MÉMORIA ZÉRO - TOME 1 (Ancienne version)
— Alors, Lyria est une expérience de laboratoire et Allister, le professeur Mazen ? glapit Hayato. Décidément, c’est la journée des révélations ! Tu as encore d’autres choses à me dévoiler ? Parce que je ne sais pas si mon vieux cœur survivra au prochain aveu.
— Ne t’inquiète pas pour ton espérance de vie, le railla Kyeran avec un air amusé, c’est tout ce qu’il y a à savoir pour l’instant.
Si le précédent récit de son équipier au sujet de son passé lui laissait encore un goût amer, les précieuses informations sur le projet Mémoria Zéro lui redonnèrent une meilleure humeur. Voilà des indices inespérés qui l’aideraient à peaufiner ses recherches sur le Fléau. Toutefois, un détail le perturba.
— Pour en revenir à ton hypothèse au sujet de Zéro, tu penses vraiment qu’il s’agirait de l’un des enfants créés là-bas ? Si c’est le cas, qu’en est-il de Lyria ?
— Mazen a dit qu’il présentait des signes de démence et une détérioration de l’épiderme lorsqu’il l’a vu pour la dernière fois. C’était trois jours avant que le Fléau ne frappe Dragonia. Il y a trop de similitudes pour que ce soit une coïncidence, surtout si Zéro a pu user de ses ultrasons ce jour-là pour transformer tout le monde. Maintenant, pour ce qui est de Lyria, j’ignore si elle possède elle aussi cette capacité et si elle a été engendrée de la même manière que ceux qui ont dégénéré.
Hayato soupira, décontenancé, et s’enfonça dans le siège en cuir de la berline qui les conduisait chez Bolkiah. Les morceaux éparpillés du Fléau commençaient à s’imbriquer les uns aux autres, mais des zones d’ombres subsistaient encore.
Séparé d’eux par une vitre équipée d’une isolation phonique, Gérémy ne leur prêtait aucune attention. Il se contenta d’un bref regard dans le rétroviseur central pour se concentrer de nouveau sur sa route.
Le Vulpian resta focalisé sur l’homme en plissant les yeux.
— Je pense qu’on devrait garder ces anecdotes secrètes pour le moment. Ce n’est pas que je n’ai pas confiance en Bolkiah, mais mieux vaux lui parler uniquement de ce qui est sûr et vérifié.
Kyeran approuva d’un hochement de tête, puis le véhicule s’arrêta. En regardant à travers la vitre, Hayato remarqua qu’ils venaient d’arriver devant l’hôtel de ville. Gérémy ne tarda pas à leur ouvrir la portière.
En dehors de son poste d’intendant, le trentenaire était devenu le chauffeur privé de Sire Bolkiah et Hayato ne pouvait s’empêcher chaque fois d’admirer sa luxueuse berline. Ses courbes rondes à la magnifique peinture prune métallisée se mariaient avec élégance à un imposant parechoc structuré de plusieurs pièces en néridium chromé. C’était une véritable œuvre d’art, presque aussi belle que les jambes bien galbées d’une jeune femme !
Arrête de rêvasser, se raisonna-t-il, tu n’es qu’un médecin de campagne, tu n’auras jamais les moyens de te payer ça !
— Hé, tu viens ? l’appela Kyeran.
Il sursauta, puis interrompit à contrecœur sa contemplation songeuse avant de rejoindre son partenaire.
L’hôtel de ville de Zapornia impressionnait par son aspect raffiné. À l’inverse du centre-ville typiquement médiéval, l’édifice d’architecture semblable aux maisons bourgeoises de Lyumara avait été construit des siècles plus tard. De nombreuses fenêtres aux corniches blanches sculptées et équipées de balcons en fer forgé habillaient la façade en pierres grises sur trois étages. Entre les immenses baies vitrées du rez-de-chaussée, des palissades – recouvertes de glycines ou de clématites à la belle saison – agrémentaient les espaces vides.
Gérémy les conduisit à travers une large allée de galets immaculés bordée d’une pelouse verdoyante jusqu’à l’entrée de la somptueuse bâtisse. Le clapotis mélodieux d’une fontaine en marbre multicolore troublait la quiétude des lieux, et juste derrière celle-ci se dressait une roseraie défleurie. Même si des paysagistes continuaient d’entretenir les jardins à cette période de l’année, Hayato préférait de loin leur livrée printanière. Le parfum des fleurs embaumait la cour et lui donnait un côté moins austère.
L’intendant poussa la grande porte en bois ciselé et un grincement angoissant résonna en écho dans un vaste hall richement décoré. Des colonnes en marbre blanc s’alignaient le long des cloisons sur un carrelage bleu minéral. Des tableaux de peintres célèbres ornaient les murs et quelques statues de dieux aïdolariens aux regards figés conféraient une touche antique à l’ensemble. Ce fut en silence que le binôme suivit Gérémy, seulement troublé par le claquement de leurs chaussures sur les dalles polies. Enfin, leur meneur s’arrêta devant une autre porte, moins extravagante que la première.
— Bien, je vais vous laisser ici, leur annonça-t-il.
— Tu ne restes pas ? s’étonna Hayato.
L’homme secoua la tête.
— Non, désolé, j’ai pas mal de travail qui m’attend, je suis un peu débordé en ce moment. On se reverra plus tard.
Le Vulpian opina, puis l’employé administratif s’éloigna. Il échangea ensuite un bref regard avec Kyeran avant de frapper deux coups. Une voix étouffée leur intima d’entrer et ils pénétrèrent dans un cabinet somptueux aux immenses baies vitrées bordées de rideaux en velours pourpre et aux tapisseries crème. Des bibliothèques garnies de livres et de dossiers couvraient tout un pan de mur tandis qu’un imposant pupitre en merisier verni prenait place dans un angle. L’apparence soignée du bureau témoignait de la minutie du propriétaire et rien ou presque ne dépassait des rayonnages. Pas même un grain de poussière ne venait salir le dessus des meubles.
Aujourd’hui, le ciel était nuageux et une lampe éclairait la pièce pour compenser le manque de clarté. Assis dans son fauteuil, Tibérius Bolkiah releva la tête et son visage ridé aux bajoues tombantes s’illumina.
— Ah, bonjour ! C’est un soulagement de vous voir tous les deux sains et saufs, se réjouit-il avant de reporter son attention sur Kyeran. Comment vont vos blessures ?
— Beaucoup mieux, répondit le Dragyan, pourquoi vouliez-vous me voir ?
Le vieil homme lissa sa moustache grise entre ses doigts.
— Et bien... dans un premier temps, j’aimerais en savoir plus sur ce qu’il vous est arrivé.
Le binôme se consulta du regard, puis Kyeran raconta ses mésaventures dans les moindres détails. De la découverte du corps d’Eldric à la fuite de Zéro, suivie de la vague d’infectés qui ont attaqué Alaric et Hayato jusqu’au rapport d’analyses génétiques. Au fur et à mesure des révélations, Tibérius se décomposa.
Déconcerté, il s’enfonça dans son siège et se passa une main sur le front.
— Je ne m’attendais pas à de tels aveux... ça fait froid dans le dos, bredouilla-t-il. Et... vous avez réussi à les neutraliser ?
Hayato inspira profondément et prit le relais.
— Kyeran était inconscient pendant le combat. Ç’a été long et compliqué vu que je suis spécialisé en tir à longue distance, mais Alaric m’a aidé et nous avons eu aussi le soutien d’Angélina grâce à son champ de force. Heureusement qu’elle était là.
Monsieur Bolkiah soupira, puis grimaça.
— Je n’aime pas exécuter des innocents, mais malheureusement, dans ce cas de figure, vous n’avez pas eu le choix.
— On préfèrerait tous avoir une autre alternative, rebondit Kyeran d’un ton atone.
— Je comprends tout à fait, et pour en revenir à ce pour quoi je vous ai convoqué, j’ai décidé de prendre des mesures.
Hayato échangea un regard intrigué avec son équipier avant de hausser un sourcil. Un mauvais pressentiment l’envahit.
— Que comptez-vous faire ?
Tibérius sortit une paire de lunettes rondes de la poche de son somptueux costume brodé d’argent pour les ajuster sur son nez en bec d’aigle et s’empara d’un dossier qu’il ouvrit. Ses yeux oscillèrent entre les documents et ses subordonnés.
— Je ne vous apprends rien si je vous dis que depuis quelques semaines, le gouvernement impérial est en train d’instaurer un couvre-feu. Au départ, certaines villes ont protesté, mais elles ont dû céder sous la pression. À cause de l’état de guerre et à présent, du Fléau, les élus ne veulent plus prendre de risques, aussi, je me dois d’appliquer cette décision. Dès demain, et comme nous entrons dans la période de l’hiver, tous les commerces devront fermer leurs portes à dix-neuf heures.
Hayato tressaillit et ne put s’empêcher de jeter un regard inquiet à Kyeran quand il pensa au restaurant tenu par sa famille. La consternation de ce dernier ne tarda pas à se lire sur son visage.
— Mais... comment vont faire tous ceux qui travaillent dans l’hôtellerie et la restauration ? aboya-t-il. Vous vous rendez compte que mon père ainsi que bon nombre d’autres de ses confrères risquent de mettre la clé sous la porte avec une telle mesure ?
— Je suis vraiment désolé, s’excusa Tibérius en joignant ses mains. Je comprends votre colère, Kyeran, et je ne partage pas non plus cette décision. Mais si nous voulons éviter un maximum de contaminations ainsi que de nouveaux meurtres isolés, je n’ai pas d’autre choix que d’adopter une sécurité maximale pour mes citoyens. Si j’avais pu trouver une solution alternative, croyez-moi, je l’aurais fait, mais c’est la seule que nous pouvons appliquer pour l’instant.
L’homme-dragon secoua la tête, écœuré, et ses épaules s’affaissèrent. Hayato ravala sa salive et alors qu’il sentait son partenaire bouillir à ses côtés, il garda son sang-froid.
— Du coup, qu’en est-il de la fête des Illuminations et du discours pour votre campagne électorale ?
Tibérius arbora une mine contrite et soupira.
— La fête sera annulée. Je compte prévenir les habitants par un communiqué en début de soirée. Pour ce qui est de mon intervention en public, elle sera maintenue, mais avancée d’une heure.
Hayato maugréa intérieurement, peu convaincu par ce plan d’action. Il doutait qu’un couvre-feu ou un confinement soit efficace contre Zéro et le Fléau, pas après ce à quoi il avait assisté lors de sa brève rencontre avec ce monstre. Cela ne ferait que retarder l’inévitable.
Sire Bolkiah reporta son attention sur Kyeran.
— D’ailleurs, à ce sujet, j’aurai besoin de votre présence si vous n’y voyez pas d’inconvénient.
L’exterminateur afficha une moue contrariée.
— Je ne suis pas un adepte de réunion mondaine, ne comptez pas trop sur moi.
Les lèvres d’Hayato se courbèrent en un discret rictus. Connaissant son binôme, sa réponse ne le surprit guère. Toutefois, le maire ne se départit pas pour autant de son air convaincant.
— Vous n’aurez qu’à m’escorter seulement quelques minutes. Je compte sur cet événement pour redorer le blason des exterminateurs et montrer à la population qu’elle n’a rien à craindre de vous. Vous serez libre de partir dès que vous en aurez envie.
Cette fois, l’hilarité s’empara d’Hayato et il éclata de rire, faisant sursauter Kyeran, lorsque l’image de Riyo Jax lui revint en mémoire. Rien à craindre des exterminateurs ? Quelle blague !
Tibérius le fixa d’une mine déconcertée.
— Pourquoi riez-vous ?
Il s’installa dans un fauteuil, croisa ses jambes et entrelaça ses doigts pendant que sa queue à la fourrure argentée balayait l’air. Il plissa les yeux.
— Le souci est que certains individus ternissent volontairement notre image, donc je me demande avec quels arguments vous comptez convaincre le peuple.
Il venait de toucher un point sensible. Le vieil homme changea d’expression et blêmit.
— Oui, j’ai entendu parler de quelques égarements et je m’en excuse...
Il marqua une pause et se pencha avant de continuer à voix basse :
— J’ai un informateur qui a infiltré la caste des exterminateurs et il m’a rapporté des faits... assez troublants, en effet.
Hayato se redressa sur son siège comme si une abeille venait de lui piquer le postérieur et échangea un regard surpris avec Kyeran.
— Un agent infiltré ? Depuis quand des espions s’improvisent-ils exterminateurs ?
— C’est un agent secret qui œuvre pour mon compte depuis environ trois ou quatre ans, continua d’expliquer Tibérius en comptant sur ses doigts d’un air pensif. En principe, je ne devrais pas en parler, mais il s’occupe de chercher des informations sur les laboratoires qui ont explosé et occuper un poste d’exterminateur était du pain béni pour sa mission.
Hayato resta bouche bée et ne savait plus quoi penser de toute cette histoire. Il réalisa qu’il était en train d’écouter des choses qu’il ne devrait pas connaître et un jour, les ennuis leur tomberaient dessus à lui et Kyeran. Il n’avait qu’une envie : quitter cet endroit au plus vite et regagner son atelier pour savourer un verre d’un de ses meilleurs alcools ou mieux encore, se retrouver dans les bras d’une ou plusieurs femmes.
— Êtes-vous sûr qu’il est bien sage de nous raconter tout ça ? demanda Kyeran. Je veux dire... qu’est-ce qui vous prouve que vous pouvez nous faire confiance ?
Le maire croisa ses doigts et le scruta par-dessus ses lunettes.
— Il y a peut-être un risque, oui, mais je n’ai jamais eu à me plaindre de votre loyauté. D’ailleurs, avec ce que vous m’avez appris aujourd’hui, je me dis que vous pourriez peut-être rencontrer cet homme et travailler ensemble. Vous seriez plus efficaces, surtout qu’à présent, on sait comment se transmet la mutation.
Hayato demeura sceptique et à son regard méfiant, Kyeran semblait partager son ressenti. S’allier à un inconnu ne l’enchantait guère et il flairait déjà les embrouilles, aussi resta-t-il sur ses gardes.
— Donc, si je comprends vos sous-entendus, vous voulez qu’on enquête nous aussi sur ces incidents ?
Tibérius adopta un air gêné et ses joues s’empourprèrent légèrement.
— Et bien... je ne l’aurais pas formulé ainsi, mais en quelque sorte, oui.
— Ça ne me dit rien qui vaille... protesta le Dragyan.
— Allons, allons ! C’est une personne de confiance et je suis sûr que vous vous entendrez très bien avec. Alors, c’est oui ?
Kyeran croisa les bras avant de pousser un soupir résigné.
— Est-ce qu’on a vraiment le choix ?
La moustache grise de Tibérius se rehaussa et ses yeux brillèrent de satisfaction.
— Bien, maintenant, revenons à notre histoire de couvre-feu, reprit-il d’un ton plus enjoué. Les contrôles seront renforcés pendant la journée. Plus personne ne pourra entrer ou quitter la ville sans présenter ses papiers d’identité et des militaires surveilleront les entrées des commerces de première nécessité. Si cela peut éviter la propagation du Fléau pour quelque temps, ce sera toujours bon à prendre.
— Désolé de casser votre bonne volonté, intervint Hayato en levant une main. Mais j’ai bien peur que toutes ces mesures soient inutiles. Je vous rappelle que la contamination se fait par un stimulus externe ultrasonique à défaut d’être provoquée par une injection de sang.
— Ah, oui... c’est vrai... j’avais oublié ce détail, maugréa le vieil homme en s’enfonçant dans son fauteuil, le front plissé. Si ce fou continue de rôder et qu’il utilise son pouvoir, que peut-on faire dans ce cas pour protéger la population ?
L’expression d’Hayato s’assombrit. Il ne put dissimuler son désarroi face à la situation plus que préoccupante. Lui-même ne savait pas encore comment opérer.
— Pas grand-chose, je le crains. Hormis le traquer et l’éliminer, je ne vois pas d’autre solution et le problème, c’est qu’il n’est pas seul. Ils sont peut-être deux, voire plus.
Tibérius fronça les sourcils et son visage défait devint livide. Son assurance perdit bien vite de sa prestance et son physique déjà bien marqué par son âge avancé semblait avoir gagné quelques années supplémentaires en l’espace de plusieurs minutes. Son mandat actuel était loin d’être paisible et le prochain ne le serait pas plus s’il venait à être réélu. Il resta penché sur la complexité de la conjoncture dans un silence pesant.
Hayato réfléchissait lui aussi à une solution, mais il n’avait guère d’espoir. Ces dernières semaines, la quasi-totalité du territoire illurien avait été sinistrée par les déviants. À l’est de l’Empire, la situation n’était guère plus reluisante. L’étau se refermait progressivement sur eux, ce n’était plus qu’une question de temps.
Vois le bon côté des choses, tu pourras peut-être bientôt rejoindre Sofia, songea-t-il, le visage froissé par un sourire triste.
— J’ai peut-être une idée.
Il sursauta lorsque Kyeran brisa le silence. Imitant Tibérius, il releva les yeux et se pendit aux lèvres de son partenaire. Le regard de l’exterminateur brillait d’une lueur déterminée.
— Zéro est comme moi, à quelques exceptions près, et aucun humain n’arrivera à le vaincre, ça, c’est un fait. Je n’ai pas non plus fait le poids contre lui en combat singulier donc à moins d’un miracle, je ne pense pas l’emporter si je le rencontre une nouvelle fois.
Hayato sourcilla, de plus en plus intrigué par le sourire en coin de son équipier. En face de lui, Sire Bolkiah ne demeurait pas en reste.
— Et alors ? Où veux-tu en venir ?
— Et bien... deux Dragyans contre un seul, ça pourrait changer la donne, avoua-t-il enfin.
Une illumination apparut dans son esprit. Kyeran ne pouvait plus se transformer, mais peut-être que la jeune Dragyanne en possédait la capacité et en s’alliant avec elle, nul doute que Zéro se retrouverait en difficulté. Ainsi, toutes les chances passeraient de leur côté. Une vague d’espoir l’envahit.
— Mais oui ! Bien sûr ! exulta-t-il. Lyria !
— Qui... qui est Lyria ? bredouilla Tibérius en clignant des paupières, complètement perdu.
Kyeran avait recouvré un semblant de bonne humeur et poursuivit alors ses explications d’une voix enjouée :
— Les Dragyans sont à l’origine un peuple guerrier et rares sont ceux qui refusent un combat. Nous aimons nous battre et relever des défis. C’est dans notre sang et même si c’est un hybride, elle a le potentiel pour nous aider. Je l’ai déjà vu se battre, je sais de quoi elle est capable.
— Il va falloir qu’on la retrouve, observa Hayato d’un air contrarié. Et si elle est coincée chez les Red Skulls, ça va être difficile.
Tibérius se leva de son siège et ôta ses lunettes d’un geste vif avant de les fixer d’une détermination farouche.
— Écoutez, peu importe qui est cette personne, mais si vous jugez qu’elle peut vous être utile afin d’éliminer Zéro, je vous laisse carte blanche. Je me fiche de la façon dont vous procéderez, pourvu que cette menace soit éradiquée. Par contre, faites attention à vous, ne mettez pas vos vies en jeu. Si cette idée venait à être vouée à l’échec, battez en retraite, c’est un ordre non contestable.
Hayato échangea un regard avec Kyeran, puis ils opinèrent silencieusement.
— Faites votre devoir et que les dieux vous protègent.
***
— Bon, et maintenant, qu’est-ce qu’on fait ? On ne sait pas où chercher. Il vaudrait peut-être mieux établir un plan avant de se lancer à l’aveugle.
Kyeran dévisagea Hayato d’un air hésitant, puis se mit à réfléchir. Pendant ce temps, le Vulpian contempla tristement les quelques habitants affairés à décorer les façades de leurs maisons avec des lampions et des banderoles de papiers multicolores. Un sentiment amer le saisit à l’idée que tout ce qu’ils étaient en train de préparer ne servait à rien et il devinait déjà l’immense déception de la population lorsqu’elle apprendrait l’annulation de la fête.
Il observa ensuite au-dessus de lui le ciel brumeux et reprit d’un ton las :
— Dans quelques semaines, la neige fera son retour, ce sera compliqué de se déplacer et Bolkiah n’attendra pas la fin de l’année pour traquer Zéro. Il faut à tout prix qu’on retrouve Lyria.
— Je sais, mais j’ai peut-être quelqu’un qui pourra nous renseigner sur la position des Red Skulls, lui annonça le Dragyan.
Hayato l’observa triturer les boutons de sa montre d’un air curieux. Qui pouvait bien être cette personne susceptible de les aider ? Kyeran fit défiler sa liste d’appels reçus ces derniers jours, mais aucun ne semblait attirer son attention. Il arbora très vite une expression soucieuse.
— Bizarre... pas de nouvelles...
— Tu peux me dire qui c’est, au juste ? s’impatienta le Vulpian.
— Marchons encore un peu jusqu’à cette ruelle, là-bas.
Trop intrigué par tant de mystère, il suivit Kyeran jusqu’à une venelle étroite sans protester, puis vit ce dernier activer une communication discrète sur sa T020-Z. Décidément, cela devenait de plus en plus étrange ! Pourquoi se cacher et utiliser une ligne d’appel sécurisée ?
De longues secondes passèrent pendant lesquelles l’écran holographique bleuté émanant de la montre de l’exterminateur resta vide de toute image et pour seul son, un bip constant et régulier retentissait.
— C’est vraiment étrange, marmonna le Dragyan, les sourcils froncés, elle ne répond pas. Ce n’est pas dans ses habitudes...
— Ah ! Parce que c’est une femme en plus ? Lyria ne te suffit pas ?
Kyeran l’ignora et insista encore quelques minutes avant de finir par se résigner, le visage contrarié.
— Bon, de toute évidence, on va devoir se débrouiller seuls pour trouver leur repaire.
— Donc, tu es décidé à aller les défier ?
— Si on veut retrouver Lyria, on n’a pas trop le choix, mais avant, retournons chez moi pour rassurer Angélina et Sköll.
Hayato repensa aussitôt à leur conversation dans la chambre et acquiesça lorsqu’un nœud désagréable lui tordit les entrailles. Toute cette histoire de complot pour obtenir le trône et de tortures scientifiques lui avait presque donné la nausée et avait réveillé en lui un profond sentiment de culpabilité. Il comprenait le ressenti de son partenaire. Lui-même s’était senti pendant longtemps responsable de la mort de Sofia et aujourd’hui encore, il avait du mal à gérer ces mauvais souvenirs.
— C’est vrai qu’ils s’inquiètent beaucoup pour toi depuis ce que tu nous as avoué, déglutit-il. Je pense qu’il serait préférable, en effet, de les prévenir de ce que tu comptes faire.
Kyeran hocha la tête et sans plus attendre, ils reprirent le chemin en direction du restaurant de la Vouivre d’Argent. Le Vulpian ne savait plus quoi penser de tout ce qu’il venait de se passer ces précédents jours et il tenta de se focaliser sur les dernières révélations au sujet du Fléau pour dissiper son mal être. Il espérait bien continuer ses recherches et interroger aussi le père de Lyria pour en savoir plus sur cette mystérieuse Dragyanne née en laboratoire. Il avait là un sujet d’étude unique et il serait dommage de s’en priver.
Perdu au fond de ses songes, il ne remarqua pas Kyeran se figer et il se cogna dans son dos.
— Hé ! Préviens quand tu t’arrêtes comme ça ! ronchonna-t-il en se massant le nez.
Le Dragyan ne bougea pas et n’émit pas le moindre mot d’excuse. Un sourcil haussé, le Vulpian suivit son regard et découvrit alors ce qui l’avait fait s’arrêter. Devant l’entrée de la Vouivre d’Argent, Angélina bavardait avec deux silhouettes familières : une femme aux longs cheveux brun-rougeâtre et un homme-félin à la crinière d’un noir de jais.
Hayato dut se frotter les yeux pour s’assurer qu’il ne rêvait pas avant de s’exclamer d’une voix enrouée par l’étonnement :
— Mais ! C’est Lyria et Hayden ! Qu’est-ce qu’ils font ici ?
Pour seule réponse, Kyeran cligna des paupières, figé, et abasourdi. Le Vulpian n’en revenait pas non plus et pendant un court instant, il pensa que sa vue lui jouait des tours. Ils devaient se lancer à la recherche de la jeune femme-dragon et elle se trouvait juste là, sous leur nez. Comment était-ce possible ? Était-ce une hallucination ? Pourtant, lorsque Lyria les remarqua et courut immédiatement dans leur direction, elle bondit sur le Dragyan pour l’enlacer de toutes ses forces et cela acheva de les convaincre sur la réalité de cette apparition.
— Kyeran ! Je suis soulagée d’te savoir en vie, souffla-t-elle en relevant vers lui un regard brillant, quand j’ai lu le journal, j’me suis attendue au pire.
— Le journal ? répéta bêtement ce dernier avant de se tourner vers Hayato.
Le Vulpian haussa les épaules avec un sourire en coin.
— Il semblerait que tu as fait la une, tu étais en première page sur celui de la veille.
L’exterminateur fronça les sourcils, peu enjoué de se savoir affiché. Toutefois, il rendit son étreinte à la jeune Dragyanne en la serrant dans ses bras et des ronronnements de plaisir non dissimulés émanèrent de leurs corps.
Hayato s’étonna de ce geste si tendre et audacieux envers Lyria. Un mois en arrière, son acolyte n’aurait jamais osé toucher une femme de cette façon. Aucun doute, quelque chose avait dû se passer entre eux et pas qu’une simple amitié. Cette pensée lui redonna du baume au cœur et un sourire courba ses lèvres. Après le vécu dramatique de son partenaire, un peu de bonheur était désormais la meilleure chose qui pouvait lui arriver.
Cependant, la réalité se rappela à sa mémoire lorsqu’Hayden les rejoignit à son tour.
— C’est une bonne nouvelle que tu sois saine et sauve, toi aussi, mais... comment as-tu réussi à t’enfuir ? lui demanda-t-il avant de reporter son attention sur le jeune Mérien. C’est toi qui l’as aidée ?
Hayden secoua la tête.
— Elle s’en est sortie toute seule, en espérant que personne ne l’ait suivie...
— Ça, ce n’est qu’une question de temps, marmonna Hayato en se mordillant l’ongle du pouce.
Lyria rompit son étreinte avec Kyeran et son visage arbora une expression plus que sérieuse. Ses lèvres tressaillirent.
— Comment j’ai réussi à fuir n’a pas d’importance. J’suis venue pour vous prévenir que Kyeran est en danger.
Et voilà ! Encore un problème !
Décidément, la sérénité ne semblait pas vouloir revenir au sein du petit groupe. Les révélations toutes plus incroyables les unes que les autres s’enchaînaient, sans compter les péripéties qui les attendaient.
— En danger ? s’exclama Kyeran. Comment ça ?
Lyria fronça les sourcils et survola les alentours d’un regard méfiant.
— Je n’peux pas vous en parler ici. Allons dans un endroit où personne ne sera susceptible de nous écouter et...
Sa voix mourut et soudain, elle chancela avant de s’effondrer à genoux avec un petit cri étouffé.
— Lyria ? Qu’est-ce qui t’arrive ? s’affola Hayden en s’agenouillant aussitôt près d’elle.
Kyeran l’imita, le front plissé d’angoisse. La Dragyanne avait viré au blême et respirait péniblement. Entre deux souffles, son visage se crispait de douleur et sa main posée sur sa poitrine se contractait au point d’y enfoncer les ongles. Quelque chose la faisait souffrir.
— Lyria ! l’appela Kyeran d’une voix rendue rauque par l’inquiétude. Est-ce que ça va ? Tu m’entends ?
Elle resta hermétique à toute sollicitation pendant que des bruits de pas se rapprochaient d’eux. Angélina les avait rejoints et se pencha à son tour avant de reporter son attention sur Hayato.
— Qu’est-ce qu’elle a ?
— Je ne sais pas, mais je vais devoir l’ausculter.
La jeune femme opina et n’hésita pas une seconde. Captant le regard de Kyeran, elle pointa la porte du restaurant au loin.
— Emmène-là dans la chambre d’Emeryk.