La huitième merveille
Thésée était persuadé que c’était la fin. Mais au lieu du choc attendu, un liquide amortit sa chute. L’eau se referma au-dessus de sa tête et pénétra par ses oreilles. C’était poisseux, dense comme du mazout. Il émergea, recrachant aussitôt l’horrible liquide qui lui piquait la gorge et enflammait ses bronches. Les yeux remplis d’obscurité, il lutta pour rester à la surface, car le torrent était trop fort.
Quelqu’un cria ! Des fragments de rayons lumineux perçaient les ténèbres. Il reconnut vaguement la lampe d’un gant qui se débattait en surface. Des objets flottaient autour d’eux, mais ils s’enfonçaient dès qu’on s’appuyait dessus. Il était à bout de souffle quand le courant ralentit enfin et le draina sur une rive.
Fanny, haletante, rampait sur la berge, aidée par Eva. Samuel, allongé sur le dos, reprenait ses esprits. Aaron grimaçait de douleur en se tenant les côtes. Tous étaient sains et saufs. Ils allumèrent leur lampe.
— Quelle chute ! s’exclama Eva en crachant l’eau impure de ses poumons.
— On est vivant, s’écria Aaron le souffle court. On est vivant !
Il cracha par terre.
Fanny releva la tête ; son mascara avait déteint sur ses joues et dessinait des larmes noires.
— Ce n’est pas grâce à toi ! Crétin !
Thésée régla la luminosité de ses gants et éclaira les lieux.
— C’est gigantesque ici !
Une montagne de déchets se dressait devant eux.
— Ça pue, c’est horrible, se plaignit Aaron en se pinçant le nez. Ils ne font pas souvent le ménage dans les parages.
— Tu ne dois pas trop te sentir dépaysé ! répliqua Fanny en s’essuyant le visage avec sa robe.
— Croisez les doigts pour qu’ils ne le fassent pas maintenant, avertit Thésée, en songeant à l’étoile d’Archiloque qui devait brûler de l’autre côté de la cloison.
Il regarda sa montre.
— Dépêchons-nous !
— Peux-tu nous dire ce qu’on cherche précisément ?
— Quelque chose qui ressemble à une bombe !
Ils escaladèrent la montagne de déchets. Le sol s’affaissait sous leurs pieds et glissait derrière eux, provoquant des avalanches.
— On n’y arrivera jamais ! C’est trop grand !
Thésée redoutait la prédiction de Samuel. Mais Eva s’exclama :
— Là, regardez !
Elle pointa son faisceau de lumière sur une cavité en hauteur depuis laquelle apparaissait les barreaux d’une échelle soudée à la paroi.
— Il y a un passage.
— Un passage !
Les choses commençaient à s’éclaircir dans l’esprit de Thésée.
— Je crois que j’ai compris. Le jour où… où Spéciae m’a emmené voir l’étoile, elle m’a montré une salle à laquelle elle n’arrivait pas à accéder. Je pense que c’est la salle de contrôle du bouclier du noyau.
— Eh bien dépêchons ! s’exaspéra Samuel en prenant les devants. Je ne voudrais pas être là quand ils feront le ménage.
Ils atteignirent les premiers barreaux de l’échelle, mais eurent toute la peine du monde pour les gravir. La gravité exercée par l’étoile d’Archiloque se faisait ressentir plus qu’ailleurs.
Aaron arriva le premier et inspecta la cavité.
— Encore une échelle, souffla-t-il en sueur.
Il prit les devant et escalada les barreaux.
Il faisait chaud, on n’y voyait rien, ça puait au point de vous faire couler de la bile par le nez.
— C’est bloqué !
— Bloqué ?
— Force bon sang !
— Qu’est-ce que tu crois que je fais !
Thésée escalada à côté de lui. Une plaque lisse obstruait le passage.
— Inverse la polarisation de tes gants.
Ils poussèrent à quatre mains, mais la plaque ne bougeait toujours pas.
— Si on n’y arrive pas, dit-il, je doute que Spéciae y soit parvenue.
— Montrez voir, demanda Eva en alternant sa place avec Aaron.
Elle n’eut pas besoin d’analyser l’obstacle plus longtemps.
— Je crois savoir ce que c’est, dit-elle. C’est une bouche de sécurité. On les utilise pour protéger l’accès aux turbines des vaisseaux.
— Ça ne nous aide pas vraiment !
— Au contraire, ça nous aide, parce que figure-toi que ça se dévisse.
En équilibre sur deux jambes, Eva plaça ses mains sur la plaque et activa ses électro-aimants.
— Ça marche !
La plaque pivota sur elle-même, remontant dans son écrou pour laisser un passage assez large dans lequel on pouvait se glisser. Ils se hissèrent par le trou. La bouche de sécurité se referma derrière eux en roulant autour de son axe.
L’air s’adoucit, mais il faisait toujours aussi noir.
— Encore une impasse !
Ils venaient d’arriver au fond de la pièce.
— Ce n’est pas une impasse, c’est une porte.
— Attend, il y a un truc d’écrit.
Fanny éclaira l’inscription de son index.
— Je crois que c’est du grec ancien !
— Du grec ancien ?
— Ça y ressemble en tout cas.
— Et tu peux le déchiffrer ?
— Deux secondes.
Elle passa son doigt sur les rainures.
— Là, c’est le verbe « être » à l’impératif. J’ai déjà lu ça quelque part, mais je ne suis pas sûr de comprendre le complément.
— Alors ? Qu’est-ce que ça dit ?
Elle demanda confirmation à son génius.
— « Que nulle n’entre ici s’il n’est immortel. »
— Ça ne présage rien de bon.
— Bon, dit Aaron, on n’a pas fait tout ce chemin pour méditer sur une énigme. Spéciae et Gadga en sont bien revenues.
Il avait à peine posé sa main sur la porte que celle-ci s’écarta comme par enchantement. Le grincement strident de vieux gonds rouillés fit frissonner tout le monde.
— C’est un temple, chuchota Aaron.
Son murmure s’éparpilla aux quatre coins et se transforma en une lugubre incantation.
— Un sanctuaire, rectifia Samuel.
— Je n’aime pas trop ça !
Les murmures se répandirent encore comme les ondes d’une vague.
Les rayons de lumière révélèrent un vaste plafond de cathédral percé par une série de stries métalliques.
Thésée glissa et se rattrapa du bout des doigts.
— Beurk, dégoûtant !
Le sol était recouvert d’une substance visqueuse.
— On dirait de la bave.
Ils levèrent leurs lampes. Il y en avait partout.
— Imaginez la taille de la limace.
— Ça provient d’où à votre avis ?
Les faisceaux de lumière remontèrent jusqu’au centre du sanctuaire. Une imposante masse noire gisait sur le sol. Ça ressemblait à une pieuvre géante.
— Je crois que tu as ta réponse.
— C’est quoi ce truc ?
— Je ne sais pas, mais j’espère que c’est mort.
Thésée repoussa un tentacule du bout du pied. Le morceau de chair se contracta sur lui-même comme les anneaux d’un serpent.
— C’est vivant !
— Non, un spasme ! rassura Thésée.
Il désigna des marques d’écorchures sur le corps de la créature. De nombreux impacts de plasma avaient percé l’animal, preuve qu’un violant combat avait eu lieu.
— Heureusement qu’on n’arrive pas les premiers, dit Eva. Je n’aurais pas aimé me farcir la bestiole.
— Je crois savoir ce que c’est !
Aaron pâlit de frayeur.
— Et c’est quoi ?
— Un cannibale géant.
Thésée se souvint de ce que lui avait raconté Aaron.
— Ils ne sont pas censés avoir disparu il y a des millions d’années ?
— Celui-là a peut-être survécu. Certaines espèces s’auto-cannibalisent quand ils ne trouvent pas de proies. Je suppose que c’est ce qui est arrivée à cette pauvre créature. On l’a enfermée ici comme gardienne du tombeau.
— Pauvre créature, pauvre créature, répéta Fanny derrière eux.
— Celui-là n’a pas eu le temps de se régénérer, remarqua Thésée.
— Non, mais s’il n’est pas mort, il va finir par le faire. Alors dépêchez-vous, car s’il faut repasser par-là au retour, je ne voudrais pas être son premier soupé depuis des millions d’années.
Ils contournèrent le cadavre et ses longs tentacules de pieuvre. Des carcasses de droïdes et d’armes diverses trainaient par terre, confirmant Thésée dans son intuition : Spéciae et Gadga étaient passées par-là.
De l’autre côté, tout au fond de la salle, un passage rectangulaire s’enfonçait sous le mur. Des barreaux avaient été découpés au laser.
Aaron s’exaspéra :
— Super, d’abord les poubelles, maintenant les égouts.
— Je crois qu’on n’a pas trop le choix, il va falloir ramper.
La tête en avant, Thésée glissa le premier. A mi-parcours Aaron lui tapota la cheville et dit :
— Ça prouve au moins une chose.
— Quoi donc ?
— On n’avait aucune chance pour le tournoi.
Aaron semblait soulagé par cette révélation. Il n’avait pas tort, Thésée comprenait mieux pourquoi Spéciae avait parlé d’une séance de sport musclée. Gadga et elle avaient terrassé le cannibale.
La voix de Samuel le rappela à lui :
— Heureusement que vous vous êtes séparés.
— On sait qui tenait la culotte, ajouta Fanny en dernière.
Thésée plongea son regard au bout du tunnel. Il reconnut immédiatement la nuance de violet et de turquois qui brillait de l’autre côté. Ils débouchèrent, tête en bas, dans un couloir éclairé par l’étoile d’Archiloque.
— C’est magnifique, ajouta Eva en s’extrayant du caveau.
C’était la première fois que les autres voyaient l’étoile de leurs propres yeux.
— Thésée avait raison, admit Samuel. Maintenant il faut trouver la bombe.
Thésée fut surpris par la disposition des murs, ce n’étaient rien de moins que de larges blocs de pierres sablées. Eva partageait son avis :
— On se croirait dans une pyramide.
Aaron s’écria :
— Il y a quelqu’un !
Un corps était affalé dans un recoin au pied du mur. Il avait le visage tourné vers l’étoile, les yeux fermés. Thésée la reconnut aussitôt : c’était Niana.
— Je crois qu’elle est morte.
En effet, sa peau était tuméfiée, et une marque noire remontait depuis son cou, dessinant une toile d’araignée sur sa joue.
— Elle était aussi dans l’affaire.
— Mais combien y a-t-il d’espions dans la station ? s’alarma Samuel. Ça sert à quoi de se faire scanner de la tête au pied tous les quatre matins si un étudiant sur deux est un éolien !
Aaron s’approcha du cadavre et la secoua du bout du pied.
— Elle a dû se faire empoisonner par le cannibale.
Son hypothèse était crédible, car la jeune femme avait une combinaison déchirée aux épaules, à la poitrine et aux cuisses. D’innombrables contusions ensanglantaient sa chair.
— Ce sont des dards, précisa Aaron en désignant les épines noires plantées par centaines dans la peau de Niana.
— La pauvre a dû beaucoup souffrir.
Fanny s’agenouilla auprès d’elle et passa une main dans les cheveux du cadavre.
— Pourquoi ? murmura-t-elle.
Le cadavre ouvrit subitement les yeux. Elle venait d’agripper Fanny qui hurla. Aaron se précipita et fracassa son pied sur la tête de Niana. Cette dernière vacilla et convulsa, pris de spasmes. Ses yeux se recouvrirent d’un voile blanc en roulant dans leur orbite. De la bave écumait de sa bouche.
— Ça va ? s’assura Aaron en se retournant vers Fanny.
Mais Fanny ne répondit pas, elle se tenait le ventre.
— FANNY ! s’écrièrent Samuel et Eva en se précipitant près d’elle.
— J’ai mal, murmura Fanny avant de s’effondrer par terre.
Une tache de sang imbibait ses vêtements au niveau de l’abdomen. Fanny était terriblement blanche. Le cadavre de Niana tenait encore un poignard ensanglanté dans ses mains crispées.
— FANNY !
Elle s’effondra par terre.
Thésée était dépassé par l’évènement, alors que Samuel essayait d’empêcher l’hémorragie en appuyant dessus avec ses mains. Eva fouilla dans sa montre et en retira une bouteille de spray qu’elle appliqua sur la blessure après avoir désagrafé le bas ventre ensanglanté de son amie. Le gaz se solidifia autour de la plaie et se condensa en une épaisse cire hyaline.
— Ça va retarder le saignement, mais ça ne sera pas suffisant.
— Ça va aller, chuchota courageusement Fanny à bout de souffle.
— Conserve tes forces ma grande, répondit Samuel.
Il prenait sur lui pour garder son calme.
— Il faut l’emmener à l’infirmerie de toute urgence, s’écria Eva. Il faut la mettre dans un caisson de soin.
— On fait comme ça ! murmura Fanny sans voix.
Elle essayait de rassurer ses camarades, mais ses grimaces et la tache de sang qui rougissait la cire sur son ventre parlaient pour elle. Aaron s’agenouilla à côté d’elle.
— Faut que tu tiennes le coup, hein ?
Fanny essaya de se redresser, se tourna vers Thésée, et, à bout de force s’exclama :
— Grouillez-vous !
Elle perdit connaissance.
— On ne peut pas la transporter comme ça.
— Combien de temps ? demanda Samuel en rajoutant une couche de spray autour de la blessure.
— Le Mothership doit dépareiller dans cinq minutes, avertit Voxa.
— ALORS DÊPECHEZ-VOUS ! PUTAIN ! TROUVEZ CETTE PUTAIN DE BOMBE !
Thésée et Aaron obéirent. Ils abandonnèrent Eva et Samuel avec la pauvre Fanny et coururent jusqu’à la salle au bout du couloir. Ils arrivèrent dans la salle que Spéciae avait repéré, mais elle ne ressemblait pas du tout à ce qu’il s’attendait. Pas de bombe, pas de commande de contrôle, la salle était vide, avec seulement une colonne égyptienne en son centre.
— C’est quoi ce bordel, vociféra Aaron. Elle est où ta salle de contrôle ?
— Je n’en sais rien, se désespéra Thésée.
Quelques dessins agrémentaient la colonne.
— On dirait des hiéroglyphes.
— Des hiéroglyphes ?
Il se tourna vers Aaron.
— Tu sais lire ça ?
— Non ! Il n’y avait pas option « hiéroglyphe » au lycée.
Il requit l’aide de son génius :
— Voxa ! Est-ce que tu peux les déchiffrer ?
— Vous me prenez pour un génius d’ancienne génération ! Bien sur que je le peux. Laissez-moi voir.
Thésée se concentra sur les symboles pour permettre à son génius de les étudier.
— Il s’agit bien de signes égyptiens, confirma Voxa.
— Qu’est-ce que ça dit ?
— Je suis en mesure de vous proposer la traduction suivante :
« Le chemin de l’unique est au cœur du soleil »
— Forcément, s’écria Aaron, encore une satanée énigme. Mais qu’est-ce qu’ils ont tous avec ça ?
— C’est tout ? s’exaspéra Thésée de plus bel.
Il restait trois minutes.
— La suite est un avertissement, expliqua Voxa :
L’âme qui s’élève au ciel est condamnée à l’éternel.
Le passeur y laissera son coeur.
Aaron pesta:
— Charabia!
Thésée se répéta en boucle la phrase :
— « Le chemin de l’unique est au cœur du soleil ». Le soleil, ça peut être l’étoile.
— Je ne sais pas, dit Aaron, le soleil, c’est une étoile, mais est-ce que l’étoile d’Archiloque est un soleil ?
— Cherche un soleil alors.
Ils inspectèrent la colonne, mais ils ne trouvèrent rien qui ne ressemblait à un soleil. Aaron était sur les nerfs.
Thésée eut une intuition.
— Voxa, montre-moi le symbole qui désigne le soleil.
Un rond, avec un point en son centre, apparut sur l’hologramme. Hélas, aucun symbole ne correspondait sur la colonne.
— Pourquoi ce symbole n’y est pas ? Tu as bien dit au cœur du soleil. Mais je ne le trouve pas !
— Il existe un second symbole pour représenter le soleil, expliqua Voxa.
— Montre-le !
— Il s’agit du soleil ailé.
Elle désigna un hiéroglyphe que Thésée avait pris pour un oiseau sans tête. Il appuya sur le hiéroglyphe. Il ne s’était pas trompé, c’était un interrupteur.
— Voxa, tu es géniale !
— Ravie de me rendre utile, mais il vous reste deux minutes !
Une trappe dans la colonne se déverrouilla. La colonne était en fait équipée d’une machine.
— Un téléporteur ! s’exclama Aaron. On a fait tout ce chemin alors qu’il y a un téléporteur !
— Ça m’a l’air d’être un très vieux modèle, remarqua Nébulo. On dirait plutôt un décomposeur d’atomes.
Ils étudièrent l’intérieur de la colonne. Il n’y avait qu’une seule place, encore ne fallait-il pas être trop large d’épaule.
— Bon, qui se lance en premier ?
— Un seul d’entre vous peut y entrer, avertit Voxa. L’autre activera la machine de l’extérieure.
— Comment ?
— Vous voyez le hiéroglyphe qui représente un cœur. Il faudra appuyer dessus quand la colonne sera refermée. Ça devrait activer la téléportation.
Mais Aaron n’était pas convaincu.
— Ça veut dire quoi « L’âme qui s’élève au ciel est condamnée à l’éternel. » ?
— Aaron… Fais-moi confiance. Spéciae est bien revenue…
Aaron devint silencieux.
— Tu n’es pas sérieux, mec !
— Aaron, répondit Thésée calmement, si tu ne le fais pas, on est tous mort. Puis on ne sait même pas où ça nous mène.
— Tu sais très bien où ça t’emmène.
Aaron tourna son regard vers l’étoile d’Archiloque.
— Aaron !
Son ami leva ses beaux yeux jaunes, Thésée y vit le doute régner.
— Aaron, mon pote, on se retrouve là-haut.
Il sauta dans le téléporteur et le referma de l’intérieur, priant pour qu’Aaron s’active rapidement ; son vœu s’exhaussa.