La ville éternelle
Supernova
超新星
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Elle regarda la vaisselle sale empilée dans l’évier, et le vase brisé dont les morceaux avaient été abandonnés sur le comptoir en attendant que quelqu’un vînt les jeter à la poubelle. Ce matin encore, elle les avait entendus crier, s’insulter, avant que son père ne claquât la porte, et que sa mère ne se mît à sangloter discrètement. Aujourd’hui encore, la faille de son univers grandissait et, bientôt, elle ne laisserait qu’un trou béant où tout disparaîtrait.
Tout avait commencé… bien des années auparavant, à vrai dire. Elle ne s’en était juste pas rendue compte à cette époque, car elle était trop petite. Mais à présent qu’elle avait terminé son lycée, elle réalisait combien tout n’avait pas été si simple et si rose. Certes, son père était toujours absent, mais n’était-ce pas le cas pour les pères de ses amies aussi ? Lorsqu’il restait à la maison le week-end, c’était à peine s’il interagissait avec ses enfants. Mais n’était-ce pas aussi le cas pour les pères de ses amies ?
Elle n’avait jamais connu ses parents heureux ensemble – c’était un miracle qu’ils eussent maintenu leur mariage aussi longtemps. Peut-être l’avaient-ils fait pour les enfants, oui. Pour elle et son petit frère. Ils étaient un coût, après tout, que sa mère seule ne pouvait se permettre. Mais voilà, elle avait été acceptée à l’université, et avait obtenu son diplôme de lycéenne. Son frère, quand à lui, s’en tirait bien au collège. Avec son aînée qui prenait son indépendance, leur mère pouvait faire ce pas qu’elle avait retenu durant tout ce temps…
Alors les disputes avaient éclaté, de plus en plus fréquemment. Le soir, lorsqu’il rentrait ivre des sorties entre collègues, sa mère hurlait dans la maison. Il ne répondait rien. Mais le week-end, lorsqu’il était sobre, tout changeait, et les rôles s’inversaient. Il l’accusait de fréquenter un autre homme, en témoignaient – selon lui – l’odeur de parfum, et la chemise qui ne lui appartenait pas. En retour, elle l’accusait de la délaisser, d’être trop pris dans son travail pour se préoccuper de sa famille.
Et ce matin-là avait été un de ceux où elle avait fait mine de dormir, et de ne pas les entendre. Qu’en était-il pour son frère ? Les murs étaient si fins, lorsque les cris étaient si forts…
Elle ouvrit le réfrigérateur, et contempla les légumes pourris qui avaient attendu trop longtemps d’être cuisinés. La viande, proche de la date de péremption, ne donnait guère plus envie. Machinalement, elle l’expédia au congélateur – elle mangerait seule avec son frère ce soir, et ne se sentait pas de cuisiner cela.
Son regard se perdit sur la table de la cuisine, où traînait une feuille blanche recouverte de lignes et de caractères. Elle reconnut l’écriture de ses parents, et leurs tampons nominatifs. Des documents officiels, à déposer à l’hôtel de ville en début de semaine suivante, lorsqu’il serait au travail, et qu’elle se rendrait au bureau où elle était employée à temps partiel. Les papiers du divorce, qui acteraient la scission de leur couple malheureux qui faisait tant souffrir autour d’eux.
Le monde dans lequel elle avait évolué, depuis toute petite, se brisa. L’explosion l’aveugla, et les larmes ruisselèrent. Des souvenirs de son enfance débordèrent tandis qu’elle se trouvait assaillie de toutes parts. Combien d’entre eux avaient été réellement heureux ? Les sourires sur les photos de famille avaient-ils été forcés depuis le départ ?
Cela devait nécessairement arriver. Elle connaissait la fin depuis bien longtemps, désormais. Mais il était toujours douloureux de réaliser que la fuite ne suffisait pas. L’éclatement de cette bulle engloutissait tout, et ne laisserait rien derrière lui.