Si ces murs pouvaient parler
Cette histoire est si vieille qu'elle se passe à une époque sans valises à roulettes.
Vous vous demandez peut-être comment nous survivions sans téléphones portables, sans internet, et parfois je me le demande aussi, oublieuse de ma propre jeunesse. Mais on oublie tous bien d’autres avancées technologiques pourtant très pertinentes, comme la valise à roulettes.
J'avais sur moi une énorme valise des temps anciens, faux cuir marron, aux angles bien droits, chacuns renforcés d'un coin en métal. Avec une unique poignée au milieu. Une fois posée à terre, je n'avais pas besoin de me baisser pour l'attraper. Ce qui m'obligeait à me pencher du côté opposé pour la soulever. Pour m'y aider, je tenais de l'autre main un sac, plus petit que la valise (un sac dépassant la taille de cette valise ne pouvait exister) mais qui compensait par sa largeur. En toile noire, il avait pris la forme de son contenu, des excroissances le déformaient en son centre et sur les deux côtés, raclant les flancs de son porteur, ou plutôt de sa porteuse, puisque c'était moi. Le sac était de loin plus lourd que la valise. On ne l'aurait pas deviné à première vue, malgré son ventre bedonnant. Mais si la valise était classiquement remplie de vêtements et petites affaires de voyage, le contenu du sac était bien plus dense. Il était chargé de papiers, de tous les documents dont je pensais avoir besoin, ou plutôt dont je m'étais armée dans le doute. Quand on ne sait pas ce qu'il faut apporter, on prend tout. Et dans ma longue vie, j'avais accumulé beaucoup de « tout ». C’est ça la puissance de l'administration française et de sa paperasse. En cette période qui se situe entre les dinosaures et votre lecture, il n'y avait pas de clef USB non plus.
Il va sans dire que je ne pouvais pas avancer plus de dix mètres sans faire une pause en haletant. Le voyage était donc difficile. À Lyon, c'est mon fils qui m'avait conduite à la gare et avait porté les deux bagages jusque dans le TGV. Ce n'est pas mon fils, c'est le mari de ma fille. Mais je trouve le terme beau-fils terriblement laid. Nous avions une discussion silencieuse pendant le trajet. Pendant que nous étions arrêtés aux feux rouges, il portait sur moi de brefs regards implorants.
- Mais que vas-tu donc faire dans cette galère, mamie...? Pensait-il sûrement.
Il ne l'avait pas exprimé tout haut, parce que ça ne servait à rien. Mon obstination est connue dans la famille, et puis, on en avait discuté de nombreuses fois, déjà.
- Je vais faire ce qui compte vraiment. Répondis-je dans ma tête.
Parce que votre boulot, vos réunions, la ceinture du petit au judo, la rage de dents de la dernière, tout cela ne compte pas. C'est du quotidien, c'est temporaire. L'héritage et l'histoire de la famille, c'est ça qui compte.
- Et je vais le faire seule parce que vous avez perdu de vue ce qui compte vraiment. Continuais-je dans ma tête.
Le père travaille. La mère travaille. Quand vont-ils pouvoir aller dans un bled perdu à sept heures de voiture ou de train ? Les week-ends sont trop courts, et le petit a judo. Ils n'ont presque pas de vacances. Et les prochaines sont déjà prévues et réservées. Mais qu'allez-vous faire sur cette plage surchargée, où vous n'avez aucun passé, aucune attache ? Juste des vendeurs criards et des mégots dans le sable.
Cette grande maison à la campagne, c'est la vôtre. C'est celle de vos ancêtres. On y trouve le calme, c'est joli, et c'est moins cher que de payer un hôtel avec vue sur la rue passante. Le petit déjeuner sur la terrasse de la maison sous la tonnelle de roses, sous le chant des oiseaux, c'est quand même mieux que le chouchou hyper calorique, le cul dans le sable après dix minutes de marche entre les voitures. Oui, il faut s'en occuper des roses, mais le jardinage c'est aussi plus intéressant que le bronzage... moins de cancer, et plus d'apprentissage.
Aaaaah, bien sûr, il n'y a pas la télé. Mais pour moi, c'est l'argument principal !
Mon autre fiston a été plus direct. Vends tout, c'est une ruine. Si j'y reviens, c'est pour foutre le feu et toucher l'assurance.
Il omettait sciemment que si c'était une ruine, ça ne se vendrait pas très cher, et qu'il serait malvenu d'incendier une baraque habitée.
Mais je comprenais sa rancœur par rapport à ce petit manoir. Les occupants actuels avaient été infects avec nous. Il y a vingt ans, quand on avait échangé les clefs, il avait eu une violente altercation avec l'un d'eux. Des menaces d'avocat et du mépris avaient ponctué leurs phrases.
Voilà ce que je partais faire. Je partais récupérer les clefs de l'ancienne demeure familiale, et nos droits y afférent.
C'étaient des amis de la famille. Également de lointains cousins. Leurs parents et mes parents étaient copains comme cochons. Nous, les enfants, nous nous croisions parfois pendant les vacances. Puis nous avons grandi et fait des enfants et il n'était plus possible de venir en même temps. La tension montait, il commençait à y avoir des altercations. Il y avait eu des travaux, et tout le monde avait participé au financement. Mais à des degrés divers, inégaux. Les « cousins », en moyenne, étaient plus riches et avaient participé davantage. Et des années plus tard, alors que mes parents et leurs parents, le ciment de l'entente, sont morts, à qui appartient la maison ?
Avec l'aide d'avocats et en relisant plusieurs fois le testament de mon père, voici le contrat final qui avait été conclu : la famille des cousins, et dans les faits, Georges Lefontaigner, avaient l'usufruit de la propriété pendant vingt ans. Suite à quoi, notre famille, en l'occurrence moi, la récupérait. Moi, parce que mon frère et ma sœur sont morts, et que leurs enfants avaient lâché l'affaire depuis longtemps.
Ils m'avaient signé les papiers qui attestaient de cet état de fait : une dizaine de pages par personne, qui, en langage juridique signifiaient ceci : Je laisse la maison à Janine Bronsard. Les avocats ont besoin de plus de mots que le sens commun. Ces papiers ajoutaient un peu de poids dans mon sac.
J'avais donc prévenu les Lefontaigner que je venais passer une semaine dans le manoir, le temps de faire l'état des lieux, de rencontrer le notaire et de gérer la transition.
Ils m'ont répondu qu'ils habitaient la maison et que c'était trop tôt, que ça n'avait pas de sens de ressortir cette vieille histoire, que je ne devais pas venir.
J'ai répondu que ce n'était pas grave, que je leur laisserai bien sûr quelques semaines pour déménager, mais que je venais faire les papiers maintenant quand même, de cette manière les choses seraient claires, et que je les embrassais, et j'ai raccroché.
Oui le téléphone existait. Sauf qu'il était branché au mur, et que l'on raccrochait vraiment le combiné en le posant dessus, d'où le terme.
Le transport des bagages fut terrible entre les gares de Paris où je suis passée du train à grande vitesse direct au train à petite vitesse qui s'arrêtait dans mille gares de villages à la population en voie de disparition.
Sur le chemin, ce n'est pas sur l'aide des cadres dynamiques que j'ai pu compter. Trop pressés, trop surchargés par leur petite mallette, sûrement. Je remercie donc, un jeune maigre au regard paumé, et cette jeune fille noire, pour leurs efforts et la douleur dans leurs bras. Je ne remercie pas le quadragénaire blanc bien sur lui, qui m'a conseillé, une fois la jeune africaine partie, que je ne devrais pas laisser ma valise entre les mains d'inconnus, enfin, plutôt, de ces gens-là, car ils se seraient sûrement enfuis avec. Ajoutant que j'avais eu de la chance que ce ne soit pas arrivé. Les efforts de ce sale con pour faire sa leçon de pseudo-morale - mais sûrement pas pour faire un effort physique - m'avaient épaté. Aussi, je serais bien curieuse de voir à quelle vitesse un voleur à la tire pourrait s’enfuir avec mes bagages en main. Et enfin, si le voleur réussissait son coup, j'aimerais voir sa tête quand il comprendra qu'il a durement acquis des kilos de papiers et les effets personnels d’une vieille dame, dont une livre de médicaments. Désolé, il n'y a pas d'électronique là-dedans.
Mais finalement, je pus m'asseoir dans le train avec mes bagages à mes côtés. L'un des deux posé dans le porte-bagage du haut, grâce à l'aide d'un sportif trop content de montrer ses biceps se gonfler (c’était légitime).
Le wagon était mi-plein.
Mais au bout d'une vingtaine d'arrêts, nous n’étions plus que cinq. À l'approche de mon arrêt, plus que deux. Mon sportif était parti. L'autre voyageur était un garçon à l’allure étrange qui était monté à l'arrêt précédent. Grand, maigre, et les cheveux peroxydés.
Le train s'arrêta et nous nous levâmes tous les deux. Je sortis ma valise dans le couloir en la tirant, puis je me suis relevée en me tournant vers lui, prête à lui demander de l’aide. Il était déjà à ma hauteur. Surprise, j’eus à peine le temps d’ouvrir la bouche qu'il tendait déjà son bras pour prendre le sac, et il me fit signe d'avancer.
Il arborait un sourire constant, évocateur d’une sérénité heureuse, me dis-je.
De près, je pus voir que même ses sourcils étaient blancs. Et je pus sentir que son dernier bain remontait à longtemps.
Il porta mon sac jusqu'à la sortie du train. Sur le quai, je tâchai de ne pas perdre un instant.
- Merci beaucoup, jeune homme. Pouvez-vous continuer de le porter jusqu'à la sortie de la gare, lui demandais-je ?
Il opina de la tête. Il n'avait même pas posé le sac, qui semblait étonnamment léger sous son bras. J'allais re-empoigner ma valise, mais il me stoppa d'un signe pressé, et la souleva de l’autre main. Comme pour le sac, il semblait faire autant d'effort que si elle était vide.
Il n'avait pour bagage personnel qu'un sac en bandoulière, qui lui laissait les deux mains libres.
Je marchais devant et lui emboîtat tranquillement le pas. Nous avons traversé le hall de la petite gare et sommes arrivés sur la place principale - et unique - de mon village d'enfance que je n'avais pas vu depuis si longtemps.
Mon dieu… !
Rien n'avait changé !
En fait si, bien sûr. L'épicier s’était transformé en supérette. Cette croix verte clignotante de pharmacie n'était pas là avant - il n'y avait même pas de pharmacie. Cette maison avait totalement changé. Un tas de détails avaient changé. Mais dans l'ensemble, j'étais sur la place de mon village et je la reconnaissais parfaitement.
Je repris mes esprits.
- C'est très gentil, merci. Tu peux les poser là, j'attends mon chauffeur, lui dis-je.
Le garçon posa les bagages près de moi, et sans un mot, il s’éloigna vers la droite, et emprunta la première rue.
La place était presque vide en ce début d'après-midi de semaine.
Je fis quelques pas vers la cabine téléphonique. Son contour en bois était remplacé par des murs de verre, mais j'aurais juré que c'était le même combiné rouillant qu'il y avait dedans.
Je mis une pièce et je composais le numéro.
Je le connaissais par cœur, depuis toute petite ! Tout ce que j'avais à faire, c'était d'ajouter 03 devant.
- Allô ?
Je m'étonnais presque de reconnaître si facilement la voix désagréable d’Édouard Lefontaignier. Il devait avoir entre quarante et cinquante ans maintenant, et semblait ne pas avoir pris une once de savoir-vivre.
- Bonjour, c'est Janine. Je suis à la gare, lui dis-je.
- Quoi ? Vous êtes venue ?
- Mais oui, j'avais dit vendredi. C'est aujourd'hui. Vous venez me chercher ?
- Pas question ! Rentrez chez vous ! Me lança-t-il.
Ce petit oiseau me courait sur le système. Et vous savez, nous les vieux, avons un pouvoir. Pour nous, toutes les personnes plus jeunes que nous sont des enfants. Et nous avons un droit d'éducation sur eux, que ce soient les nôtres ou pas.
- Dites-donc, Édouard, quelles sont ces façons ? Ne faites donc pas attendre une vieille dame. Je vous attends.
- Mais... Jacques !!
J’entendis un coup sec, il venait sans doute de poser le combiné sur la table, et j’entendis ses pas s’éloigner. Je perçus vaguement une discussion animée qu’il devait avoir avec le Jacques qui venait, semble-t-il, d’arriver. La voix d’Édouard était hystérique. J’entendis de nouveaux des pas s'approcher et ensuite une nouvelle voix calme et posée.
- Madame Bronsard, nous ne pouvons pas vous accueillir. Prenez un billet retour et rentrez chez vous. Au revoir.
J'allais répondre, mais il raccrocha.
Ooooh, voilà un adversaire à ma hauteur, me dis-je. Ne savait-il pas que les vieilles ont un nombre infini de pièces de monnaie sur elles ?
Au jeu du dernier mot, j'avais l'avantage : je connaissais leur numéro et eux ne connaissaient pas celui de la cabine.
Je rappelais. Ça sonna plus longtemps. Et enfin, sans doute excédé, Édouard décrocha. Il voulut commencer à parler, mais je l’interrompis :
- Écoutez---
- Je vous attends à la gare.
Et j'ai raccroché.
Je me suis ensuite dirigée vers mes bagages et m’assis sur ma valise.
J'ai attendu.