LE MERCENAIRE
Avant-propos
L'auteur souhaite préciser que ce récit relève entièrement de la fiction et ne contient aucune référence à des situations réelles. Toute similitude entre les personnages et des individus existants, ou entre les événements relatés et des faits divers authentiques, serait le fruit du pur hasard.
CHAPITRE 1 - POLACK
Polack était étendu sur une surface moelleuse, bien plus douce que ne devrait l'être un lit d'hôpital où, selon toute vraisemblance, il aurait dû se trouver. Il se remémorait avec précision ses derniers instants avant que les ténèbres, à la fois brûlantes et lumineuses de l'explosion, ne l'engloutissent. Toute son expérience militaire lui criait qu'après un tel événement, ce n’était point un matelas qu’il eût dû avoir sous son dos, mais au mieux les planches de sapin d'un cercueil réglementaire, et au pire les sols accidentés du pays de sa dernière mission.
***
Polack rejoignit la Légion Étrangère comme on entre en religion, répondant à l'appel de son cœur, attiré par la promesse d'une existence riche en aventures et l'espoir de voir ses méfaits, modestes ou considérables, effacés de son casier judiciaire. Naturellement, dès son incorporation, il éprouva les limites de la patience de sa hiérarchie. Pour commencer, il prétendit être polonais, ce qui n'était que partiellement exact – il ne l'était que par l'un de ses grands-pères – et ne comprendre un traître mot de ce qu'on lui disait. On l'envoya suivre des cours de français, où il se trahit rapidement en envoyant au sol l'instructeur après une blague salace, que ce dernier avait formulée sur les Polonais, anecdote que la recrue Polack n'était même pas censée saisir. Cette incartade lui valut deux semaines de cellule disciplinaire assorties d'une précieuse leçon : ne jamais mentir à ses supérieurs, ou si par malheur cela arrivait, ne jamais se faire prendre.
Il en conserva également le surnom de Polack, au grand désespoir des véritables Polonais qui tentèrent de remédier à cette situation déplorable en le surnommant plutôt Quarteron, en référence à son unique quart de sang polaque, sans jamais y parvenir.
Par la suite, il tenta la boisson, et non des simples sodas, les rixes et l'insubordination. Il fréquentait si assidûment le mitard qu'il en vint à connaître chaque carreau au sol et chaque fissure dans les murs. Lassé des sanctions, il rentra dans les rangs et devint un soldat non seulement fiable mais exemplaire. Il participa à toutes les opérations de la Légion, qu'elles fussent connues du grand public ou non. Fut envoyé suivre un stage commando, reçut le grade de sergent, ne souhaitant pas s'élever davantage. Et au terme de vingt années de bons et loyaux services, décida de ne pas renouveler son contrat pour la cinquième fois.
La vie civile s'avéra plus éprouvante que la Légion pour Polack, qui se retrouva confronté à un choix professionnel limité : les sociétés de gardiennage ou le métier de garde du corps. Ces options revenaient essentiellement au même, il devrait assurer une surveillance, la seule différence étant que dans un cas il protégerait des biens, dans l'autre des personnes. Ni l'une ni l'autre de ces perspectives ne l'enchantait véritablement.
Son aspiration la plus profonde, celle qu'il gardait soigneusement cachée au fond de son cœur, était l'ouverture d'un dojo. Il s'imaginait déjà accueillant ses élèves, leur transmettant son savoir et recevant en retour gratitude et rémunération généreuse.
Hélas, rien n'étant gratuit en ce bas monde, les fonds lui faisaient cruellement défaut et les établissements bancaires refusaient obstinément de lui accorder un crédit. Dès que cette montagne de muscles à la petite tête franchissait le seuil de leurs bureaux, les valeureux banquiers trouvaient des arguments imparables pour refuser tout investissement. Son crâne rasé de si près qu'il était impossible de discerner la teinte originelle de sa chevelure et des yeux minuscules profondément enfoncés sous un front étroit n’inspiraient pas une confiance sans limite. Les financiers étaient confortés dans leur décision lorsqu'ils entendaient la chaise gémir sous son poids et voyaient ses bras démesurément longs et épais comme des jambonneaux se poser sur leur table de travail.
Eh bien, qui voudrait réellement risquer son argent pour ce primate, qui leur paraissait aussi dépourvu d'intelligence que brutal ? Ce jugement était aussi injuste qu’erroné.
Certes, Polack ne représentait pas un modèle de beauté masculine, ce qui, du reste, ne l'affligeait guère - conformément à l'adage militaire qu'il avait adopté : "un vrai homme se doit d'être puissant, puant et velu." - lui qui réunissait deux tiers de ces attributs, la puanteur en moins, se considérait comme un spécimen remarquable, opinion que la gent féminine semblait d'ailleurs partager.
En matière d'intelligence, non plus, il n'avait rien à envier à personne. Contrairement aux idées reçues sur les militaires et malgré son allure de gorille à peine dégrossi, il possédait un esprit vif. Bien que sa scolarité se soit arrêtée après le baccalauréat – obtenu avec mention, d’ailleurs, – il n'avait jamais cessé de s'instruire. Autodidacte passionné, il lisait beaucoup dès qu'il en avait l'occasion. Sa hiérarchie, reconnaissant ses capacités intellectuelles, lui confiait régulièrement la planification d'opérations. Ces missions n'étaient peut-être pas les plus stratégiques, mais elles restaient significatives.
***
Déçu par les promesses non tenues de la vie civile, Polack se retrouvait dans une situation idéale pour changer de cap. Sans attaches familiales ni obligations matrimoniales – fidèle à la réputation des Légionnaires qui, à l'image des marins, collectionnaient les conquêtes dans chaque lieu de passage – il décida de mettre à profit ses compétences militaires sur le marché privé. Le métier de mercenaire s'offrit à lui comme une évidence.
Après quelques recherches et contacts établis grâce à son réseau d'anciens frères d'armes, il intégra une unité mercenaire de taille modeste mais réputée pour son professionnalisme. Cette structure lui garantissait non seulement des missions variées et stimulantes sur le plan opérationnel, mais également une rémunération substantiellement supérieure à ce qu'il avait connu jusqu'alors.
À chaque virement sur son compte bancaire offshore, Polack voyait se rapprocher son rêve de longue date : ouvrir son propre dojo. Cette ambition, qui s'était progressivement estompée durant ses années de galère civile, brillait désormais d'un nouvel éclat à l'horizon.
Et voilà, le montant nécessaire était presque assemblé. Encore une dernière petite mission et il pourrait plier bagage et dire « Adios ! » à l'armée, aux escarmouches petites ou grandes. Il conserverait de précieux souvenirs d'aventures à narrer, accoudé au zinc dans un troquet à un quidam de passage ou à la personne qui partagerait sa vie.
La dernière mission l'amena dans un pays paisible qui, sur la carte, n'était pas plus grand qu'une chiure de mouche. Ses habitants subsistaient dans une quiétude miséreuse, résignés à leur sort, ne demandant rien d'autre que la paix et le droit de vivre selon leurs coutumes.
Mais voilà, le sous-sol de cette contrée défavorisée recelait les promesses de gisements de métaux rares - ces éléments essentiels à l'industrie contemporaine, ardemment convoités par les grandes puissances. Des analyses géologiques confidentielles avaient mis en évidence des concentrations remarquables de terres rares, de tantale et de cobalt.
La pacification militaire de cette contrée se révéla tout de suite obligatoire, enrobée dans un discours officiel sur la stabilisation régionale et la protection des populations. Les chancelleries des pays industrialisés préparaient déjà leurs communiqués sur la « nécessaire sécurisation » et « l'aide au développement » qui suivrait.
Aucune puissance ne voulant y être ouvertement impliquée, on fit appel à des mercenaires, des soldats de fortune, prêts à risquer leur vie pour quelques milliers de dollars. Cette mission fut pour Polack la dernière pièce d'un puzzle financier personnel qui lui permettrait peut-être, enfin, de raccrocher les armes.
Contre toute attente, leur unité se heurta à une résistance d'une férocité inattendue de la part des populations locales. Ce n'était pas une simple opposition, mais une véritable guérilla organisée, menée par des combattants disposant d'un arsenal impressionnant. Polack en déduisit, avec une quasi-certitude, que ces insurgés bénéficiaient du soutien logistique et matériel d'une puissance étrangère rivale de ses employeurs.
Les mercenaires évoluaient dans un état d'alerte permanent, leurs nerfs mis à rude épreuve par cette menace invisible mais omniprésente. La tension psychologique s'intensifiait jour après jour, devenant presque insoutenable. Des tirs surgissaient de demeures en apparence désertées, les points d'eau se révélaient empoisonnés, et les objets les plus banals du quotidien dissimulaient des charges explosives mortelles, transformant chaque geste ordinaire en potentiel arrêt de mort.
La dernière journée dont Polack conservait un souvenir intact était un mardi. Il observa un frère d'armes, qui représentait pour lui bien plus qu'un simple compagnon de combat, se pencher pour récupérer une poupée abandonnée sur le chemin par une petite fille qui venait de s'enfuir. Son intention était simplement de restituer le jouet à sa légitime propriétaire. Traversé par un terrible pressentiment, Polack bondit en avant, arrachant brutalement l'objet des mains de son ami tout en le repoussant violemment. Il tenta désespérément de projeter la poupée aussi loin que possible, réalisant avec effroi qu'il manquait cruellement de temps. Malgré tout, il esquissa ce geste salvateur, avant que le monde ne bascule dans un éclair aveuglant de ténèbres incandescentes.
***
Polack émergea de son inconscience dans ce qu'il supposait être un établissement hospitalier, quoique doté d'une literie excessivement confortable, et dépourvu des effluves caractéristiques de médicaments ou de désinfectants, odeurs intrinsèquement liées à tout lieu dédié aux soins des blessés ou des malades. À leur place flottait un délicat parfum de lilas. Il demeurait stupéfait d'avoir survécu ; une bombe explosant entre les mains ne devait guère laisser d'espoir d’avoir la vie sauve, même un simple pétard lui aurait à tout le moins arraché les doigts. Pourtant, il se sentait remarquablement bien pour un "rescapé d'explosion", éprouvant uniquement une soif terrible et une migraine atroce. Afin de ne pas attirer prématurément l'attention, il garda les paupières closes et maintint son rythme respiratoire inchangé, son instinct de combattant expérimenté l'avertissant qu'il n'était pas seul. Néanmoins, il fléchit imperceptiblement les phalanges une à une, puis remua légèrement les orteils pour en vérifier l'intégrité et le bon fonctionnement.
Son intuition ne l'avait pas trompé. Au bout de plusieurs minutes, il sentit un mouvement à sa droite. L'acuité auditive lui revenait également de façon progressive ; actuellement, les bruits lui parvenaient comme s'il se trouvait immergé sous l'eau. Ses perceptions s'affinaient néanmoins peu à peu, se peuplant des bruits de respiration, de déplacements, du frottement des pieds du siège que l'on rapprochait de sa couche et de chuchotements discrets.
Dans la pièce, outre lui-même, se trouvaient au moins deux individus. L'un possédait une basse profonde et l'intonation caractéristique d'un homme accoutumé à donner des ordres, qu'il peinait considérablement à réduire à un murmure. L'autre s'exprimait d'une voix sifflante et quelque peu servile. Polack les baptisa instantanément Commandant et Serpent.
– Die Clotaire n'a toujours pas repris connaissance malgré tous mes efforts, souffla Serpent.
« Mais de qui parle-t-il, bon sang, qui est ce Die Clotaire ? » songea Polack qui était pourtant persuadé d'être l'unique patient de cet endroit, car il ne percevait aucune autre présence. Il continua néanmoins de feindre l'inconscience, espérant glaner davantage d'informations.
– Donc, Mass Nicéphore, tu n'as pas déployé assez d'efforts, grommela Commandant, ou ta magie s'est épuisée, je devrais peut-être chercher un autre sorcier pour ma maisonnée ?
« Sorcier, magie, mais bordel de merde que se passe-t-il ? », cette pensée traversa l'esprit du sergent incrédule tel un boulet de canon et le laissa empli de doutes quant à son état mental. Il décida néanmoins de tendre l'oreille et de se fier à la maxime appartenant à Sherlock Holmes : « Lorsque vous avez éliminé l'impossible, ce qui reste, si improbable soit-il, est nécessairement la vérité. »
– Non, non Maître Onésime, ma magie est toujours avec moi, inutile de chercher un remplaçant, bruissa l'obséquieux. Mais après une telle chute qu’avait faite Die Clotaire... J’ai agi de mon mieux ! J'ai réparé les os, j'ai restauré les organes vitaux, et réduit l'œdème cérébral ainsi que la commotion...
– Il n'a rien à commotionner, l'interrompit le grognement de Commandant, sa conduite déplorable le prouve amplement...
– J'ai remis presque tout en état, déclara le surnommé Nicéphore avec plus d'assurance. Les bleus et les bosses guériront naturellement avec le temps.
Polack sentit un déplacement d'air, comme si quelqu'un promenait ses mains au-dessus de son corps. Il réprima difficilement l'impulsion de saisir ces extrémités vagabondes, ses réflexes les identifiant instinctivement comme une menace.
– D'après mon examen, il n'est plus évanoui mais profite simplement d'un sommeil réparateur. Dans quelques heures, il sera comme neuf..., conclut le Sifflant.
Maître Onésime marmonna une phrase inintelligible qui pouvait être comprise autant comme : "Dommage", que "Les imbéciles ont toujours de la chance". Puis il poursuivit plus clairement :
– Inutile de le veiller comme un défunt, allons prendre notre repas puis faire parvenir un message aux enquêteurs de Sa Majesté. Je suis convaincu que Clotaire, malgré l'évidente absence chez lui de cet organe si précieux qu'est le cerveau, possède néanmoins un sens de la prudence remarquablement développé. Il n'aurait jamais eu l'idée, de son propre chef, de monter sur un cheval à peine dressé. Je crains qu'il ne s'agisse d'un attentat, d'une tentative délibérée de porter préjudice à notre famille, l'éliminer et, par conséquent, de faire échouer une alliance qui nous est absolument indispensable...
Les interlocuteurs s'éloignaient, leurs voix devenaient progressivement imperceptibles jusqu'à s'évanouir totalement. Par mesure de précaution, Polack patienta quelques minutes supplémentaires avant d'ouvrir les yeux. À première vue, il se trouvait seul, sans aucune trace de cet écervelé répondant au nom de Die Clotaire.
Puis il leva le bras et se palpa le crâne, sa tête lui causant toujours une souffrance insupportable, et dressa deux constats : l'un logique, l'autre profondément troublant. Premièrement, il sentit sous ses doigts une énorme bosse qui irradiait littéralement de douleur, ce qui expliquait cette migraine persistante. La seconde découverte le plongea presque en état de choc : au lieu de la coupe militaire habituelle, il percevait sous sa paume une chevelure soyeuse d'une longueur bien éloignée de la réglementaire. Il retira sa main aussi vivement que s'il s'était brûlé et subit un second choc - l'extrémité qu'il avait devant les yeux n'était pas la sienne. Elle était fine comme une patte d'oiseau, délicate, dépourvue de callosités, ornée d'ongles longs, impeccables et manucurés. Cette manucure représenta l'ultime affront et plongea le valeureux sergent à nouveau dans les abysses d'une inconscience salvatrice.