La huitième merveille
La semaine des Sports, des Arts et des Cultures arrivait enfin. Les cours avaient été suspendus, permettant à chacun de participer aux activités proposées. Thésée pu assister à un match d’hurling, un sport de balle très rapide qui se jouait en apesanteur avec des cross. Il trouva ça très chouette et se promit d’essayer. Mais l’évènement le plus attendu était le tournoi de IFFF. L’épreuve attirait un nombre important de participants et de spectateurs.
La station fourmillait, l’ambiance était à la fête. Les organisateurs avaient installé des stands dans l’atrium et sous le dôme. Chaque barnum représentait des planètes de la Ligue de Talos. Elvis, Fanny et Eva géraient le stand dédié à la Terre. Ils mirent les crêpes aux chocolats à l’honneur. Une longue file d’attente de plusieurs minutes s’enroulait devant la crêpière, signe d’un grand succès. L’immense déception fut palpable lorsque que Fanny annonça la rupture de stock de pâte à tartiner. Les aliènes raffolaient du chocolat, une exclusivité terrienne, si bien que, grâce aux œufs de pâques offerts par Fanny, Aaron s’était retrouvé secrètement à la tête d’une obscure pègre. Il revendait sous le manteau des tablettes de chocolat à des prix exorbitant. Thésée était au courant de son commerce illégale mais ne disait rien. Les étudiants de Gala étaient prêts à échanger tout et n’importe quoi pour avoir le droit à leur carré de cacao sucré. Les transactions se faisaient en coin de couloir, à l’abri des regards suspicieux, et Aaron acquit une certaine popularité dans le marché noir, étant l’unique fournisseur de toute la station.
— L’année prochaine, je viens avec des réserves, dit-il en observant son stock fondre à vue d’œil.
Aaron comptait sur Fanny pour acheminer la marchandise depuis la Terre, mais cette dernière refusait.
Au même moment, mademoiselle Néous se pointa devant eux.
— Vous savez qu’il est interdit de vendre des marchandises importées sans autorisation.
— On a une autorisation, répondit Fanny en souriant. Mademoiselle Misse nous en a procuré une pour l’évènement.
Fanny présenta l’attestation. La pionne la feuilleta minutieusement. Elle sourit exagérément, donnant l’impression de subir un vilain lifting. Ses lèvres craquèrent et ses gracieuses pommettes se gonflèrent au point d’exploser.
— Ceux-ci ne sont pas sur la liste.
Elle s’empara des tablettes de l’échoppe avec ses mains potelée et les glissa dans un sac, puis elle s’en alla sans un mot avec la marchandise des terriens. Ses cuisses s’entrechoquaient furieusement, alors que ses deux minuscules pieds de Cendrillon, à l’étroit dans leurs bottines à talon, martelaient le sol comme le bec d’un pic-vert écrasant le sol. La foule se referma derrière elle.
— C’est vraiment …
Fanny n’osa pas révéler le fond de sa pensée. Aaron n’eut pas la même retenue ; il calomnia la pionne :
— Elle me fait penser à une boule de graisse sur deux cornets de glace.
— Qui voudrait lécher-ça ? ajouta Fanny tout bas.
Aaron la regarda avec des yeux excités, puis renchérit, fidèle à son manque de tact légendaire :
— On la lâcherait en orbite qu’on découvrirait une nouvelle planète.
Quand il y avait une limite à ne pas franchir, Aaron défonçait la barrière avec la délicatesse d’un buffle. Il était comme un de ces gosses incapable de tenir sa langue. Thésée n’arrivait pas à savoir s’il en faisait exprès, pour provoquer, où s’il disait spontanément ce qu’il avait dans la tête, sans se soucier du mal qu’il pouvait causer. Sans doute y avait-il un peu des deux. Mais Thésée avait bien cerné Aaron, car il reconnaissait chez lui un sentiment redoutable. Son ami n’était pas quelqu’un de méchant ; ses paroles, blessantes parfois, provocantes souvent, cachaient en vérité une triste émotion ; un cri ; une détresse ineffable. Et ça, Thésée l’avait bien compris.
Ils n’en parlèrent jamais.
Surtout qu’en ce moment, Aaron avait d’autres choses à faire que d’injurier mademoiselle Néous. Il participait au tournoi, et c’était sérieux. Thésée promit de venir l’encourager en même temps que Spéciae. Trente-deux équipes étaient inscrites, prêtes à s’affronter. Les parties se faisaient en deux cent cinquante points, sauf la Finale des finales, dont le score était de cinq-cents points. Il fallait absolument gagner tous ses matchs pour espérer atteindre cette Finale des finales. Le vainqueur d’un huitième affrontait un autre vainqueur de huitième, et le perdant un autre perdant, ainsi de suite, jusqu’à ce que chaque équipe ait joué cinq matchs. Tout au bout du parcours, la Finale des finales opposait les deux seules équipes encore invaincues. Paradoxalement, l’un des matches les plus attendues étaient aussi la finale de Der, c’est-à-dire le match qui opposait les deux équipes ayants perdu toutes leurs parties. A ce stade, les joueurs se battaient pour ne pas gagner, car l’équipe perdante avait le droit de recevoir une coupe honorifique avec son nom gravé dessus.
Prosper et Aaron étaient convaincus qu’ils pouvaient aller loin dans la compétition. Et effectivement, aux deux premiers matchs, ils roulèrent sur leurs concurrents. Thésée fut impressionné par la sérieuse progression d’Aaron. Il virevoltait comme une hirondelle dans tous les recoins du labyrinthe, les fondamentaux assimilés.
A les voir s’éclater entre eux, et en admirant la cohésion de leur équipe, Thésée regrettait de ne pas être dans l’arène. Ses deux potes brillaient par leur habilité et attiraient les faveurs du public. Ils obtinrent un grand hourra quand ils se qualifièrent pour les demies-finales. Leur objectif était atteint. Seules des équipes extrêmement sérieuses étaient encore en lice, dont celle de Spéciae.
Un pincement saisit Thésée au cœur quand il apprit qu’Aaron et Prosper allaient affronter l’équipe de sa chérie.
Véritable rouleau compresseur, les filles étouffaient leurs adversaires d’entrée de jeu et ne desserraient plus l’étaux jusqu’à la victoire. Elles avaient en tout et pour tout encaissé moins de quatre-vingt-dix points.
Au fond de lui, découvrant l’ambiance exaltante de l’Arène et des matchs d’IFFF, Thésée envie Aaron. Il aurait voulu participer à ce match, être sur le terrain, avec ses potes, et profiter de leur gloire. Il avait manqué le coche.
A l’heure où Aaron et Spéciae se préparaient pour l’affrontement, Fanny, Eva, Samuel et Thésée, s’assirent dans les gradins de l’Arène, les bras chargées de popcorns. Les tribunes étaient blindées d’une foule effervescente, tumultueuse et passionnée. L’humeur était bonne enfant, et des drapeaux aux couleurs des filières s’agitaient par-dessus les spectateurs. Des écrans holographiques disposés tout autour permettaient de suivre le déroulement des combats à l’intérieur du labyrinthe.
— Bon ! D’un côté Spéciae, de l’autre Aaron et Prosper.
Fanny retournait malicieusement le couteau dans la plaie. Thésée refoula sa frustration. Il était très content pour ses amis et sa chérie.
— D’un côté, admit-il, si je ne veux pas me retrouver célibataire, j’ai intérêt à dire que je supporte Spéciae. Elles se sont tellement entrainées, et elles sont favorites. Mais de l’autre côté, je serais satisfait si les gars pouvaient gagner.
En vérité, son cœur balançait pour sa chérie. Il désirait la voir soulever la coupe.
— J’espère que ça ne va pas durer trop longtemps, dit Eva en allumant sa Game-boy d’une nonchalance ennuyeuse.
Samuel était figé à côté d’elle, stoïque comme un robot, ses lunettes de soleil collées devant ses yeux rouges, ses gros écouteurs marrons recouvrant ses oreilles.
Les premiers échanges à l’intérieur du labyrinthe dynamitèrent le match, la foule s’emballa. Thésée n’avait pas imaginé une seule seconde que la partie serait aussi serrée. Pour la première fois, une équipe (les rouges d’Aaron) tenait tête et opposait une sérieuse résistance aux favorites du tournoi.
— Vas-y Aarron !
Fanny lâcha un long youyou obligeant Thésée à se boucher les oreilles. Aaron venait de marquer les premiers points, Thésée ne pouvait être qu’admiratif.
De l’autre côté, Spéciae était vraiment très forte. Elle et sa copine Gadga représentaient à elle deux la moitié des points de leur équipe. Elles se déplaçaient avec tant d’aisance, sans jamais faire un faux pas, que c’en était de l’art. Spéciae était l’électron libre de son équipe. Elle parcourait le labyrinthe d’un bout à l’autre, jouait le surnombre, disparaissait dans les zones d’ombres, contournait l’adversaire sur ses points faibles, trouvait les failles, et, enfin, elle menait les assauts. Son équipe récupéra le premier drapeau de la partie sous les acclamations d’une foule d’étudiants et de génius en délire.
Le match était bien engagé, et les deux camps se répondaient coup pour coup. Les rouges de Prosper et Aaron faisaient preuve d’une vraie cohésion d’équipe, quand les bleus de Spéciae et Gadga étaient emmenés par deux joueuses exceptionnelles. Thésée n’avait pas imaginé qu’elles pouvaient être aussi fortes, il découvrait sa copine sous un nouvel angle.
Aaron se démenait comme un lion, il était second au tableau des points individuels. Lui d’habitude bordélique et chaotique, était comme transformé, dévoilant, au cœur de l’Arène, une vraie rigueur et beaucoup de maturité. Et alors que les bleus s’étaient regroupés sur un flanc pour forcer un assaut, Cassandra, une combattante rouge, déroba le drapeau adverse et réussit à le ramener intacte à sa base. L’équipe d’Aaron venaient de passer devant au score.
Le match s’emballa. Le score était très serré. Spéciae s’enflamma et dévoila tout son talent devant une foule ébahie. Seule, elle mit trois rouges hors-jeu, privant au passage Carmin de sa dernière vie. Thésée ne considérait pas ce dernier à la hauteur de l’évènement. Sa copine s’empara ensuite du drapeau et le ramena à sa base. Ce fut le véritable tournant du match.
Thésée éprouva de la satisfaction à voir Spéciae au centre de l’attention.
Pourtant, les gradins explosèrent de joie quand Prosper la neutralisa d’un tir en pleine tête, donnant du répit à son équipe. Les spectateurs soutenaient les rouges parce qu’ils luttaient à arme inégale contre les favorites. Mais l’expérience des filles fit la différence. Elles allumèrent le mode rouleau compresseur, usant et effritant petit à petit la détermination des rouges.
— C’est fini !
— Qui a gagné ? demanda Eva en faisant semblant de s’intéresser au match.
— Les filles.
Thésée descendit des tribunes pour retrouver ses amis. Ils étaient en nage et avaient tout donné.
— On aurait dû s’engager davantage et ne pas fuir les duels, disait Aaron.
— Je sais bien, répondit Prosper, mais c’est sa copine, elle est trop forte.
Il désigna Thésée.
Des rires de joie retentirent dans un couloir adjacent. L’équipe de Spéciae débarqua le poing vainqueur. Etonnamment, Spéciae était la plus modéré dans son humeur. Elle s’approcha des rouges, les félicitas, et se retourna vers Thésée qui la congratula.
— Je vais me doucher, dit-elle.
Puis se tournant vers Prosper et Aaron :
— Une prochaine fois.
Elle déposa un baiser sur le bout de ses doigts qu’elle posa sur les lèvres de Thésée.
— On se voit plus tard.
Elle retrouva Gadga et Niana qui l’attendaient.
— Attends, s’exclama Marime, un des coéquipiers d’Aaron et Prosper... C’est ta copine ?
— Ça fait un petit bout de temps maintenant, répondit Thésée fier comme un berger allemand.
— Mais comment as-tu fait ? C’est une des filles les plus inaccessibles de la station. Ça fait trois ans que j’ai cours avec, et on ne s’est jamais adressé la parole. Je croyais qu’elle sortait avec une autre meuf.
— C’est son ex, répondit Thésée d’un ton sec.
Et comme il ne voulait pas aborder le sujet, il préféra s’éloigner.