La ville éternelle
Empathie inhumaine
インヒューマンエンパシー
.
Yūko scruta attentivement son reflet, cherchant le défaut qui trahirait l’illusion. La pommette, peut-être ? N’était-elle pas un peu plus haute ? Ou bien la commissure droite des lèvres, qui se soulevait d’ordinaire davantage ? À moins que ce ne fût cette lueur dans son regard, qui paraissait aussi artificielle que réelle.
Elle leva le bras, et le reflet l’imita, reproduisant soigneusement le mouvement comme s’il en avait été à l’origine. S’il n’y avait pas eu cette latence, elle aurait presque pu y croire… Non, il y avait bien quelque chose qui la chiffonnait, et elle ne parvenait à mettre le doigt dessus. Tous ces petits défauts physiques, ça n’était que des défauts de fabrication, des choses que l’on pouvait modifier avec des artifices à apposer chaque jour.
Pourquoi diable l’individu qui se tenait en face d’elle, de l’autre côté, lui semblait-il aussi familier et étranger à la fois ?
La jeune femme qui se tenait debout, vêtue des mêmes vêtements, coiffée de la même façon, la dévisageait en retour. Ses iris sombres luisaient, éblouis par la lumière blanche environnante. Ses cils, un peu trop longs et un peu trop maquillés, creusaient son regard, tout autant que le fard à paupières pailleté appliqué ce matin-là. Jusque dans le pendentif, qui était pourtant un modèle unique, elle lui ressemblait presque à la perfection, y compris dans ce teint blafard.
Presque, oui, c’était le mot. Ça n’était qu’une vulgaire copie, une reproduction sans âme, une machine mécanique faite pour lui ressembler sans être elle. Une créature artificielle qui ne ressentait rien, mis à part une stimulation artificielle de ses circuits nerveux, et qui adaptait ses réactions en analysant la situation dans l’instant, en prenant en compte tous les paramètres l’entourant. L’individu en face, les lieux, la présence ou non de personnes hiérarchiques dans les environs, tout autant d’éléments et de variables dont il fallait prendre en compte le degré d’importance pour adopter la meilleure posture, utiliser les meilleures expressions, les plus appropriées.
Yūko en avait assez de toutes ces histoires. Le paraître, la déférence, s’excuser d’être une nuisance pour les autres au moindre désagrément – tout ceci était usant, et tout bonnement restrictif. Comme empêcher à un oiseau de voler, aseptiser les comportements humains dénaturait leur propos.
Qu’était-elle, alors ? Que devenait-elle ? Une pièce de plus dans l’immense échiquier du monde. Un grain de sable sur une plage. Elle n’était rien d’autre qu’une goutte de pluie tombée dans le désert – son impact sur cette société serait minimal. Comme toutes les autres avant elle, elle rentrerait dans le moule, suivrait le courant, portée par ces eaux tumultueuses où ses mères avaient pondu leurs œufs dans le vain espoir que leurs filles seraient aussi obéissantes, ne feraient pas de vagues, fileraient droit, comme ce que l’on attendait d’elles.
Elle soupira. Aujourd’hui encore, le reflet ne dirait rien, ne ferait que répéter, avec cette irritante latence, les mots qu’elle articulerait par nécessité plus que par désir. Faisant montre d’une sympathie artificielle, simulée pour mieux convenir aux attentes des vis-à-vis, elle progresserait dans ce monde qui ne voulait pas d’elle pour ce qu’elle était réellement.
Yūko adressa un dernier regard à son reflet dans le miroir. Aujourd’hui encore, elle agirait en docile petite femme, et affronterait l’empathie inhumaine de la ville et de ses habitants.