de poser la question, puisque Hayden appela aussitôt ses serviteurs et ceux-ci débarrassèrent la table en moins de temps qu’il ne fallait pour le dire, ne laissant plus que les tasses de thé. Bientôt, un dernier domestique s’approcha de la table. Les mains gantées, il portait soigneusement un objet mystérieux caché sous un drap de velours. Un objet dont la forme et la taille laissait deviner qu’il était relativement lourd.
Le majordome déposa l’objet sur la table et retira le drap avec précaution. L’invité aux cheveux gris laissa apparaître un sourire franc sur son visage au moment où il reconnut le pavé de bois quadrillé qui venait d’être révélé. Il s’agissait d’un jeu de stratégie qu’il affectionnait tout particulièrement.
« Ma parole, Votre Majesté ! lança-t-il instinctivement, non sans cacher une certaine satisfaction. Vous vous êtes bien renseigné ! Mais que désirez-vous au juste, en me présentant ce plateau de jeu ?
— Vous n’êtes pas seulement un archer de renom, Virion de la maison Rosanne. J’ai également entendu dire que vous étiez un as des jeux de stratégie. Figurez-vous que ceux-ci me passionnent tout autant. Malheureusement, je ne puis trouver un adversaire digne de moi car tous mes subordonnés choisissent de me concéder la victoire, par peur de représailles si je venais à perdre. M’accorderiez-vous une partie, en donnant tout ce dont vous êtes capable ? »
Virion avait réussi à garder une apparence raffinée jusque là, mais en entendant tous ces compliments de la bouche d’un roi, son égo gonfla d’un coup. Il était fier comme un paon, et plus en état de refuser la moindre requête du Roi-sage.
« C’est avec grand plaisir que j’accepte votre défi, Majesté. Ou devrais-je dire, cher adversaire ? se permit-il d’annoncer en lui lançant un regard déterminé. Je vous en accorderai dix si tel est votre souhait, et je vous le garantis, je frapperai avec la noblesse du lion, et défendrai avec la grâce du cygne !
— Je vois, répondit Hayden après un rire spontané. J’imagine que les cygnes de Valm sont de bons défenseurs. Dans ce cas, je vous souhaite une bonne partie. »
En deux temps trois mouvements, les pièces furent placées et la partie débuta. C’est alors que la présence d’un troisième individu se fit sentir : le prince Innes s’était installé à côté de son père et observait la partie avec une concentration qui aurait même pu être supérieure à celle des deux joueurs. Son regard affûté était bien trop pesant pour être celui d’un enfant habituel. Virion avait l’impression d’être constamment jugé par ce petit être royal.
Heureusement, il en fallait plus pour le déconcentrer.
La partie, rythmée par le son des pièces joliment sculptées frappant le tablier de jeu, s’allongea plus que l’archer ne l’avait supposé. Le roi Hayden se révélait un adversaire digne, un tacticien astucieux, aussi les défaites de ses subalternes pouvaient s’expliquer autrement que par une peur de gagner. Néanmoins, Virion n’était pas de cette trempe. Coup après coup, manœuvre après manœuvre, capture après capture, il prépara le terrain en sacrifiant ses troupes pour mener son opposant aux endroits désirés, lui laissant croire qu’il prenait l’avantage, et tout à coup, fondit sur son commandant. Lorsque Sa Majesté prit conscience de ses erreurs, il était déjà trop tard.
« Eh bien ! déclara fièrement le noble de Rosanne. Il semble que la partie touche à sa fin. Échec et mat, mon cher Monsieur !
— Impressionnant, fit le Roi après s’être accordé quelques secondes de réflexion supplémentaires. Votre stratégie est certes originale, mais très efficace. Mes félicitations.
— Nul besoin de tant d’éloges, Votre Majesté. J’ai moi-même été soufflé par la dignité de votre jeu, et je vous prie de me croire quand je vous affirme que vos serviteurs n’ont pas peur de triompher de vous, mais bel et bien de se faire rosser ! dit Virion en s’apprêtant à analyser la partie. Cela dit, un tel style de jeu apporte avec lui des failles. Voyez-vous, il y a quatre tours, quand…
— Je vous défie. »
Le duc avait les yeux rivés sur le plateau, mais ses oreilles ne le trompaient pas : cette voix n’était pas celle du Roi-sage. Il leva un regard intrigué pour découvrir les deux yeux perçants du jeune prince le scruter sans aucune retenue. Hayden ne semblait pas moins choqué par cette intervention que Virion, mais ce dernier ressentit instantanément l’âme du compétiteur à l’intérieur de cette enveloppe corporelle encore juvénile. Cela lui plaisait beaucoup. Il renvoya ce même regard à l’enfant.
« Innes, voyons ! s’interposa le père de famille. Est-ce là une manière de s’adresser aux invités ? Où est passée ton éducation, jeune homme ? Silence, maintenant.
— Excusez-moi, père. »
La flamme qui animait le visage du garçon s’éteint après les réprimandes de son paternel. Toutefois, loin d’être offensé, Virion croisa les bras, soupira d’un air las et choisit de prendre la défense d’Innes.
« La fougue de la jeunesse, quelle qualité. dit-il au roi de Frelia. Oserais-je vous demander de lui accorder votre autorisation pour une partie ? Votre fils semble avoir de l’énergie à revendre, et ma présence ici est limitée. Je vous en conjure, Monseigneur, laissez-le mettre cette énergie à profit. »
À ces mots, Son Altesse releva la tête et attendit la réaction de son père. Celui-ci accepta finalement la demande de son précédent adversaire, en exigeant cependant à l’enfant de faire preuve de respect.
Les deux membres de la famille échangèrent leur place, et une nouvelle partie fut lancée. Inutile de s’attarder sur sa description, néanmoins, car le niveau du jeune joueur était bien trop bas pour tenir tête au stratège expérimenté à qui il faisait face. Virion put bien deviner occasionnellement des esquisses de coups excellents pour quelqu’un de son âge, mais il l’écrasa sans peine.
Innes choisit même de ne pas jouer son dernier coup, sachant pertinemment que celui-ci ne le mènerait qu’à la défaite.
« J’ai perdu, admit-il.
— Merci pour cette escarmouche, Votre Altesse, dit Virion en plaçant de nouveau les quelques pièces capturées sur le plateau de jeu. Alors, votre curiosité est-elle satisfaite ?
— J’ai toujours perdu contre père, et je n’ai jamais vu père perdre avant aujourd’hui, reprit Innes après un silence. Et pour laver notre honneur, il me faut maintenant devenir aussi fort que vous.
— Bigre ! s’exclama Virion qui recommençait à être un peu gêné par la tournure des événements. Je crains que vous ne preniez toute cette histoire trop au sérieux, Votre Altesse. Loin de moi l’idée de salir le prestige de la maison Frelia, je vous le promets.
— Ce n’est pas… commença l’apprenti stratège avant de se rappeler qu’il devait mieux choisir ses mots sous l’œil avisé de son père. Bien sûr, je comprends. Mais si je veux devenir un grand tacticien, je dois apprendre des meilleurs. C’est pour ça que je vous défie encore. Je vous défie dans une compétition de tir à l’arc. »
Avait-il bien entendu ? Le prince perdait-il la raison ?
Virion fut si surpris par cette proposition qu’il faillit tomber de sa chaise. Le jeune Innes venait d’essuyer un échec en le défiant à un jeu de stratégie, et il espérait à présent le faire tomber en le battant dans le domaine sur lequel il excellait ?
Mais celui-ci ne s’arrêta pas en si bon chemin, puisqu’il poursuivit sa requête.
« Et si je gagne, je vous demande de m’enseigner tout ce que vous savez sur la stratégie. »
Pour masquer sa nervosité passagère face à une telle impudence, Virion remit en place son jabot et s’éclaircit la gorge. Il croisa le regard du roi Hayden et comprit qu’il avait bien remarqué sa gêne, mais prit la parole avant que ce dernier n’ait l’occasion d’étouffer le second défi lancé par sa progéniture.
« Ne vous en faites pas, Monsieur, déclara l’archer de Valm en retrouvant son sourire. Je trouve cette proposition très intéressante, en réalité, et intrigante.
— Eh bien, hésita Hayden, pour être honnête avec vous, il est vrai qu’Innes est un archer hors-pair et possède indiscutablement un don exceptionnel. Il me surpasse d’ailleurs déjà en ce qui concerne le tir sur cible immobile. Si vous n’y voyez pas d’inconvénient, je suis certain que cela lui sera riche d’enseignement.
— Voyez-vous cela ! C’est encore plus excitant présenté ainsi ! fit joyeusement Virion en réaffrontant le regard déterminé du garçon. Dans ce cas, gageons ! Nous nous affronterons au tir sur cible immobile, et si vous l’emportez, je m’engage à vous donner des leçons de stratégie. Parole de noble ! »
Il présenta sa main droite au dessus du tablier de jeu, et pour la première fois, il vit les commissures des lèvres de l’héritier de Frelia se relever, alors que ce dernier scellait leur accord d’une poignée de main ferme.
« Merci, Monsieur le duc. »
Quand la nuit tomba et que tout le monde gagna sa couche, le cadre de cet affrontement avait été déterminé. Il aurait lieu le lendemain après-midi, en public, après la démonstration de tir effectuée par Virion lui-même et qui constituait l’une des raisons de sa venue. C’est le prince qui avait insisté pour que le duel puisse être vu par le plus grand nombre
Et maintenant, il aurait dû s’en douter, le duc se faisait sermonner par sa servante, à tel point qu’il se demandait si les bougies situées de part et d’autre du chemin emprunté n’avaient pas été allumées par les paroles brûlantes de sa majordome.
« Monsieur, vous n’auriez pas dû accepter, avait dit Zelcher alors qu’ils grimpaient des escaliers pour se rendre dans leurs chambres respectives.
— Je le sais.
— Réfléchissez aux conséquences. Vous allez infliger une défaite à un pauvre enfant devant toute la noblesse du royaume. Et dans le cas improbable où vous perdiez, vous pouvez dire adieu à votre honneur.
— Je sais bien, ma douce Zelcher, répéta-t-il en feignant de se frotter la tête comme s’il avait une migraine. Mais vous me connaissez. Si vous n’êtes pas là, il m’arrive trop souvent d’agir avant de réfléchir. Et vous sembliez ma foi forte occupée ! Cette enfant avait l’air adorable.
— Oh, elle l’était, confirma Zelcher. La petite Tana est très mignonne. Elle n’a eu de cesse de me poser des questions sur Minerva, et sur les wyvernes en général. Mais n’essayez pas de changer de sujet, Monsieur. Je compte sur vous pour trouver un moyen de rendre cet affrontement serré. Vous n’avez simplement pas le droit d’écraser Son Altesse en public.
— Par tous les dieux, je vous le promets ! Fichtre, dans cette pénombre, votre mine autoritaire ferait regretter une Ombre d’être revenue à la vie. Pouvez-vous plutôt me faire un joli sourire et me souhaiter une bonne nuit ? Je trouverai un moyen. Parole de noble. »
Quelques secondes de silence, pendant lesquelles Zelcher jaugea de l’honnêteté de cette réponse. Puis, apparemment satisfaite, elle obtempéra.
« Dans ce cas, tout va bien. Passez une bonne nuit, Monsieur.
— Bonne nuit de même, très chère ! »
Les deux individus se séparèrent, ouvrirent chacun la porte de leur chambre, et bientôt leurs visages qui étaient visibles à la lueur des bougies placées dans le couloir s’évanouirent dans l’obscurité.
Le lendemain, l’archer de Valm effectuait sa démonstration de tir comme prévu, devant une bonne centaine d’invités. Le temps était clair, de rares nuages voilaient parfois le soleil, et une agréable brise caressait sa peau et se faufilait entre ses cheveux bien coiffés, dont la couleur s’accordait à l’argenté de son arc préféré.
Virion ne manqua pas à sa réputation. À l’instant même où une nouvelle cible était lancée, il armait son arc, la suivait du regard puis se mettait à sourire, pendant que les spectateurs retenaient leur souffle et osaient à peine porter le verre qu’ils tenaient à leurs lèvres. Il relâchait alors la traction exercée sur la corde, et un imperceptible trait d’ivoire brisait la cible d’argile à son point culminant, dans un éclat des plus limpides. On entendait alors les applaudissements de la foule et les remerciements exagérés du tireur qui la saluait avec déférence. Puis il portait la main droite, toute gantée de blanc, à son carquois, saisissait une nouvelle flèche et recommençait l’opération pour une, deux, voire trois cibles simultanées.
L’exercice fut fatiguant, mais non moins satisfaisant. Et lorsqu’il fut achevé, le souverain leva les bras pour attirer l’attention et prit la parole, après avoir félicité l’invité à de nombreuses reprises.
« Merci à tous pour votre présence ! Néanmoins, je vous prie de nous accorder un peu plus de votre temps. Vous venez d’assister à une prestation de haute volée par le duc de Rosanne, du continent de Valm. Hier, mon fils, le prince Innes, a défié ce bon seigneur dans une compétition de tir sur cible immobile. Ce duel va avoir lieu maintenant ! annonça-t-il solennellement avant de désigner un homme d’Eglise moustachu qui se situait non loin. Père Moulder s’occupera de consigner cette rencontre par écrit.
Pendant qu’il énonçait son discours et que des serviteurs se chargeaient de préparer le terrain, le jeune prince s’avança au milieu de l’espace laissé vide par la foule, et la salua. Il avait revêtu sa plus belle tunique d’archer pour l’occasion, bleue pâle entourée de bordures dorées, et ses bottes de cuir comme s’il s’apprêtait à chasser. Cette apparence et son arc lui donnaient fière allure, aussi celle-ci lui valut des exclamations de surprise et des applaudissements de la part du public. Bien qu’il restait un enfant dont la voix n’avait pas encore mué et qui ne mesurait qu’un peu plus de la moitié de la taille de son adversaire, sa prestance n’avait rien à lui envier.
Virion s’était approché de sa suivante pendant que toute l’attention était dirigée vers Son Altesse. Il retira temporairement son équipement, fit quelques étirements, accepta la gourde que lui tendait Zelcher pour se désaltérer, puis saisit son arc et ses flèches avant de s’avancer jusqu’au devant de son rival du jour.
« Votre Altesse ! Votre élégance en ce jour n’a d’égale que votre assurance ! flatta l’étranger. Je crains de n’avoir déjà perdu le duel de dandysme !
— Rassurez-vous, répliqua le Prince en levant la tête pour regarder son ennemi dans les yeux. Nous allons nous affronter dans un concours de tir à l’arc et non de beauté. Je m’attends à ce que vos compétences soient moins discutables pour le premier qu’elles ne le sont pour le second. »
Plaît-il ?
Virion regarda Zelcher du coin de l’œil. Malgré la distance qui les séparait, elle avait tout entendu et venait de pouffer suite à la moquerie osée du jeune garçon.
« Diantre ! Votre langue est aussi acérée que votre esprit quand votre père ne peut vous entendre, dit un Virion choqué par la gifle mentale que son cadet lui avait infligée. Mais trêve de joutes verbales, voulez-vous ? Il me semble que notre public s’impatiente !
— Je suis d’accord. Commençons. »
Les compétiteurs s’inclinèrent respectueusement face à face, puis en direction du public. Virion insista auprès de l’enfant pour lui laisser l’initiative, mais ce dernier ne lui céda pas le privilège du choix et préféra être le second à tirer.
Les deux individus se trouvaient dans des positions bien différentes. Le prince Innes avait tout à prouver. En revanche, la victoire paraissait à ce point acquise, aux yeux du fameux archer de Valm, qu’il accepta finalement sans trop de résistance d’endosser le rôle du premier à chaque fois. Peu lui importait.
La première cible ronde installée se situait à une vingtaine de mètres de la marque sur laquelle les archers devaient poser leur pied le plus en avant. Ce n’était évidemment qu’une formalité pour Virion. Tout en élégance, il saisit délicatement une flèche, caressa ses plumes en la passant à la corde, et arma sans se presser son arc noir comme l’ébène qui paraissait absorber toute la lumière environnante. Le son de la flèche décochée se confondit avec celui de la brise qui passait au même moment, et le claquement étouffé caractéristique de la pointe d’une flèche se fichant au cœur d’un cible fut à peine audible. En réalité, la majeure partie des spectateurs n’avait même pas réalisé que Virion avait tiré.
Il se décala et invita d’un geste galant le Prince à venir prendre sa place.
Innes s’y rendit d’un pas assuré. L’herbe qui semblait avoir à peine senti le poids de l’adulte qui se tenait là une poignée de secondes plus tôt, s’écrasait sous les bottes de cuir de l’enfant. À peine eût-il posé le pied gauche sur la marque qu’il empoigna une flèche de son carquois en manquant d’en faire tomber d’autres au passage et la fit tournoyer au dessus de sa tête en se plaçant de profil. En ce qui n’eût l’air que d’un seul mouvement, le fils du Roi positionna son arme, tendit la corde et décocha la flèche, dont l’intensité du sifflement lorsqu’elle fendit l’air ne fut égalée que par le claquement sec de la pointe s’enfonçant dans la cible. Cette fois-ci, ce fut à cause de la vitesse de l’action que les spectateurs ne parvinrent pas à suivre le tir des yeux, et tout ce qu’ils découvrirent, non sans stupéfaction, était le projectile du prince ayant pénétré celui de son prédécesseur pour prendre sa place en plein centre.
« A votre tour. » déclara-t-il implacablement avant de s’écarter.
Le public manifesta bruyamment l’impression laissée par le tir parfait de leur futur souverain, et pourtant, le premier concerné dans cette histoire, et aussi le plus époustouflé par cette performance, se tint immobile et silencieux pendant quelques instants. Ce qui était déjà, en soi, un réel exploit, car rendre bouche bée un personnage aussi éloquent n’était pas une possibilité accordée à n’importe qui.
Virion réussit à se remettre du spectacle auquel il venait d’assister, mais, alors que des serviteurs du roi s’occupaient d’éloigner la cible davantage, il demeurait pensif. Si le garçon avait vraiment eu l’intention de lui envoyer ce message, alors il se pourrait bien qu’il l’ait sous-estimé.
Les deux adversaires ne s’adressèrent plus la parole à partir de cet instant. Tout d’abord pour garder leur concentration maximale, mais également parce qu’ils n’en avaient plus besoin. Bien que les manches suivantes se révélèrent moins caractéristiques et contrastées que la première, le langage mystérieux des archers rendait tout échange oral absolument superflu. La posture, la manière de tirer, la sueur, les tremblements, le frottement de leurs doigts contre le bois souple, un univers entier de signes qu’eux seuls étaient en mesure de distinguer se dévoilait. A chaque fois que la cible s’éloignait, leurs styles s’exprimaient et intensifiaient l’ambiance, telle la corde d’un arc sur laquelle on exerce une traction toujours plus importante. La finesse et la souplesse de Virion résultaient en des tirs qui fondaient dans les airs et s’harmonisaient avec la nature, comme si l’archer n’osait pas la réveiller. Mais immédiatement après, Innes décochait sa propre flèche, faisant hurler le vent et taire le chant des oiseaux.
Ces styles s’affrontèrent puis, à mesure des tirs, se respectèrent et devinrent complémentaires pour offrir aux témoins le plus beau spectacle de tir à l’arc de leur vie.
Cependant, une telle beauté ne pouvait être qu’éphémère.
Virion et Innes faiblissaient. Cela faisait presque une heure qu’ils se confrontaient l’un à l’autre, et aucun des deux ne s’avouait vaincu.
L’enfant, naturellement moins fort, devait produire des efforts surhumains pour se maintenir au même niveau que son ennemi, mais le duc, de son côté, accumulait la fatigue de cet exercice et du précédent sur les cibles mobiles.
Les bras commençaient à trembler. Les jambes même, parfois, flageolaient. Et surtout, l’esprit de compétition du duc avait complètement pris le pas sur sa raison et la promesse qu’il avait faite la veille à sa chère majordome.
Un coup d’œil vers le prince aux cheveux verts lui confirma qu’en continuant ainsi, ni l’un ni l’autre n’arriveraient à se départager et ils tomberaient de fatigue avant le dénouement de l’affrontement.
C’était à son tour de tirer. Dans un sursaut d’orgueil, et à la grande surprise d’Innes, il prit la parole d’une voix forte.
« Messeigneurs, comme vous pouvez le constater, ni le prince ni moi-même n’avons l’intention de céder la victoire ! cria-t-il en arborant un sourire malicieux. De toute évidence, cette distance de tir n’est toujours pas digne de notre talent, et je suis certain que Sa jeune Altesse en conviendra.
— Oui, il semblerait, répondit Innes qui restait méfiant mais avait un orgueil bien trop important pour réfuter.
— C’est la raison pour laquelle je vous fais la proposition suivante : éloignons la cible. Disons… du double de la distance à laquelle elle se trouve actuellement. »
Le double ?! Innes n’en croyait pas ses oreilles. La cible était déjà bien lointaine. Si elle se retrouvait placée deux fois plus loin, il n’aurait aucune chance de la toucher. C’était très astucieux de la part du duc. Il tirait partie d’un point que le jeune Innes considérait jusqu’à maintenant comme une qualité des plus pures : la fierté. Virion savait que cette fierté empêcherait l’enfant de refuser sa proposition, et ainsi, il était en mesure de consacrer ses dernières forces à un ultime tir, physiquement impossible à réaliser pour son opposant.
Des voix indignées commencèrent à s’élever parmi le public, mais le Prince les fit taire immédiatement.
« Vous l’avez entendu, non ? adressa-t-il à l’intention des serviteurs de son père. Déplacez la cible deux fois plus loin. »
Ils s’exécutèrent, et quelques minutes plus tard, le cadre de leur dernier combat était prêt.
La cible n’était tout simplement plus visible à l’œil nu pour la quasi-totalité des spectateurs. Virion lui-même était incertain de sa position. Lorsqu’il prit place sur la marque au sol, un silence religieux s’installa. Le vent s’arrêta de souffler, les animaux ne firent plus aucun bruit, même le soleil se cacha derrière un épais nuage. L’expert de l’arc se concentra jusqu’à enfin réussir à repérer un point à l’horizon qui ressemblait à l’objet de sa convoitise. Il ne le quitta pas du regard et arma son arc avec force. D’aussi loin qu’il se souvienne, jamais il n’avait tiré sur sa corde en employant une telle énergie, tant et si bien qu’il eût la désagréable impression d’entendre le bois de l’arc craquer. Mais peut-être étaient-ce en réalité ses muscles qui lâchaient ? Quelques gouttes de sueur perlèrent de son front, et il cligna des yeux à de nombreuses reprises tout en reprenant tant bien que mal le contrôle de son bras tremblotant. Finalement, il relâcha la tension.
La flèche vola, perdit de la vitesse, et s’engouffra dans l’horizon. Quelqu’un y fut envoyé pour constater le résultat : la cible était touchée. La flèche penchait, comme moyennement convaincue par sa propre performance, et avait sûrement été à deux doigts de filer au dessus, mais elle était bel et bien plantée dedans.
Incapable de retenir la pression plus longtemps, Virion libéra un long soupir en s’écartant, pendant que les nobles présents poussaient des « Oooh ! » d’ébahissement.
Innes, après avoir observé minutieusement les moindres gestes de son adversaire, chemina à son tour jusqu’à la marque. Dans un premier temps, sans flèche, il tendit la corde au maximum. Ce qu’il craignait se produisit : son arc était trop petit pour qu’une flèche puisse atteindre une cible aussi lointaine. Il avait déjà perdu, avant même de commencer.
Il détendit la corde et se tint debout, immobile et silencieux face à l’horizon, pendant de longues minutes. Personne ne savait s’il abandonnait et qu’il n’osait prononcer les mots menant à sa défaite, ou s’il continuait de chercher un moyen d’y arriver.
Cependant, quoi qu’il en soit, aucun être présent ne s’attendait à la décision qu’il s’apprêtait à prendre.
Après une interminable attente, le jeune archer retira lentement une flèche de son carquois. Il posa son extrémité sur la corde, et leva ses bras comme s’il cherchait à transpercer la voûte céleste. Il arma son arc. L’instant d’après, le trait sembla disparaître dans les cieux.
« Vous pouvez aller chercher la cible, affirma Innes en tournant les talons.
— Ma foi, commença un Virion à la fois décontenancé et soulagé, vous n’avez pas démérité, Votre Altesse. Je dois avouer que…
— Je ne vois pas de quoi vous voulez parler, sire Virion. Que diriez-vous de commencer les leçons dès ce soir ?
— Plaît-il ? »
Cet enfant était-il effronté au point de croire qu’il avait réussi un tir en cloche à une telle distance ? Tout dans le respect, l’archer venu de Valm lui accorda tout de même le bénéfice du doute et patienta jusqu’au retour du serviteur, persuadé du résultat.
Les cris de la foule le sortirent de sa torpeur, et c’est d’un regard médusé qu’il constatait le succès du prince de Frelia.
Non contente d’avoir atteint la cible, sa flèche se trouvait à l’exact centre de celle-ci. Une prouesse qui n’avait pourtant été réalisée que peu de fois au cours de cette compétition.
Les yeux écarquillés, à genoux sur l’herbe, l’adulte n’arrivait pas à y croire. Cela n’empêcha pas le jeune prodige de lever le poing pour symboliser sa victoire écrasante.
« Pour Frelia ! » cria-t-il, et tous ceux qui avaient assisté à ce véritable miracle se mirent à répéter « Pour Frelia ! Pour Frelia ! ».
Zelcher s’approcha de son seigneur et posa une main sur son épaule.
« Monsieur, fit-elle d’une voix compatissante. vous avez été exceptionnel. Avoir sélectionné un arc que vous n’utilisez pas habituellement en prévention de votre esprit de compétition était une brillante idée.
— Ah, répondit tristement Virion en forçant un sourire du mieux qu’il le pouvait. Vous avez donc remarqué, ma chère… oserais-je vous demander de garder cela pour vous ?
— Naturellement, Monsieur, mais à une condition. Levez-vous et comportez-vous en digne noble de la maison Rosanne. Vous avez été excellent, mais ce garçon est un prodige et mérite tout votre respect.
— Vous avez raison, comme toujours, ma douce Zelcher. »
La majordome l’aida à se relever et épousseta rapidement ses habits. Lorsque Virion se retourna, Innes l’attendait, raide comme un piquet, les bras croisés. Il s’avança à sa hauteur et lui tendit la main. A ce moment précis, il ne le traitait plus comme un prince ou comme un enfant, mais comme un grand archer qui l’avait battu à son propre jeu.
Et le prodige du royaume de Frelia s’en rendit compte et accepta cette poignée de main, d’homme à homme, en arborant le premier sourire venu de son cœur depuis l’arrivée du duc.
Enfin, Virion admit sa défaite de la manière la plus représentative possible.
« Pour Frelia ! »
Ainsi s’achève cette chronique. Celle d’un homme expérimenté dont la noblesse s’exprimait aussi bien par son apparence que son âme ; et d’un génie, possesseur de l’œil du faucon et de l’orgueil du lion, qui ne deviendra pas seulement un souverain aimé et un archer extraordinaire, mais aussi l’un des plus grands stratèges de son temps.