La ville éternelle
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Couché sur son lit bas, près duquel les tatami étaient jonchés de détritus, Ryū fixait le plafond, le regard absent. Le réveil avait sonné, il l’avait brusquement éteint ce matin encore. Il fallait se lever. Il devait se lever.
Il s’extirpa tant bien que mal de la couverture, et posa ses pieds nus sur la natte de paille tressée. En se levant jusqu’à l’évier, il tapa dans une canette à peine vide, qui acheva de déverser son contenu collant et malodorant dans le coin de la pièce. Il ne prendrait pas la peine de nettoyer, il n’en avait pas la force. Tout ce qu’il pouvait faire ne relevait que de l’automatisme : se lever, se doucher, s’habiller et se nourrir, jusqu’à travailler toute la journée, et de rentrer, se coucher, et recommencer le lendemain, le surlendemain, et le jour d’après…
Enfant et adolescent, ses rêves étaient démesurés. Ayant toujours aimé la musique, et jouer de la guitare, il s’était imaginé qu’il pourrait en faire son métier, et devenir un artiste reconnu. Il se voyait déjà faire des tournées, enregistrer des albums aux textes engagés, qui dénonçaient le mal de vivre de sa génération, les erreurs de leurs parents, et trouver un écho de son vécu dans celui de ces personnes qui viendraient l’acclamer sur scène.
Mais tôt ou tard, les rêves devaient rester ce qu’ils étaient : des fantaisies que l’on ne vivait que lorsque la nuit tombait, et que jamais il ne saurait lier à sa vie du jour. Alourdie par la précarité et la conformité, il avait délaissé sa guitare au profit de la mallette, ses t-shirts un peu trop grands au profit du costume et de la cravate. Devenu un monsieur Toutlemonde, fondu dans la masse noire et blanche, Ryū s’était mêlé à cette société contre laquelle il voulait se révolter, eût-il été un chanteur engagé.
Et à présent, son quotidien était réduit à ça. Aller au travail tôt le matin, rentrer tard le soir, grapiller quelques minutes de sommeil supplémentaire en étant bercé par le rythme du train, parfois même s’endormir complètement ivre après être sorti – plus par obligation morale que réel désir – boire avec les collègues et le patron, et de recommencer le lendemain, puis le surlendemain, et le jour d’après… Il n’avait plus le temps de toucher à sa guitare, il ne se souvenait plus tellement où elle se trouvait désormais. Quelque part sous la montagne de déchets, sûrement, mais il n’avait plus la force de l’empoigner et de frotter ses cordes, ni même de ranger le dépotoir qui lui servait d’appartement.
Sa routine, son train-train quotidien, avait éteint jusqu’à la dernière flammèche de sa passion. Tous ses rêves de grandeur étaient redevenus de simples rêves nocturnes, toute ambition l’avait quitté. Après tout, que pouvait-il faire lorsque son supérieur lui rabâchait continuellement qu’il était un bon à rien, qu’il devait recommencer encore et encore les dossiers, et trouvait la moindre excuse pour l’isoler davantage encore ? Ses collègues, sympathiques en apparence, baissaient le nez de honte plutôt que de l’épauler. Même cette femme pour laquelle il nourrissait quelques sentiments chaleureux, et qu’elle semblait lui retourner, détournait le regard.
Ryū avait toujours voulu devenir célèbre, faire entendre sa voix et ses idées. Si la musique ne pouvait l’aider, qu’en était-il de la violence ?
Il s’y était finalement résolu par une belle soirée d’été, alors que la chaleur imbibait sa chemise. Errant dans la supérette où il achetait ses dîners, faute de savoir cuisiner convenablement, son regard fut attiré par l’écran de télévision qui diffusait quelques actualités. Un fou furieux avait agressé quelqu’un, soit. En faisant dans le sensationnel, Ryū serait entendu. Il obtiendrait la reconnaissance tant désirée ! En se répétant cela, il rentra chez lui avec impatience du lendemain.
Son couteau finement aiguisé, il se répétait qu’il faisait ça pour son bien, pour lui-même. Il ne serait plus un inconnu glissé dans la foule. On se souviendrait de son visage, on écouterait ses paroles…
À moins qu’il ne devînt un nombre, une statistique, réduit à un simple article de presse que les gens balaieraient sur l’écran de leur smartphone sitôt auraient-ils fini de vaguement le lire…