La huitième merveille

Chapitre 20 : Wait

2811 mots, Catégorie: G

Dernière mise à jour 29/10/2024 17:55

Musique : M83


Thésée s’empressa d’envoyer un message à Spéciae pour se vanter de son exploit. Elle répondit mollement, une heure après, par un simple « Félicitation ».

Ils ne pouvaient pas se voir aujourd’hui, Spéciae était concentrée sur ses examens.

Thésée pensait avoir plutôt bien réussi les autres épreuves de validation de cycle. Madame Trah-an avait mis ses élèves devant une situation problème ; madame Phi-161 avait distribué un QCM à deux entrées ; et monsieur Stoss avait oublié de préparer l’examen. C’est pourquoi, il attribua au groupe une excellente note pour leur participation à la réparation du CB40.

La rumeur disait que le capitaine Goodmeyers était parfaitement rétabli, et que le Mothership était prêt à reprendre du service. Le vaisseau devait profiter du rapprochement entre le spatio-port d’Antaria qui croisait l’orbite de Gala pour prendre un nouveau départ.

Les épreuves de la semaine s’achevèrent, et la dernière sonnerie sonna le week-end. Thésée et Spéciae pouvaient enfin se retrouver. Ils ne s’étaient pas vus depuis sept jours, notamment à cause du travail que nécessitait les examens de Spéciae. 

Spéciae arriva en retard à l’heure du rendez-vous ; elle était très pâle. Elle força un sourire, mais son masque de plâtre ne dupait personne : elle avait pleuré.

—    Ça ne va pas ? s’inquiéta Thésée surpris de la voir dans cet état.

—    Si, ça va très bien.

Sa réponse était froide, laconique, comme les traits de ses yeux.

—    J’ai… j’ai dit quelque chose qu’il ne fallait pas ?

Elle planta ses prunelles noires dans les siennes et répondit :

—    Non, pas du tout ! Pourquoi tu me demandes ça ?

—    Ça n’a pas l’air d’aller. On dirait que tu as pleuré ?

—    C’est un interrogatoire ?

Décontenancé, Thésée culpabilisa. Il chercha à la rassurer :  

—    Pas du tout, je m’inquiète, c’est tout.

—    Tu es mignon, dit Spéciae comme si elle parlait à un enfant. Mais je vais bien, ne t’en fais pas. C’est juste… en ce moment, on a eu beaucoup de travail, avec les examens. Je suis fatiguée, c’est tout.

—    Si ça n’allait pas, tu me le dirais ?

Elle s’énerva :

—    Mais arrête avec ça, c’est chiant ! je te dis que je vais bien. Tu ne me fais vraiment pas confiance. Va falloir que je te le répète combien de fois ?

C’était la première fois que Spéciae lui parlait sur ce ton, c’est-à-dire avec une acidité et une amertume bien réelle. Il n’aimait pas ça. 

—    Je te crois, répondit-il sommairement pour apaiser la situation.

Puis il changea de sujet :

—    Tu veux qu’on sorte, histoire de se changer les idées ? On peut aller à l’Auberge-des-Naufragés.

—    Je n’ai pas trop envie de bouger. Je préfère rester tranquille.

Ils s’assirent sur un banc de l’atrium. Le poulpe mécanique s’envola au-dessus de leur tête. Spéciae plissait des sourcils comme si elle luttait pour retenir ses larmes. Thésée ne savait pas quoi dire, le silence était gênant. Elle restait muette sur le fond de sa pensée. Il parla d’autre chose :

—    Au prochain cours de BCG, madame Gastère nous a dit qu’on allait faire une sortie.

—    Vous allez faire un tour sur la comète ?

—    Oui, comment as-tu deviné ?

—    Madame Gastère fait la même chose tous les ans. Tu dois être contant.

Spéciae était vraiment bizarres, elle était absente. Les yeux perdus ailleurs, elle répondait de manière lapidaire, comme si la présence de Thésée l’énervait. Elle dût s’en rendre compte, parce qu’elle se tourna enfin vers lui et demanda :

—    Sinon, sais-tu la date de tes résultats ?

—    Bientôt, dit-il en feignant une douce placidité. J’ai bien réussi le simulateur. Monsieur Armatta était impressionné. J’ai trop hâte d’être à l’année prochaine, pour prendre de vrais vaisseaux en main.

—    Je sais, c’est la dixième fois que tu me le dis. C’est même la raison pour laquelle tu veux aller chez les Prétoriens.

Thésée voulut être franc :

—    Je ne comprends pas pourquoi ça te pose autant problème ? C’est la meilleure filière pour ce que je veux faire.

—    Mais tu fais ce que tu veux, rétorqua Spéciae. Juste, piloter un vaisseau c’est une chose, piloter un vaisseau militaire c’est autre chose. Sais-tu seulement quel est le but de la formation ?

Thésée haussa les épaules. Spéciae s’agaça :

—    Ça ne t’a même pas effleuré l’esprit ? Quand on te donnera l’ordre de bombarder une planète, tu le feras sans te poser de question ?

—    Mais il n’est pas question de ça ! répliqua Thésée.

—    Il n’est pas question de ça, s’atterra Spéciae. Attends, tu sais où on est là ?

—    Sur Gala.

—    Sur Gala, répéta Spéciae. Tu l’as dit : on est sur Gala, la plus grande académie militaire de la Ligue de Talos.

—    Ce n’est pas seulement ça, contesta Thésée.

—    Peut-être, mais si tu vas chez les Prétoriens, ce n’est pas pour apprendre à dévisser des girouettes. C’est pour apprendre à faire la guerre.  

—    Je… je n’avais pas pensé à ça, avoua Thésée.

—    Il serait peut-être temps que tu y réfléchisses.

Désarçonné, Thésée resta sans voix. Il ne voulait pas se disputer avec Spéciae.       

—    Tu sais, tu peux me dire tout ça sans me faire la tête. Je comprendrais aussi.

—    Tu…

Spéciae serra des poings sans achever sa phrase. Ses tourments se disputaient son beau visage.

—    Je suis désolée, finit-elle par dire. Je suis vraiment fatiguée. Je vais aller me reposer.

Elle se leva, enlaça Thésée par habitude, puis elle l’abandonna d’un froid baiser. Thésée attendit qu’elle disparaisse. Une petite voix dans sa tête rabâcha plusieurs fois :

« Ça ne sent pas bon cette histoire ».

Il n’avait pas envie de rentrer au dortoir ; ce qu’il venait de se passer le turlupina au point de l’obnubiler, il ne pensa plus qu’à ça. Vraiment, il ne comprenait pas la réaction de Spéciae. Il rumina longtemps en déambulant au hasard dans les couloirs de Gala. Il se repassa en mémoire tout ce qu’il avait dit ou fait ces derniers temps, tout ce qui aurait été susceptible de blesser sa copine. Il cherchait sans trouver.

« Je ne suis pas un petit copain oppressant ; je lui laisse sa liberté ; je suis plutôt à l’écoute ; je ne l’ai pas trompé, je n’ai même jamais songé à le faire. »

Et comme la plupart du temps ils passaient du bon temps ensemble, il ne comprenait pas.

—    Tu penses qu’elle ne m’aime plus ? demanda-t-il à Voxa.

—    Vous répétez souvent que je n’y connais rien en sentiment, répondit Voxa, et il est vrai que je ne sais pas lire dans le cœur des hommes. J’ai appris avec vous que les humains avaient la faculté de cacher l’état réel de leur âme derrière de fausses apparences. Mais je sais observer les signes extérieurs, et selon ces mêmes signes, voilà ce que je peux en dire : mademoiselle Spéciae dégage des signes de tristesse. Elle semble préoccupée, soucieuse. Quant à la cause de son sentiment, elle peut relever de plusieurs sources confluentes et souvent confuses. La tristesse est une humeur complexe à analyser. Elle s’accompagne souvent d’une grande fatigue, ce qu’elle a précisé. Il n’est pas rare non plus que même le raisonnement le plus clair échoue à changer positivement une telle humeur. Cette observation est très forte chez vous. Je suppose que mademoiselle Spéciae a cela de commun avec vous.

—    Ok. Mais qu’est-ce que je dois faire pour la réconforter ?

—    Attendre patiemment, répondit Voxa. Montrez-lui que vous êtes là pour l’épauler, à son écoute si besoin ; mais surtout, ne la forcez pas. Si elle veut vous en parler, soyez sûr qu’elle viendra d’elle-même. Ne lui parlez pas de son sentiment sans son autorisation, vous ne l’aiderez pas à oublier sa tristesse en agissant sur elle comme un miroir. Le mieux étant de la distraire en la faisant penser à autre chose. Mais je crois qu’il est de mon devoir de vous avertir, dans d’autres circonstances, il serait bien que vous soyez psychiquement préparé à toutes éventualités.

—    C’est bon, j’ai compris, coupa Thésée, guère motivé à trop anticiper.

—    Je suis navré d’être impuissante pour vous aider davantage, dit le génius.

Voxa se mit en veille.

Thésée rentra au dortoir. Voxa avait raison sur un point : ce n’était pas en restant seul à ruminer dans son coin qu’il résoudrait son problème de couple. 

La vue de ses quatre amis vautrés dans les canapés du salon lui réchauffa le coeur. Samuel feuilletait un ouvrage illustré sur la mécanique des particules quantiques. A côté, Eva, les genoux repliés contre la poitrine, avait les yeux scotchés sur sa Gameboy, alors que Fanny, emmitouflée dans un épais poncho de laine, dormait la tête sur un bord du canapé. Ses pieds étaient posés sur les cuisses d’Aaron qui avait allongé ses longs échalas sur la table basse. Ce dernier regardait un documentaire. 

« Nous avons relâché Nessy dans le lac avec l’espoir de sauver son espèce. C’était fantastique, pour lui comme pour nous. Les conditions étaient favorables, l’endroit tranquille, on savait que personne ne viendrait l’embêter. La prochaine étape a été de lui faire rencontrer Mia… »

—    Ça parle de quoi ? demanda Thésée pour révéler sa présence.

Aaron jeta un rapide coup d’œil par-dessus son épaule.

—    C’est un documentaire animalier sur les créatures extraterrestres. Tout à l’heure, ils parlaient d’une de ces bêtes, mon gars… Ils appellent ça le cannibale. C’est une espèce capable de survivre dans les conditions les plus extrêmes. Elle peut même survivre indéfiniment dans le vide de l’espace. Elle s’autorégénère en permanence en rajeunissant ses cellules, et tu sais comment elle s’y prend quand elle ne trouve rien à becter ?

—    Non, dis-moi ?

—    Elle bouffe ses propres tentacules. Elles finissent par repousser. Elle peut migrer sur de très longues distances durant des millions d’années. Malheureusement, elles ont été exterminées parce que considérées comme trop dangereuses. Il parait que les plus grands individus pouvaient s’avaler des vaisseaux entiers.

—    Je sais quoi t’offrir pour ton anniversaire, marmonna Thésée. Un gentil animal de compagnie qui cherche à te bouffer.

—    C’est dingue quand-même, s’émerveilla Aaron, la nature est bien faite, et tout ce que les être intelligents trouvent à faire, c’est de la détruire.

—    Tu t’entendrais bien avec Spéciae, remarqua Thésée, elle tient le même discours. Elle dit souvent que la seule chose que savent faire les mèriens, c’est de rendre laid ce qui est beau. 

Eva leva les yeux de sa Gameboy. Elle fixa Thésée, puis, sans un mot, elle replongea dans son jeu.

—    Pouah, elle put des pieds, chuchota Aaron en désignant les chaussettes de Fanny.

—    Je t’entends, murmura cette dernière la voix en sourdine.

Thésée s’assit à côté d’eux. Fanny ouvrit un œil.

—    Ça va ? Tu as l’air tristounet.

—    Tu t’es disputé avec ta meuf ? rajouta Aaron avec son tact légendaire.

—    Non, ça va, mentit d’abord Thésée, juste un peu fatigué.

Thésée ne voulait pas s’étendre sur le sujet, mais il finit par avouer ce qu’il avait sur le cœur.

—    Ne t’inquiète pas, réconforta Fanny, des fois les filles ont leurs humeurs. Elles ont besoin de leur moment à elles. Ça ne veut pas forcément dire qu’elle ne t’aime plus.

—    Ce n’est pas une raison pour lui faire la gueule, objecta Aaron.

—    Tu n’y comprends rien, toi, fustigea Fanny ; on en reparlera le jour où tu te trouveras une copine.

—    Ça fait depuis un certain temps qu’elle est… bizarre, avoua Thésée. Elle n’a pas l’air dans son assiette.

—    En même temps, il est évident qu’elle s’inquiète. Tu sais, Spéciae a beau être une guerrière, c’est quelqu’un de très sensible.

—    Je sais, dit Thésée. Elle est souvent perdue dans ses pensées, mais ces derniers temps, c’est tout le temps.

Aaron y alla de son analyse :

—    Faut peut-être te préparer au pire.

Fanny le sécha :

—    Merci Aaron, tu es un véritable ami, tu sais comment remonter le moral de ton pote.

—    Bien, justement, se défendit-il, il faut pouvoir envisager toutes les options. Si moi je ne le mets pas en garde, qui le fera ? Faut être prêt mentalement.   

—    Après tout, intervint Samuel sans détour, elle a déjà quitté son ex pour Thésée.

—    Et alors ?

—    Et alors ? Ce qu’elle a déjà fait une fois, elle peut le refaire.

Fanny s’agaça pour de bon :

—    Sur l’échelle des supers potes, vous êtes perchés tous les deux, très haut.

Mais Thésée la retint :

—    Je ne leur en veux pas, ils ont raison. Mais je ne vois pas pourquoi, ni comment. Je fais confiance à Spéciae. Je crois qu’il y a autre chose, mais elle ne veut pas me le dire.

—    Elle t‘en parlera quand elle se sentira prête, ajouta Eva. Mais pour l’instant je te conseille de ne pas trop insister, montre-lui simplement que tu es là pour elle.

—    Je pense que tu t’inquiètes pour rien, conclut Fanny.

—    Vous avez sans doute raison.

Thésée espérait se raccrocher au flair féminin de Fanny et d’Eva. Il se coucha pourtant le cœur en berne.

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