The Dark Love (& Matt le jukebox)

Chapitre 21 : Souvenirs cachés ooOoo Le fantôme de Grace Kelly ooOoo

2872 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 22/09/2023 22:38

¨Souvenirs cachés – troisième partie

 

 

ooOoo Le fantôme de Grace Kelly ooOoo


Avant d’entendre sa voix, Artus sentit la caresse sur son front. L’espace d’un instant, il crut que c’était Clara. Elle avait l’habitude de le réveiller de cette façon. De toutes les femmes qu’il avait connues – et il en avait connu beaucoup – elle était de loin la plus douce. Mais ce n’était pas Clara, ça ne pouvait pas être Clara.

 

La voix de Matt le fit émerger.

 

— Réveille-toi vieux, on est arrivé.

 

Artus entrouvrit un œil. Matthieu se tenait au-dessus de lui, avec son sourire débonnaire habituel, associé à de petites pattes d’oie apparues avec l’âge au coin de ses paupières. La caresse, c’était lui. Il ne pouvait pas s’en empêcher, parfois ses gestes dépassaient le cadre de la simple amitié. Artus y était accoutumé. Dans tous les cas, Matthieu n’avait plus franchi la ligne rouge depuis les coulisses de « The Best » vingt ans plus tôt, donc il n’y avait pas de souci. Au contraire, c’était plaisant pour Artus d’avoir cette espèce d’ange gardien en permanence derrière lui, une épaule compatissante avec son amour inconditionnel, l’archétype du meilleur ami gay.

 

Artus se traina jusqu’à la sortie de l’avion, d’où Cyk et Coco étaient déjà descendus. Matthieu adressa un bref signe de main sympathique au pilote, qui avait l’habitude de transporter les Dark Love aux quatre coins du monde avec ce jet de location. Leur staff régulier était en train de récupérer les instruments dans la soute à bagage. Sur le tarmac effroyablement lumineux, Artus grimaça.

 

— Il est quelle heure ?

— Dix heures et demi j’crois bien.

— Arg, foutu décalage horaire… Je suis claqué.

 

Artus enfila ses lunettes de soleil. Sous son crâne, une armée de timbales marquait la mesure au rythme de ses pas. Matt eut pitié de lui, il porta sa valise à sa place. Cyril se mit à râler.

 

— T’avais qu’à te coucher plus tôt et ne pas te bourrer la gueule avec Bill !

— Merci pour tes conseils, papa, ironisa Artus.

 

Dans leur dos, Coco et Matt échangèrent un regard amusé. L’attitude de l’un comme de l’autre était risible, tout cela commençait à ressembler à du comique de répétition.

 

À domicile, Artus était très consciencieux et extrêmement professionnel. Ses années passées au conservatoire à préparer son éventuelle carrière à l’opéra lui avaient enseigné la rigueur et appris à avoir une hygiène de vie irréprochable. Mais en fin de tournée, il avait tendance à lâcher du lest pour décompresser. Cyril et Corentin, au contraire, s’étaient calmés à l’approche du cap de la quarantaine, ce qui maintenait Artus dans une certaine stabilité, mais sa principale boussole restait Matthieu. Si Matthieu le soutenait, il était sage, si Matthieu restait en retrait, il se mettait à dérailler.

 

Plus le temps passait, et plus il se laissait facilement aller, surtout depuis « elle », car ses concubines aussi influençaient beaucoup son comportement. Parmi toutes ses conquêtes, trois avaient occupé une place importante dans sa vie.

 

D’abord, il y avait eu Sophie. Brune, plantureuse, des yeux de biche, les plus énormes mamelons qu’Artus ait eu l’occasion de choyer, musicienne de formation classique, avec un excellent caractère, une compagne a priori idéale pour le chanteur, malheureusement ils ne se voyaient jamais. Chacun à une extrémité de la planète, de janvier à décembre, les deux artistes n’avaient aucune vie de couple. Se sentant dans l’impasse, et malgré tout son attachement pour Artus, Sophie avait finalement demandé le divorce au bout de deux ans de relation libre et de trois ans de mariage.

 

De prime abord, Artus avait bien pris la chose. En cinq années d’union, il l’avait trompée plus de fois qu’il n’aurait pu les compter. Il l’aimait, sincèrement, mais le beau mâle dans la force de l’âge qu’il était avait des besoins à assouvir, or elle n’était pas là. À trente ans, Artus avait été élu l’homme le plus sexy du monde, ce que ses trois partenaires – y compris Matthieu – trouvaient très exagéré. Ils s’étaient allègrement moqués de lui pendant des mois. Faisant fi des railleries de ses amis, Artus avait apprécié le titre, et il en avait surtout profité : les plus belles femmes défilaient dans sa loge.

 

Malgré ces multiples aventures extraconjugales, Sophie et Artus s’étaient quittés bons amis, selon la formule d’usage. En apparence donc, il avait bien pris sa rupture, mais Matthieu avait vu la différence entre avant et après. Et l’après, ce fut Clara.

 

oOo

 

Artus et ses partenaires avaient rencontré Clara trois ans après leur participation à « The Best », lors de l’avant-première d’un film sur Tarzan, le roi de la jungle. Les Dark Love interprétaient le titre principal de la bande-son : « Toi Jane, moi T. », composé par Matt, avec Scott comme parolier.

 

À tout juste dix-neuf ans, la ravissante Clara Galvin incarnait Jane Porter au grand écran. Ce n’était pas son premier rôle, mais c’était celui qui l’avait propulsé au rang d’icône du cinéma. Dès son entrée dans la vingtaine, certains n’avaient pas hésité à la comparer à Grace Kelly. De l’avis collectif, il y avait effectivement une certaine ressemblance physique avec la princesse, dans la finesse de ses traits, la blondeur de sa chevelure et la perfection de ses lèvres.

 

Artus avait flirté avec elle. En bourreau des cœurs, quand les Dark Love avaient joué en live le thème du film sur le tapis rouge au milieu des acteurs, il s’était approché de Clara, la main tendue, pour l’inviter à valser avec lui quelques pas alors qu’il chantait. Ils ne se connaissaient pas, ne s’étaient jamais adressés la parole, et pourtant en trois minutes de mélodie, la jeune comédienne était conquise.

 

Leur relation n’avait toutefois duré qu’une seule nuit. La belle avait filé à l’aube, pour éviter d’être réprimandée par son agente campée en panique devant sa chambre vide, sans abandonner de pantoufle de vair et sans laisser son numéro. Quant à Artus, il était descendu prendre son petit déjeuner avec Matthieu au restaurant du palace-hôtel, avant d’envoyer quelques textos à Sophie, comme si de rien n’était. Ils étaient encore trop jeunes et trop volages pour tomber amoureux, mais cette rencontre avait marqué Artus.

 

Quatre ans plus tard, immédiatement après son divorce, il avait retrouvé Clara par hasard lors de la cérémonie des Oscars. Cette fois, pour l’un comme pour l’autre, ce fut un incroyable coup de foudre au milieu des rangées de sièges en bois doublés de velours côtelé pourpre. Ils avaient fui le fastueux buffet de l’Academy of Motion Picture Arts and Sciences pour aller danser des heures durant dans un petit club de jazz, avant de rejoindre la chambre d’Artus au milieu de la nuit. Quand l’aurore s’était levée sur leur deuxième bagatelle, Clara était toujours étendue près de lui.

 

Le nez glissé au creux de son cou entre deux mèches de cheveux dorés, Artus avait susurré :

 

— Tu ne t’es pas enfuie cette fois ?

— Pas d’urgence aujourd’hui… Et je t’ai promis un petit déjeuner aux chandelles, faute d’avoir pu diner.

 

Son sourire matutinal était féérique, et contagieux.

 

— Je suis heureux que tu sois encore là. La dernière fois, j’ai eu l’impression d’être passé à côté de quelque chose d’important…

 

Elle avait tendu ses minces phalanges vers le front de son amant. Ce fut sa première caresse. Inoubliable.

 

— Tu es vraiment… L’homme le plus sexy du monde.

 

Et ce matin-là, Matthieu avait déjeuné seul, face à une chaise vide au Château Marmont. Chacun avec sa prose, Matt avait gagné l’Oscar de la meilleure chanson originale et Artus avait gagné le cœur de la femme la plus désirée au monde.

 

Cinq mois plus tard, Clara et Artus étaient mariés. L’évènement avait enflammé la presse people, le couple était emblématique. Matthieu avait de nouveau été le témoin d’Artus, et puisqu’il ne savait toujours pas nouer sa cravate lui-même, son ami s’était attelé à la tâche dans l’une des salles dévouées aux préparatifs des mariés du palais victorien qu’il avait loué pour l’occasion.

 

— Au fait, cette fois essaye de m’épargner une chanson surprise qui mettra ma fiancée mal à l’aise.

— Comme tu veux, avait répliqué Matt avec son sourire faux.

— J’insiste.

— Promis…


Matt avait baissé les yeux sur les doigts de son camarade qui ne lâchait pas le nœud, pourtant terminé. Les pupilles vissées dessus, le visage grave, le chanteur semblait réfléchir intensément. C’était effec­tivement le cas.

 

— Artus ?

 

La voix inhabituellement douce et aigue de Matthieu l’avait incité à redresser le regard. Sur un ton terriblement solennel, Artus avait déclaré :

 

— Tu passeras toujours avant le reste, tu le sais ?

— Oui… avait répondu Matt, ému.

— À la vie, à la mort.

— Pour le meilleur et pour le pire…

 

Après cet échange, Artus s’était rendu à l’autel plutôt confiant. Il pensait que Matthieu se tiendrait tranquille pendant la cérémonie. Il espérait également que cela suffirait pour que qu’il ne se laisse pas aller à boire de façon déraisonnable pendant plusieurs jours d’affilé. Ce n’était ni le moment, ni le lieu pour déraper.

 

Sa première union s’était déroulée dans une relative intimité. Le groupe avait ensuite enchainé avec deux semaines de congés, il n’y avait presque personne pour voir Matthieu errer dans les couloirs du studio en mode éponge imbibée d’éthanol. Mais ce mariage-ci était l’attraction de la décennie, le nombre d’invités était triplé. Malgré le service de sécurité, il y avait obligatoirement des paparazzis dans les parages. Et, surtout, Clara n’avait pas l’ouverture d’esprit de Sophie.

 

Clara était fraiche, gentille, passionnée, romantique, sensible… Trop sensible. Beaucoup trop émotive, à fleur de peau, et les médias ne l'épargnaient pas. Elle était leur jouet, leur objet de convoitise. Face au harcèlement et aux intrusions répétées dans sa vie privée, elle faisait crise de nerfs sur crise de nerfs. À son contact, Artus était devenu une pile électrique que seul Matthieu arrivait à canaliser, mais cette situation les épuisait tous les deux. Ils géraient chacun à leur manière : Artus aux anxiolytiques, Matt à la vodka. Quant à Clara, jalouse de cette complicité entre les deux hommes, elle refaisait des crises de nerfs et le cercle vicieux reprenait.

 

Les trois autres membres des Dark Love avaient été soulagés de voir Clara se séparer d’Artus au bout de cinq longues années de montagnes russes émotionnelles nuisibles à leur travail. Hélas, cette seconde rupture l’avait nettement plus ébranlé que la première.

 

Pendant les vingt-quatre mois qui suivirent, Artus avait accumulé les aventures féminines, le sexe était devenu sa drogue. En dehors des tournées, quand il n’y avait pas de femme dans son lit, il squattait chez Matthieu. C’est à cette époque que Cyril et Artus commencèrent à se montrer vraiment plus familiers l’un envers l’autre. Cyk ne mâchait pas ses mots, contrairement à Matt qui restait indulgent et protecteur avec Artus, même quand ce dernier commettait des erreurs énormes, jusqu'à la plus grosse de toutes.

 

Quelques semaines avant son quarantième anniversaire, Artus avait rencontré Shelley, mannequin pour sous-vêtements, ce qui expliquait son décolleté mieux garni que la plupart de ses collègues. À vingt-six ans, elle avait prématurément mis un terme à sa carrière. Les derniers clichés de Shelley la montraient en tenue de maternité, portant en elle le bébé d’Artus…

 

oOo

 

— Papa !!!

 

Artus sursauta. Il marchait sans vraiment y prêter attention, égaré dans ses pensées comme dans un vieux songe confus. Le cri juvénile l’avait ramené de force à la réalité.

 

Dans le hall du terminal privé de l’aéroport, un petit garçon blond accourut vers le quatuor et se jeta dans les jambes de Corentin.

 

— Mathilde ! Tu ne m’avais pas prévenu ! s’exclama le batteur en apercevant sa conjointe quelques mètres plus loin.

— C’est le concept de la surprise, Coco, répliqua la mère de famille dans un haussement de sourcil provocateur.

 

Corentin avait toujours eu le sourire facile, mais quand sa dame ou son fils était là, cela devenait un automatisme. Artus jeta un coup d’œil au ventre rond de Mathilde, elle devait en être à son sixième ou septième mois. Il ne savait plus trop, il s’en fichait un peu. La grossesse de Shelley avait été pénible pour lui, alors voir des femmes enceintes ne le mettait pas spécialement de bonne humeur. Tout ce qui importait à Artus, c’était que Mathilde soit en bonne santé et Corentin heureux. Le reste, il ne voulait pas en entendre parler.

 

— Je vous le récupère les garçons, déclara Mathilde en tirant sur la manche du batteur.

— Ok mais t’en prends soin.

— Tu me prends pour qui Matt ?

 

Matthieu lui répondit d’un clin d’œil avant qu’elle n’emporte son mari et leur fils loin du groupe.

 

— Ouais, ben moi aussi j’crois qu’on m’attend… fit Cyril en trimbalant sa valise d’une main, l’autre enfoncée dans sa poche de jean.

— Tu parles de Blanche-Neige ou des six autres nains, Grincheux ?

— J’t’emmerde Artus.

— Passe le bonjour à Éric et aux petites ! cria Matthieu en riant à moitié.

 

Cyk grimpé dans son taxi, Artus et Matt restèrent seuls, en tête à tête, à quelques centimètres l’un de l’autre. Artus soupira de soulagement, puis ferma les yeux un bref instant pour apaiser ses paupières alourdies et brûlantes. Ces rares moments où le quatuor redevenait un duo étaient synonymes de sérénité pour lui. Mate le jukebox et rien d’autre dans l’univers, l’instant était parfait et inestimable. Matthieu contemplait son meilleur ami, fardé de son mince sourire énigmatique.

 

— Tu passes à la maison ?

— Non, désolé Matt. Shelley va me faire une scène sinon.

— Ok. T’embrasseras Junior de ma part.

— Je le ferai. Et toi ne passe pas ta journée au téléphone avec Scott.

— Comme si c’était mon genre…

— C’est exactement ton genre ! Tu-sais-qui va finir par t’en vouloir ! se moqua Artus.

— Elle me mange dans la main.

— On ne doit pas parler de la même.

— Elles me mangent toutes les deux dans la main.

 

Les deux compères éclatèrent de rire ensemble.

 

— Ah les femmes !

— J’te le fais pas dire !

 

Artus tapa dans l’épaule de Matthieu avec amitié. Le guitariste posa sa main par-dessus celle d’Artus pour le retenir quelques secondes de plus. Depuis leur adolescence, c’était toujours aussi difficile de le laisser s’en aller, même pour quelques heures, alors quand il s’agissait de journées entières, voire de semaines, Matt devait redoubler d’effort pour dissimuler son malaise.

 

Il ne l’avait jamais clairement avoué à personne d’autre qu’à Artus, mais il était perdu sans lui. Cyk et Coco le savaient pertinemment, ils n’avaient pas eu besoin d’une confession de leur leader pour s’en rendre compte. Rien qu’avec le contenu des chansons de Matt, ils auraient pu le comprendre, mais même ses textes étaient superflus. Ils étaient si proches tous les quatre, que les émotions avaient fini par transcender les mots.

 

Artus sourit chèrement à son meilleur ami avant de récupérer doucement son bras.

 

— À samedi, Matt.

— À samedi, Artus.

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