Si ces murs pouvaient parler
À peine l'inconnu venait-il d'être en vue que Joël se leva et se retourna d'un coup, lâchant viennoiseries et renversant sa chaise. Je n'eus pas le temps de commencer à me demander pourquoi, que le type sortit de je ne sais où un revolver, et sans hésitation, très calme et décidé, tira deux balles dans le ventre de Joël qui s'écroula en arrière.
Je criai tout en me levant de ma chaise!
Je pensais dire : Mon dieu, Joël !! Mais je crois que j'ai juste crié une voyelle en continu. Le type s'approcha alors et pointa son arme sur moi. Il mugit avec autorité : Ta gueule ! Et, face à ce monstre qui n'hésitait pas à tirer, je me forçai sur le coup au silence.
Jacques n'avait pas bougé et restait serein. Édouard, bien qu'aussi peu surpris que Jacques, tremblait un peu.
- Merci d'être venu aussi vite, Marcu. Dit Jacques en toute tranquillité.
- Je n'aime pas le garçon, dit le tueur. Il a retourné tout de suite, il a méfié. C'est un flic.
- Je ne pense pas, mais ça n'a aucune importance maintenant, vous l'avez eu.
J'allais dire quelque chose mais le tueur étranger re-pointa son arme sur moi. Ta gueule. Ça, il savait bien le dire.
Jacques se pencha sur Joël dont le corps tressaillait encore.
- Tout va bien, il vit encore.
- Car vous m'avez demandé. Mais je n'aime pas. C'est mieux il faut l'achever.
- S'il bouge trop, n'hésitez pas. En attendant, suivons le plan.
Le tueur utilisa sa main libre pour sortir d'une poche une paire de menottes type police, et l'envoya à Jacques. Ce dernier, toujours aussi calme, attacha les mains de Joël dans son dos. Puis il se releva et tendit une main vers le tueur. Celui-ci sortit de nouveau comme par magie un autre revolver qu'il lui donna. Jacques pointa sur moi. Le tueur pointa sur le corps de Joël et ne le lâcha pas des yeux, perpétuellement méfiant.
- Bon, Édouard, vous traînez le parasite. Et vous madame, vous passez devant, la suite se déroule à l'intérieur.
Seuls en rase campagne. Inutile de crier. Inutile de courir. Accablée, je passais la porte-fenêtre ouverte. Jacques me suivit en restant à un mètre de distance. Derrière lui, Édouard tirait le corps de Joël par les pieds, dont je vérifiais par maints coups d'œil qu'il bougeait encore. Fermant la file, le Marcu était attentif à tout. Jacques, qui ne se formalisait pas de mes regards inquisiteurs tant que j'avançais, remarqua ma curiosité pour ce tueur.
- Comme vous avez ignoré mes conseils et êtes venue finalement, de plus avec ce vagabond, nous avons dû appeler Marcu en urgence. À gauche. Professionnel et dévoué, il n'a pas hésité à nous rejoindre au plus vite. Prenez le couloir. Il est toujours de bon conseil, comme d'avoir suggéré de nous occuper de vous après une bonne nuit de sommeil. Par contre, il voulait aussi vous tirer dessus. Oui oui, vers la cuisine. Mais je pensais qu'il serait plus agréable de vous faire marcher que de tirer deux corps. J'ai eu raison, non ?
J'entretenais un espoir de survie mais commençais à désespérer. Qu'allaient-ils faire de nous ?
- Stop. Dit Jacques avant que j'entre dans la cuisine. Sur votre gauche. Il y a une porte.
Mais c'était un mur à ma gauche... Je ne comprenais pas. Et je n'étais pas en position d’émettre la moindre remarque.
- Regardez, concentrez-vous.
Je restais hébétée, n'osant le contredire. N'osant répondre. Il n'y avait pas de mécanisme caché, de chandelier à tourner. C'était un banal mur vieillissant, sans tableau ni rien accroché dessus.
- Bon sang, fit Jacques qui perdait déjà patience, il avança d'un coup entre moi et ce mur, j'eu un mouvement de recul. Mauvais réflexe. Je le regrettai tout le temps qui suivit : et si je m'étais jetée sur lui pour lui prendre son arme ? Je n'avais sûrement aucune chance, mais mon destin actuel en avait-il plus ?
Devant mes yeux ébahis, il ouvrit une porte. À cet instant, il y avait une porte tout à fait banale et très visible sur le mur. D'ailleurs bien sûr ! C'était la porte de la cave ! Je la connaissais très bien, je savais bien qu'elle était là, avant la cuisine ! Comment avais-je pu l'oublier ? Comment avais-je pu ne pas la voir ?
Je ne pus y réfléchir plus longtemps. Reprenant le contrôle, Jacques me fit signe du bout du revolver de descendre les escaliers.
Mais il ne me suivit pas. Il redonna son arme à Marcu, et fit le tour du corps de Joël. Il se baissa, en demandant au tueur :
- Vous passez devant ou derrière nous ?
- Derrière. Je ferme passage de la sortie. Toujours.
- Bon.
Il souleva Joël par les épaules et avec Édouard commencèrent la descente de l'escalier en faisant attention à lui éviter des chocs. Cet égard envers lui me donnait un léger espoir, mais je ne comprenais toujours pas où cela nous menait.
La cave était plus grande que dans mes souvenirs. Mieux éclairée, et ne ressemblant en rien à une cave. À part son sol bétonné et un peu ensablé, ses murs nus sans rien accroché, on n'y retrouvait que des objets d'extérieur ou de salon. Une grande table sculptée. Des coffres-forts près des murs. De confortables fauteuils, dirigés vers le fond de la salle. Au fond, tout était noirci de suie, mais aucune trace de bois ni de cheminée.
Je marchai jusqu'au milieu de la pièce et tournai sur moi-même, désemparée, espérant voir par magie une porte de sortie, ou un escadron entier de police, prêt à nous sauver. Jacques et Édouard continuèrent jusqu'au fond de la pièce où ils deposèrent Joël, sur le sol noir. C'est là que j'ai vu les chaînes incrustées au mur. Sales, noires, et avec des taches rouge sombre...
Marcu resta en bas des escaliers. Il me jeta un regard lourd de sens, il était inutile de penser à fuir par là.
À la place, j'accourus vers Joël. Jacques s'en éloignait déjà et Édouard repartait vers la grande table, en évitant soigneusement mon regard. Je m'accroupis et posai mes mains sur lui, l'appelant doucement. Son tee-shirt -tout propre- baignait presque entièrement dans son sang. Les yeux grands ouverts, il devait voir danser devant lui des lumières merveilleuses et mortelles. Pourtant, malgré son état délirant et sa fièvre évidente, il me regarda et me fit un grand sourire. Le même que ceux dont il m'honorait la veille, qui accompagnaient l'évidence de rendre un petit service, comme de porter une valise hors du train, ou sur dix kilomètres, ou de mourir pour moi.
Je sentis les larmes couler sur mes joues.
- Vous êtes rassurée ? Il est bien en vie. C'est que nous avions besoin de vous vivants. Sinon ça ne marche pas.
Jacques qui était à deux mètres venait de me parler. Je me tournai et lui offris un visage plein de rage. Qu'il ignora totalement.
- Maintenant venez ici.
Je me relevai et remarquai qu'il était juste à côté des chaînes.
- Non, m'entendis-je répondre.
Jacques se répèta, simplement.
- Venez ici.
- Non.
Il me lança un drôle de regard. Et s'approcha à pas pressés. Je mis inutilement mes mains devant moi pour me protéger, mais il ne me força pas. Il passa à côté de moi et donna un grand coup de pied dans le ventre de Joël !
- MON DIEU MAIS ÇA NE VA PAS VOUS ÊTES MALADE !!
Sans me regarder il revint vers les chaînes, puis se tourna vers moi.
- Venez ici.
La mort dans l'âme, je le rejoignis.
Approchant un fer, il me fit un geste et je compris qu'il attendait mon poignet. Je le tendis avec appréhension. Il supprima mon dernier espoir de mouvement en le cadenassant définitivement. C'était solide et froid. Puis il s'éloigna vers Édouard.
- Mais... que faites-vous ?
Il était temps que je demande, car ça faisait longtemps que je ne comprenais rien.
- De la magie noire.
- Que... que, hein quoi ?
À la grande table, Édouard avait feuilleté un énorme vieux livre et s'était arrêté à une page particulière. Jacques jeta un coup d'œil et opina de la tête.
- Oh, je n'y crois pas plus que vous. Nous ne sommes pas des adorateurs du diable, qui d’ailleurs n'existe sûrement pas, ni des sorciers. Nous avons simplement la bonne documentation, et il s'avère qu'en suivant les bonnes méthodes, ça marche.
Le bruit de l'ouverture d'un coffre attira mon attention. Ce n'était pas un coffre-fort mais un petit frigo, bien qu'il semblait blindé. Édouard en sortit un flacon rouge. Il attrapa ensuite un petit verre vide d'une étagère à côté, tout était bien rangé. Avec des gestes précis qui trahissaient l'habitude, il versa une petite partie du liquide dans le verre.
- Du sang de poulet, commenta Jacques. En fait, tout oiseau marche, mais pas celui des mammifères, allez savoir pourquoi. La température et la quantité importent peu.
Édouard s'approcha de Joël et lui laissa tomber quelques gouttes du verre sur le corps, puis, d'un geste ample, jeta le reste sur moi, sans s’approcher.
- Ça ne va pas ? Fis-je en me frottant le visage.
- Il faut bien désigner les sacrifiés, expliqua Jacques sans se retourner.
Édouard rejoignit Jacques, qui le scruta de près. Il vérifia ses habits, ses mains, puis posa un genou à terre, baissa la tête, prenant le temps de bien vérifier ses chaussures. Aucune goutte de sang orpheline n'était tombée sur lui.
- Mais... ce n'est pas possible... dis-je, désespérée, à la merci de ces trois fous.
- En utilisant les bons termes dans la bonne langue, on obtient ce qu'on veut en échange de sacrifices humains. Le tout, c'est de demander très peu. Mais le champ d'action est très varié. Pour une vieille peau et un vagabond aux portes de la mort, on ne peut pas monnayer grand-chose. On va donc juste demander d'effacer les traces de votre passage dans le village. Ça devrait aller, vous ne vous êtes pas spécialement fait remarquer. Pour votre famille et la police, vous ne serez jamais descendue à cette gare.
- C'est n'importe quoi. Toute ma famille sait que je suis ici.
- Vous n'êtes jamais venue ici. Les flics passeront nous voir, bien sûr. Comme à chaque fois, ils seront reçus chaleureusement et feront chou blanc.
- On commence à les connaître, dit Édouard.
- Lorsqu'il y a un corps à faire disparaître, c'est ici que l'on s'adresse. Il faut dire qu'après un sacrifice, il ne reste rien, même pas un morceau d'os. On nous paye cher, mais nos clients ne savent pas que notre méthode nous rapporte bien plus encore.
- La vie d'un homme valide, on peut l'échanger contre un an d'espérance de vie. Jacques a dans les cent vingt ans.
J'ouvris de grands yeux étonnés. Je ne pouvais y croire.
- En cumulant les contrats, nous avons obtenu bien des avantages. Comme la porte de la cave magiquement camouflée, ce qui a permis deux trois visites des gendarmes sans le moindre danger.
- Leurs enquêtes sur nos clients passent parfois par chez nous, puisqu’ils voient qu’ils prennent la route passant devant la maison. Mais nous avons toujours été très coopératifs. Ils ne se sont jamais attardés, raconta Édouard, fier de lui.
- Nous avons pu guérir Marcu de son cancer, continua Jacques, et je crois Édouard que vous cumulez déjà une petite vingtaine d'années d'espérance de vie d'avance.
- Non mais... non... Mais...
Jacques lut le livre et déclama pendant deux minutes des élucubrations incompréhensibles aux reflets vaguement latins.
Je promenais mon regard pour faire un tour de la salle. Édouard s'était assis dans l'un des fauteuils. Joël toujours à terre, immobile. Le Marcu au pied des escaliers, sentinelle imperturbable.
La voix de Jacques, pareille à un acteur sur scène de théâtre, emplissait la cave, saugrenue. Il ne se passait rien et même les deux autres n'y faisaient pas attention, habitués à l'évidence à la scène.
J'allais cracher une moquerie quand je sentais quelque chose de bizarre. Ça sentait... Le brûlé. Un bruit, je me tournai. Près du mur, derrière Joël, une lueur... rouge...?
De là, venait l'odeur. Et soudain, des flammes ! De grandes larges flammes, comme des langues rouges et jaunes, sortant du sol sans raison, sans combustible, brûlant sur de la pierre, qui pourtant étaient bien là ! Elles s'étendaient dangereusement.
- Joël, attention !
Mais mes mots, aussi inefficaces que dérisoires, étaient en plus loin du compte. Soudainement ces flammes magiques n'étaient plus importantes du tout. Mais le démon qui apparaissait en leur centre, si !
Cette créature horrible se tenait sur quatre pattes, une hyène rouge grognant comme un chien enragé, de la taille d'un tigre, aux dents gigantesques et irréelles. La bête tourna vers moi un regard déferlant de haine et de malheur. Elle bougea une truffe affreuse, et je compris terrifiée qu'elle humait l'odeur du sang.
Jacques referma le livre, le posa sur la table, et s'assit tranquillement sur le second fauteuil.
L'animal m'avait choisi. Il approcha à pas lents. C'était le moment de crier. Je criai.
Mais il s'arrêta d'un coup, se retourna. Joël... s'était levé.